Mouvement n°54

Jochen Gerner ou la possibilité du retrait

Mouvement, l’indisciplinaire des arts vivants

N°54, janvier-mars 2010, p. 146-151.

Biographie / Né en 1970 à Nancy, Jochen Gerner est un auteur et dessinateur français. En 1993, diplômé de l’École nationale supérieure d’art de Nancy, il rejoint l’OuBaPo, l’acronyme d’Ouvroir de Bande dessinée Potentielle, crée en novembre 1992 au sein de L’Ou-X-Po et en collaboration avec la maison d’édition L’Association. Le principe de ce comité est d’initier des bandes dessinées sous contrainte artistique volontaire à la manière de l’Oulipo, l’Ouvroir de Littérature Potentielle, fondé par Raymond Queneau en 1960. On prête généralement à ce dernier cette formule de petite mythologie : « Oulipiens – rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir ».

Le grain et le boomerang †

En 2001, lorsque Olivier Douzou co-fonde la maison d’édition L’Ampoule et convie Jochen Gerner à publier l’année suivante TNT en Amérique – pas la télévision terrestre numérique, le trinitrotoluène – il y a effectivement quelque chose qui détonne. Jochen Gerner a mis au point un détonateur efficace. Sa ligne fine, miniaturisée, sinon minimale, comme certains dessins de Martina Wember ou Billig Topmarkt, ligne tendue et appliquée, sélectionne méticuleusement tout ce qui, dans le texte d’Hergé, Tintin en Amérique1, emploie d’une façon ou d’une autre la force. Parce qu’il n’y a jamais ni sexe (ni amour d’ailleurs) ni sang dans Tintin, on feint souvent d’ignorer les actes de violence qui y sont commis. S’il y en a évidemment moins que dans ce qui est réservé aux enfants aujourd’hui – il faut dire que Tintin est né avant-guerre, dans un journal catholique – il serait toutefois faux de penser que les aventures de Tintin sont non-violentes. Il y a de la violence. De toutes sortes. Du trafic d’armes et de drogues des Cigares du Pharaon (1932-34) et du Lotus bleu (1936) au sous-texte raciste de Tintin au Congo (1931). Tintin au Congo, c’est Sarko à Dakar2 : la honte. L’album d’Hergé semble d’ailleurs constituer un horizon assez emblématique3 du travail de détournement intitulé « Terre » présenté il y a quelques mois à l’exposition Vraoum ! de la Maison Rouge. « Terre » établit un parallèle entre le colonialisme, le parler « petit nègre » et certaines expressions de bandes dessinées. Dans les toponymes d’une carte scolaire d’Afrique période coloniale, Gerner « retrouve » toutes les syllabes pouvant avoir un lien avec la bande dessinée. Il obtient un certain nombre d’onomatopées. « Ceci, dit-il, aurait été curieusement plus difficile à obtenir avec une carte de France ». « Terre » cartographie un autre territoire, un terrain miné si ce n’est enterré, une crypto-région. Elle indique un autre chemin, un altermondialisme ; elle fait un « détournement », dans tous les sens du terme. De la même façon, TNT révèle la violence dissimulée sous la ligne claire d’Hergé. Le canon de Tintin en Amérique, c’est la TNT. J’y reviendrai plus tard mais dans TNT en Amérique, comme assez souvent chez Gerner, la contrainte formelle engage une critique politique.

En sélectionnant peu de mots, en manipulant quelques pictogrammes, Gerner procède à un examen de près, à une fouille. Sa sollicitude (dont on pressent tout ce qu’elle peut avoir d’inquiète) est aux arts graphiques ce que le close-reading est à la critique littéraire. Petite lecture ou lecture du petit ? Les deux choses à la fois sans doute, à la façon de la microlecture de Jean-Pierre Richard : « un changement d’échelle. […] La lecture n’y est plus de l’ordre d’un parcours, ni d’un survol : elle relève plutôt d’une insistance, d’une lenteur, d’un vœu de myopie. Elle fait confiance au détail, ce grain du texte. Elle restreint l’espace de son sol, ou, comme on dit en tauromachie, de son terrain. »4 . Elle est une patience douée d’une imagination sélective, un corps à corps au risque du détail, déjà une métamorphose, un déplacement, un apparaître, un parti-pris du détail ; déjà un commentaire – un métatexte, un grain, un relief – une complication de texte. Et cette difficulté de lecture n’est pas à considérer comme un simple accident de parcours, défaillance fortuite des moyens qui devraient conduire au sens-fin, mais le mode même d’apparition (peut-être de disparition) du sens.

