Mouvement n°57

Raul Illarramendi face au dessin

Mouvement, l’indisciplinaire des arts vivants

N°57, octobre-décembre 2010, p. 112-115.

Biographie / Né en 1982 à Caracas, au Venezuela, Raul Illarramendi vit et travaille à Paris. D’abord assistant d’atelier du peintre Felix Perdomo (1956), professeur de dessin à l’école des beaux arts de Caracas, il devient membre du Circulo de Dibujo du musée d’art contemporain de Caracas Sofia Imber, collectif d’artistes plasticiens réfléchissant à la théorie et à la pratique du dessin. Émigré aux Etats-Unis, il obtient en 2005 une Licence d’histoire de l’art (University of Southern Indiana) puis étudie en France où il obtient une Maîtrise en arts plastiques à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne. En France, il est représenté par les galeries Dukan&Hourdequin à Marseille, Schumm-Braunstein et Karsten Greve à Paris.


Raul Illarramendi

Pour une raison ou pour une autre, en France, on appartient encore à l’idéalisme : on commence toujours par le concept. Et quand bien même on commencerait à écrire ou à dessiner pour penser, on n’y ferait pas exception. Dans les années 60, cette primauté de l’idée sur la réalisation a été le credo de l’art conceptuel et a produit des « investigations » – pour  reprendre une expression de Joseph Kosuth – capables d’interroger les conditions pour l’art d’être l’art. L’une des réponses données a été de considérer que l’idée de l’art et l’art sont la même chose ou pour le dire autrement que l’art est dans le concept. Certes, il est vrai aussi que tout artiste qui privilégie le « disegno », la conception par le biais du dessin, participe en un sens de l’art conceptuel mais aujourd’hui son usage dans l’art contemporain est tellement extensif que c’est la quasi-totalité du circuit institutionnel des galeries d’art qui se revendique du conceptuel, même s’il n’est plus tellement question des investigations de Joseph Kosuth ou de Robert Barry. Autant dire que l’œuvre commençante de Raul Illarramendi tranche sur l’ordinaire car le concept n’est pas la plus grande force de l’artiste vénézuélien, même si celui-ci peut se servir de la théorie pour faire la démonstration de son art.

Au premier regard, il y a dans les dessins de Raul Illarramendi une puissance de séduction singulière. Un dessin impeccable. Le trait est si propre que l’on s’étonne qu’il puisse être simplement tracé à la main1 ; du moins dans ces taches, formes et compressions, Raul Illarramendi donne beaucoup à voir et à chercher. À imaginer. Sur des fonds généralement blancs des formes et des figures émergent dans une expérience à la fois énigmatique et fascinante. Cette séduction constitue une donnée première qu’il faut bien admettre pour telle. Mais cette donnée se diversifie aussi en des réactions secondes. Bientôt le regard mesure l’étendue des nuances, la distraction de l’expérience immédiate cède devant l’intimité épaisse de la forme. Ce qu’il faut bien appeler la « forme » se cerne alors d’un trait qui la retranche et lui confère une ambivalence rare : étrange ou lointaine à première vue, la forme témoigne d’une familiarité accrue à mesure de sa reconnaissance.

Raul Illarramendi ne travaille pas ex nihilo. Ce lacis de veines et de fluides se souvient des silhouettes les plus consacrées de l’histoire de l’art : la Méduse du Bernin, les portraits d’Arcimboldo, la série des Jeannette (1910-1913) de Matisse, l’urinoir de Duchamp, les Brushstrokes de Lichtenstein, telle figure de la plasticienne afro-américaine Kara Walker ou du peintre anglais Glenn Brown. Cela peut paraître aller de soi mais dans un monde où les avant-gardes ont feint d’ignorer leur héritage et où une certaine esthétique postmoderne a fait du passé parodie, cette reconnaissance de dette est remarquable. D’ailleurs, c’est souvent en travaillant à partir de figures emblématiques de l’histoire de l’art, en acceptant donc une certaine subordination, aussi en s’inscrivant dans une histoire toute subjective de la peinture que le travail d’Illarramendi est finalement le plus original. En revanche, si la silhouette est familière aux amateurs d’art, son contenu n’est ni référentiel ni figuratif. Ce qui amène à formuler un premier paradoxe : le dessin n’est pas imitatif mais se sert manifestement de modèles. Son iconicité est secondaire. Deuxième paradoxe : ce dessin est subordonné à des formes ou à des objets préexistants et reconnus comme tels – disons des artefacts – mais le travail de la ligne tient essentiellement à la déformation. Cette déformation « au-dedans » est l’ouverture de la forme (au-dehors, c’est son extravagance). Enfin, et ce n’est pas la moindre des singularités, le dessin émerge – existe au moment où il se réfléchit lui-même, c’est-à-dire au moment où il cesse de valoir pour tel, innocemment. Il réfléchit à lui-même, comme s’il devait son existence réelle à sa capacité d’abstraction.

