Mouvement n°47

Le jeu des postmodernes

Mouvement, l’indisciplinaire des arts vivants

N°47, avril-juin 2008, p. 37-41.

Stanley Fish, Quand lire c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives, Paris, Les Prairies ordinaires, coll. « Penser/croiser », 2007, 144 p.
Fredric Jameson, Archéologies du futur. Le désir nommé utopie, Paris, Max Milo, 2007, 260 p.
Fredric Jameson, La totalité comme complot, Paris, Les Prairies ordinaires, coll. « Penser/croiser », 2007, 144 p.
Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la logique du capitalisme tardif, Paris, Beaux-arts de Paris, 2007, 608 p.


Il y a quelques années, le critique américain Walter Benn Michaels se demandait quelle est la différence entre perdre au jeu et perdre un débat. À cette époque, par une coïncidence qui ne pouvait pas déplaire à mes amis les plus déconstructionnistes, je reçus à Chicago un petit jeu de cartes au complet : « 21 card set featuring the most important social and cultural theorists of our time. Includes: Foucault, Butler, Freud and 18 more. » accompagné du slogan « Trade ‘em, collect ‘em » . À chaque théoricien était attribué une vertu et une force obscure, souvent avec beaucoup d’humour : Althusser se voyait rappelé d’avoir tué sa femme et Derrida d’affronter sa vanité : « Contribution not as great as he thinks ». Personne n’en expliquait les règles du jeu mais c’est ainsi que le temps d’une partie, Tracey Emin, Goffman, Deleuze ou Bell Hooks se retrouvaient – le plus littéralement possible – en jeu. Personne ne dit non plus qui gagna. Enjeu académique. Pourtant, la réponse est simple : on ne perd pas au jeu de la même façon qu’on échoue à convaincre. Aux échecs par exemple, on perd quand, quelle que soient vos convictions, on ne peut plus – selon les règles du jeu – sauver le roi. D’ailleurs, le dénouement de la partie n’a rien à voir avec vos opinions les plus personnelles ou vos convictions les plus intimes. Que vous soyez altermondialiste ou même sarkoziste, vous gagnerez ou vous perdrez selon les règles du jeu. Au jeu, tenir un adversaire en échec n’a jamais modifié sa perception des choses ou sa compréhension du monde. Pourquoi ? Parce que les échecs ne sont tout simplement pas une affaire de goût, d’opinion ou de croyance mais une affaire de règles. C’est pourquoi, deux joueurs qui ne joueraient pas le même jeu ne seraient naturellement pas en désaccord. Non qu’ils partagent les mêmes opinions mais simplement qu’on se fout éperdument de leurs opinions. Ils ne peuvent pas être en désaccord parce que les règles de l’un ne sont pas celles de l’autre. Au pire, c’est-à-dire à supposer qu’il puisse y avoir un match, ce serait un match nul. Nul et non-avenu. C’est pourquoi l’idée des théoriciens postmodernes – disons Lyotard, Rorty ou Jameson – de redécrire des communautés interprétatives (selon l’expression de Stanley Fish) en simple divergences de communautés de « jeux de mots » ne peut tenir en échec qu’une seule chose : la possibilité, en vérité, d’avoir une quelconque opinion véritable. Cette philosophie là n’est pas simplement sceptique ou relativiste, elle ne s’acharne pas particulièrement à détruire la vérité, comme voudraient le faire croire les imbéciles de tous bords. Pas du tout. À proprement parler, le postmoderne implique autant d’être sceptique à la possibilité d’avoir raison qu’à la possibilité d’avoir tort. Fin du débat. On n’en dira pas plus ou pour le dire encore plus brutalement : on ne parle pas le même langage. Échec et mat. C’est pourquoi il ne doit plus y avoir de controverse interprétative. Au fond, chez Stanley Fish, toute possibilité de désaccord disparaît : comme ce n’est plus l’auteur mais le lecteur qui « fait » le texte au moment de sa lecture, la critique littéraire a beau jeu de s’exonérer de toute dispute ou de tout complot. Il y autant de textes que de lectures et bien malin celui qui pourrait dire quelle interprétation est la meilleure. Au pire, rira bien qui lira le dernier. « Les lecteurs opérant à l’intérieur des présupposés spécifiques à une communauté ont tendance à voir le même texte », « les membres de communautés interprétatives différentes voient et, dans un sens très affaibli, font des textes différents ». Alors comment fait-on pour déterminer la signification d’un texte ? Peut-être en cessant de penser l’interprétation comme quelque chose d’extérieur à un centre mais la penser elle-même comme une structure de contraintes. Alors, l’activité critique, activité politique s’il en est, peut s’endeuiller des preuves susceptibles d’autoriser l’interprétation mais poursuivre une finalité seulement persuasive. Dans son article de 1984 dans la New Left Review, devenu en 1991, Le Postmodernisme ou la logique du capitalisme tardif, Jameson développe sa thèse sur le postmodernisme comme allié culturel du capitalisme avancé : le postmodernisme est la consommation de la pure marchandisation comme processus. Fin de l’extériorité de toutes choses, en ce sens où rien, désormais, n’est extérieur au capital. La conscience de classe y est remplacée par une libido de groupe qui s’abîme dans toutes sortes d’amphigouris et la doxa du style y joue le rôle de la raison critique, substituant un « carnaval populiste » au combat social. Le postmoderne, dit-il, est une théorie dialectique, du moins dans la mesure où son impureté la constitue : comme le capital, elle doit se trouver à une distance interne par rapport à elle-même et inclure le corps étranger d’un contenu extérieur : comme un jeu sans jeu, le postmodernisme est un système où l'on n'arrive jamais à en finir de rien.



Olivier Sécardin