Mouvement n°44

Je suis disparue

Mouvement, l’indisciplinaire des arts vivants

N°44, juillet-septembre 2007, p. 96-99.

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Né en 1970, Guillaume Herbaut fonde le collectif L’Oeil Public en 1995. Il expose dans des laveries automatiques à Paris en 1996, et au Jeu de Paume en 2005. 6/7, le chiffre de Juárez, la Cité des mortes, est le sixième et avant-dernier chapitre d’une série photographique consacrée à la mémoire, au deuil, aux fantômes. 6/7 à la galerie Paul Frèches du 7 juin au 20 juillet.

Je suis disparue

Ce n’est pas dans mes draps que je me réveille et ce n’est pas le matin que je me réveille.

Il n’y a pas de honte à vouloir oublier la nuit ce dont on se souviendra le matin.

Je suis disparue. Ce soir-là, je ne suis pas revenue chez moi. J’ai mordu la poussière. Sans lueur d’espoir ni promesse d’aube, la nuit est longue.


Toi, tu sais qu’il n’y a pas de fin à la douleur de ne pas dire au revoir. Mais le trouble de ce lieu et de cette heure te demeure étranger. Tu ne sais pas ce que c’est que de courir les rues pour échapper aux chiens. Tu ne connais pas la peur viscérale d’être traqué comme une bête sauvage, cette peur à l’estomac qu’ils reniflent tous. Demain, je n’écouterai pas de mots de repentir. J’ai compris que se tromper une fois est suffisant et j’ai prié si fort la Santa Muerte [1]. Mon corps a commencé à creuser la terre humide, mais la terre est pierreuse. Il fait noir, l’angoisse. Au creux de l’oreille, les voix me répètent : « Ponte viva. Ponte viva ». L’obscurité est épaisse. L’absurdité l’est plus encore. L’est-elle assez pour les faire paraître moins obscurs qu’elle ? Fixer la terre me fait mal, mais regarder le ciel est plus dur encore. J’eus le réflexe de chercher un regard. Il n’y a que la poussière. Il n’y a pas d’amour. Mes cuisses tremblent encore que ces hommes autour de moi aient tapé du pied. Leur impunité, leur barbarie licite. Ils rient de ma dernière nudité. « Qu’espérez-vous tirer de moi ? ». C’est votre mensonge, pas le mien.

Ce soir-là, je suis disparue ? Je ne fus pas tellement surprise. À cette époque, les histoires des disparues s’étaient déjà pas mal accumulées en moi, comme si, tôt ou tard, cette situation allait naturellement s’imposer. Je savais que le désir impuni des hommes allait me faire disparaître. Depuis que le corps de Rosa a été retrouvé sur le bas-côté de la route qui mène à la maquilla [2], une peur bestiale m’étreint. Sa mort fut un événement brutal dont je n’avais pas eu la moindre prémonition. Peu à peu, Dieu sait comment, j’appris à vivre en commençant à craindre le pire. Il n’y a pas de répit à la traque.

De tout le temps que je passai à Juárez, je me souviens distinctement de l’amitié de Rosa. Rosa de Guerrero. Je me rappelle son sourire de coton quand nous travaillions ensemble à l’usine d’assemblage. Comme la majorité des filles d’ici, son rêve était de passer de l’autre côté de la Linea. En arrivant à Juárez, nous avions vu les mêmes petites croix roses sur fond noir. Elles sont partout dans la ville. Elles nous criaient de fuir. Rosa a la sienne maintenant. Rosa me disait toujours qu’elle partirait vivre de l’autre côté. Je me souviens de son regard plein de sueur et de cette force sauvage qui la poussait à faire face à tout moment. Nous fumions des cigarettes pendant la pause et les filles lui en donnaient de bon cœur. Jamais elle ne posait de questions. Elle ne voulait pas ignorer aucun accident de son parcours. Elle disait que c’était son sort de ne calmer une inquiétude qu’en en encourant indéfiniment d’autres. Elle disait qu’on ne risque pas de tomber de haut quand on a rien. Moi-même, si je n’avais pas été si blessée et terrifiée d’avance, j’aurais pu y croire et peut-être la suivre. Mais je ne lui disais pas, de peur qu’elle m’emmène trop loin. En y réfléchissant maintenant, je m’aperçois que c’était la mieux placé pour disparaître. Et puis, il y a eu ces signes avant-coureurs que l’on redoute tant ici et qui préparent les filles au pire. Nous sommes toutes sélectionnées, pesées, choisies. La traque ne connaît pas de temps mort. C’est cette voiture noire aux vitres fumées qui m’a reniflée en silence sur le chemin du retour. Comme tant d’autres.


Rosa disait toujours qu’il n’y a pas d’autre injustice que celle de la terre elle-même.


Quand je regarde mon passé, je vois ces ombres qui m’ont accompagnée toute ma vie. Je vois se réveiller les disparues qui dorment dans la mort. Je vois les femmes se lever de ce cimetière sans tombe. C’est un lieu de solitude où la vie m’a amenée, mais je ne suis pas seule. Rosa me murmure à l’oreille quelque chose que je ne comprends pas. Toutes ces femmes me regardent et me tendent la main. Elles sont toutes là. Je me suis accrochée à elles car nous avions désormais quelque chose en commun : nous voyagerions longtemps dans le désert. Nous n’avions plus peur. Bientôt, tous les bruits se tairaient. Je sais que les histoires de fantômes ne font peur qu’à cause du noir dans lequel elles sont racontées.