Raul Illarramendi

Raul Illarramendi

En représentant la matière (dont les métaphores descriptives sont lave, écoulement, écluse, labyrinthe, effluve, flux, fluidité, viscosité, marbrure etc.) pour oublier le dessin, Illarramendi joue précisément avec les normes et les protocoles de la perception, de la représentation et de l’évaluation du dessin. Et avec le dessin, de l’image. Certes, le dessin précède ici toute image et en un sens la rend possible mais tout se passe comme si dessin et image se contrariaient sans cesse, comme si dessin et image alternaient leurs réalités. D’un point de vue perceptif d’abord, parce que la virtuosité technique du dessin laisse penser qu’il s’agit d’une image – signe reproductible et technique, photographique ou numérique. D’un point de vue conceptuel ensuite, parce que l’image disparaît au moment où le dessin apparaît et vice-versa. Si « la théorie traverse l’objet » et que la forme elle-même « traverse la silhouette » comme il le dit, c’est encore la réalisation qui donne l’idée et c’est à travers elle que la représentation – sensible ou abstraite – la mémoire et son imagination sont déconstruites. C’est pourquoi aussi Raul Illarramendi, bien que travaillant le concept, n’est pas un artiste conceptuel : simplement son dessin archive une ré-flexion (répétition et flexion) de l’image.


Il y a dans le Journal de Paul Klee que cite Jean-François Lyotard dans Discours, Figure un passage qui évoque étonnamment l’esthétique formelle de Raul Illarramendi. Le peintre raconte sa vocation en ces termes : « Dans le restaurant de mon oncle, l’homme le plus gros de Suisse, se trouvaient des tables à plaque de marbre poli, offrant à leur surface un embrouillamini de veines. Dans ce labyrinthe de lignes, on pouvait discerner des contours de physionomies grotesques et les délimiter au crayon. J’en étais passionné et ma propension au bizarre s’y documentait. »2 À cette différence près que la réalisation est inverse chez Illarramendi : « l’en-dedans » n’arrive qu’après. L’artiste transfert d’abord les profils et les silhouettes soigneusement sélectionnés à l’aide d’un pochoir sur son support puis procède à une invasion graphique. Il revient au crayon à mine de combler la figure – de la compliquer aussi. Le crayonnage est grotesque ou maniériste. Il concilie les contraires dans une dialectique tendue. Il implique le tout dans les parties. Le dessin n’est plus une juxtaposition mécaniquement dissociable de vide et de plein mais l’expansion réciproque de textures et de nuances les unes à travers les autres. Un espace transitionnel et complexe se dessine, une subtilité se révèle, un espace se métamorphose. Illarramendi brouille l’articulation plastique des corps. Les antithèses se contractent en ambivalence mais d’une ambivalence excitée, vibrante, consciente de la coexistence de son moi avec son autre étranger.

Le dessin se prolonge dans le temps et l’espace. D’abord tassée sur elle-même, la matière étire ses tissus comme portée à une limite de rupture. La forme n’existe plus qu’à l’état le plus ténu. Son poids s’exprime désormais en densité : poids têtu, masse impénétrable et pourtant animée d’un irrésistible dynamisme interne. La forme se transmue en ambiance – atmosphérique ou liquide : c’est une lave qui s’écoule et se volatilise, une liquéfaction, une sublimation ; c’est aussi une froideur morte et figée, un gel. Un marbre émeut de profondeur. Une continuité liquide du jailli, une somme de désirs et de fièvres, des enroulements transitoires, une nappe informe, des déchirures (le tracé se creuse), encore un marbre : le dessin spécule sur sa propre possibilité.

En 1908, dans ses « Notes de Sarah Steine », Matisse écrit  qu’« il faut toujours suivre3 le désir de la ligne, le point où elle veut entrer ou mourir ». Il me semble que ce vitalisme graphique résonne fort avec le travail de Raul Illarramendi. À chaque fois que l’art est « la liberté s’insérant dans la nécessité pour la tourner à son profit », l’enjeu est d’une violence inouïe. Mais si l’on veut rendre compte de soi, je crois qu’il faut s’y affronter sans détour. Savoir aussi que rien n’empêchera cette solitude.

Au commencement donc, il y a un événement, délimité par une naissance et une mort – déjà toute une vie – qui ne peut se substituer à aucun travail, à aucun projet ni calcul mais qui n’est pas non plus donné d’avance. Cette disposition ou, pour être plus fidèle, cette exception écrit Matisse, il faut la « suivre » ou la « rechercher », de telle façon que le « désir de la ligne » s’y  rencontre, sans que ni l’un ni l’autre – ni le désir ni la ligne – ne se séparent. « Suivre le désir de la ligne » – littéralement son dessein – implique de devenir artiste et ce devenir artiste – devenir schizo – devenir désir – engage lui-même généralement beaucoup de sacrifices. Matisse énonce ici un credo du modernisme européen : la foi en l’œuvre – cet absolu à la fois impossible et nécessaire – doit s’incarner dans la vocation de l’artiste. En revanche, s’il ne s’agissait que d’être un élu du mystère, ce désaisissement de l’artiste ne serait lui-même qu’une figure convenue de l’inspiration. Une alternative interprétative consisterait à considérer d’abord que toute esthétique est une érotique – désir, caresse ou (point de) contact ; du moins insaisissable moment de la jouissance. Mais jouissance de quoi ? Disons de la relation qu’implique la forme. L’analogie de Jean-Luc Nancy dit bien ce moment de plaisir : « La fièvre du dessin, la fièvre de l’art en général naît du désir forcené de pousser la forme jusqu’au bord, jusqu’au contact de l’informe, comme la fièvre érotique pousse les corps aux limites de leurs propres formes »4. Il ne s’agit pas non plus d’imitation car dessiner selon « le désir de la ligne » requiert peut-être moins de saisir l’objet que de le suivre. De telle sorte que le dessin laisse (vraiment) à désirer.

Il y a un événement. Au commencement du dessin, il y a la division – division qui se fait parfois en des termes brusques. Le trait sépare et rend l’espace visible, montrant par là aussi que dessin et destin sont liés. Chez Raul Illarramendi, la forme est pleine d’aventures. De cette façon, le dessin est lié à la prophétie : même s’il comporte toutes sortes de retours en arrière et qu’il lui arrive parfois de témoigner d’une tradition, c’est-à-dire de ce qui est transmis, il est la trace d’un mouvement qui ouvre une différence. Sa ligne est incision, écartement, échappée. Au commencement – encore – dans l’acte même du dessin, il y a le geste. L’implication du corps dit la responsabilité la plus désarmée. Dessein – dessin. C’est ce qui s’exerce sur la main pivotante de la façon la plus naturelle et la plus métaphorique qui soit : le poids.



Olivier Sécardin

E.LEGRAIN


Notes

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[1]Que signifie le fait de passer autant de temps sur un dessin ?

[2]Paul Klee cité par Jean-François Lyotard, Dicours, figure, Paris, Klincksieck, 1971, p. 225.

[3]Pour Jean-Luc Nancy, citant Matisse, il s’agit de « suivre » le désir de la ligne ; alors que chez d’autres commentateurs du peintre, il s’agit de « rechercher » le désir de la ligne (cf. Dominique Lévy-Eisenberg, Lire Matisse : la pensée des moyens, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 37.

[4]Jean-Luc Nancy, Le Plaisir au dessin, Paris, Galilée, coll. « Écritures/Figures », 2009, p. 99.