Mes genoux cognent maintenant la terre et je sens la chaleur des larmes de mon fils. Parfois, dans ses rêves ou dans les miens, je reviens lui chanter des chansons mexicaines, je lui chuchote comme un souffle que je l’aime, qu’il me manque tellement. Lui aussi a appris la douleur de ne pas dire au revoir.

Mon enfant, il faut qu’on parle tous les deux.

Rosa, que veux-tu me dire ? Je supplie les disparues de me laisser voir une dernière fois mon fils. Je sens leur amour comme une haleine chaude. « Ponte viva. Ponte viva ». Elles couvrent les grognements des animaux insatisfaits.


Cette ville, c’est la mort. Rosa était de ceux qui attaquent les premiers ; simplement, elle n’en avait pas eu l’occasion.


Le camouflage ne s’invente pas, l’adversité ne s’esquive pas.

Ce soir là, j’ai reçu la visite de ma mère. Je me suis dit, elle est de retour. Elle me regardait depuis les broussailles, son visage penché vers l’est. Elle n’osait pas avancer et, à demi enfoncée dans le sable, je n’osais pas la prendre dans mes bras, la toucher seulement. Elle ouvrit la bouche et m’avoua son amour. Son sourire me rappelle la lumière de Vera Cruz. Elle aussi m’a suivi jusqu’ici. Pourquoi m’a-t-elle laissée seule ? Pourquoi es-tu partie ? Elle connaissait la malédiction. Les autocars partent trop vite. La route paraissait déserte mais ce n’était qu’une illusion de la Santa Muerte. Moi qui ne connaissais rien, j’ai risqué tout. Maintenant que la peur n’est plus, je cherche dans l’obscurité une raison à ma vie. Demande aux disparues, murmure Rosa. Mamá me donne la main. Je sais qu’il n’y a plus rien à craindre. Je suis à la recherche de ma vie comme d’un souvenir que l’on ne parvient plus à situer, quelque chose d’infiniment reculé. Je cherche à devenir vivante.

Mon calvaire s’est terminé dans ce terrain vague aux petites croix. Ils m’ont attrapée alors que je descendais de l’autocar. Encore une fois, j’ai couru de toutes mes forces. Mais les voitures ont lâché les chiens. Je ne comprends pas d’où vous tirez votre plaisir. Rien du tout, vous restez là, à me regarder. Les chiens avaient l’air de chercher une chose mais ils en voulaient une autre. Je n’ai rien dit, je n’ai rien dit. Ceux qui ont vu dirent que le brouillard ne leur permettait pas de voir. En dehors de mon corps cognant la pierre, ils n’entendirent rien. Mais bientôt, des voix s’élèveront. Je sais que d’autres oseront parler. Je pense à toutes ces femmes qui m’accompagnent sur le chemin de l’usine, je veux leur dire de ne pas se taire. Je vois l’aube se lever, il y aura d’autres matins.

J’eus soudain un mal de nuque comme si on m’étranglait par derrière. Le cou craqua. La douleur fut si forte que du sang coula de mon nez et de mes oreilles.



Le cadavre de Maria a été retrouvé le 21 novembre 2001, abandonné dans un lotes baldios [3].



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Il existe une ville où tuer une femme n’est rien [4]. Depuis 1993, à Juárez, au Mexique : près de 400 femmes ont été enlevées, violées et assassinées, près de 500 sont portées disparues. Plaque tournante de la drogue, des cartels, de la prostitution et de la main-d’œuvre bon marché, Juárez est située sur la rive droite du Rio Bravo, à la frontière qui sépare le Mexique des États-Unis. Elle forme avec El Paso une agglomération de plus de 2,5 millions d’habitants dont 70 000 toxicomanes. 215 usines d’assemblage emploient près de 245 000 salariés, principalement des femmes des états du sud du pays. Chaque jour, 150 000 personnes passent la Linea qui sépare le Mexique du Texas et Juárez d’El Paso. Cuidad Juárez est réputée chez les jeunes Américains qui viennent y faire la fête. Face au déferlement de meurtres, les autorités ont été incapables d’agir en conséquence. La Cité des mortes, comme la surnomment les Mexicains, est devenue la ville qui tue les femmes. Les criminels y demeurent impunis. L’impunité attire le crime. Des femmes se sont regroupées sous le slogan « Ni una más ! » – Pas une de plus ! – afin de faire pression sur les autorités et tenter de mettre un terme à l’hécatombe. Un plan de coordination policière est lancé par le gouvernement fédéral en 2003 tandis qu’un néologisme apparaît : féminicide.



Sophie Rosemont, Olivier Sécardin

Performance, Galerie Paul Frèches

Notes

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[1] Culte de la Santa Muerte : représentée par un squelette, couvert d'une tunique de couleur recouvrant également sa tête, tenant d'une main une faux et de l'autre le monde.

[2] Ou maquiladoras, usines délocalisées bénéficiant depuis 1965 de la suppression des droits de douane, appartenant à de grands groupes industriels des pays du Nord.

[3] Terrain vague.

[4] En particulier, le Webdocumentaire (lacitedesmortes.net) et l’enquête de J-C Rampal et Marc Fernandez, la Ville qui tue les femmes, Paris, Hachette, 2005.