JOCHEN GERNER

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C’est aussi l’occasion pour le dessinateur d’associer dans sa pratique d’auteur et dans la mise en œuvre des circuits de reconnaissance institutionnelle le monde de la bande dessinée et celui de l’art contemporain. On se souvient de la provocation d’Andy Warhol à l’endroit de la division traditionnelle du low art et du high art, de l’art populaire et de l’art bourgeois, quand il dit que Walt Disney est le plus grand peintre du XXe siècle. Mais en Europe plus qu’aux États-Unis, la défense de la hiérarchie des arts est une réponse réactionnaire. Dans le sens le plus littéral du terme, de désir de restauration d’un ordre ancien. En France, Gerner est d’abord connu pour ses travaux d’illustrateurs dans la presse. En collaborant à Libération et au Monde, aux Inrocks aussi, Gerner se fait connaître d’un grand public. Son trait minimaliste séduit également les éditeurs jeunesse. Même s’il participe à de nombreux salons de littérature pour la jeunesse, c’est la rencontre avec le directeur de la collection jeunesse du Rouergue, Olivier Douzou, qui est décisive. Celui-ci l’incite à participer à l’album collectif Tsé Tsé et à publier Prospectus Box en 1998, Harry Staute en 1999 et Berlin (Jochenplatz) en 2000 dans la collection Touzazimute ; enfin TNT en 2002. Il travaille ainsi aux côtés de ses camarades nancéens (Frédéric Rey, Frédérique Bertrand, Sylvie Bessard), mais aussi auprès de José Parrondo (Bolas Bug, 1998 ; C’est-comme-ça et-pas-autrement, 2004 ; Le Rendez-vous, 2007) et du dessinateur autrichien, Nicolas Mahler. En 2003, Anne Barrault le repère et lui permet de vendre ses travaux au Fonds national d’art contemporain, achevant ainsi d’établir sa reconnaissance dans le milieu de l’art. Comme il le dit lui-même avec une confiance quelque peu placide ses plus belles rencontres se sont faites naturellement (je note dans mes papiers – garder en mémoire : laisser les choses venir à soi). En 2006, Anne Barrault lui propose sa première exposition personnelle avec Intra-Muros (jusqu’à présent, il n’avait participé qu’à des expositions collectives : Oubapo en 2003 et Crumb-David B-Jochen Gerner en 2005). Trois ans plus tard, sa seconde exposition à la Galerie Anne Barrault, Panoramica (encore une question d’espace), est l’occasion pour lui de réunir plusieurs de ses travaux, notamment les dessins de Branchages, sorte de carnet d’illustrations de conversations téléphoniques, méli-mélo invraisemblable d’annotations – rempli de ce genre de petits dessins géométriques que l’on fait généralement pour remplir le vide des discussions au téléphone – mais aussi les couvertures redessinées d’une cinquantaine de fascicules de bandes dessinées avec Panorama du feu et de plusieurs dizaines de cartes postales avec Panorama du froid.

Situer veut dire : indiquer (inquiéter ?) le site

Le procédé est récurrent chez Gerner : l’œuvre ne se revendique pas ex nihilo. Le plus souvent l’artiste travaille à partir de documents imprimés : des papiers peints et toutes sortes de cartes – postales et topographiques, des couvertures de livres, des cartons d’emballages, des manuels scolaires, des planches de bande dessinée etc. L’intertextualité gernerienne est d’abord matérielle. Deux séries en particulier – Panorama du feu et Panorama du froid – sont à la fois complémentaires et antagonistes. D’abord, elles sont complémentaires d’un point de vue formel. Panorama du feu s’architecture à partir d’une cinquantaine de fascicules de BD des années 60 et 70. Or ces hypotextes qui n’ont rien de secret, qui ne sont pas dissimulés, derrière l’apparente diversité de leurs emplois et de leurs sujets, aménagent une cohérence thématique forte. En manipulant les couvertures avec de l’encre de Chine et selon une logique du supplément (ou de l’inventaire dirait Pérec) – l’intervention en particulier de pictogrammes – Jochen Gerner fait apparaître un grand champ de bataille nocturne hanté de plein de tirs et de plein de déflagrations. De cette façon, il révèle le sous-texte de ces couvertures : la Guerre froide. De la même façon, Panorama du froid s’élabore à partir de cartes postales touristiques des années 60, toutes soigneusement recouvertes à l’acrylique. Les formes sont simplifiées, réduites en reliefs et aplats de couleurs. Un décor de fjords gelés, un bleu du ciel, un sol de permafrost. Comme l’écrit Anne Barrault, « avec des couleurs d’une gamme polaire, le paysage disparaît au profit d’une glaciation géométrique et de champs d’icebergs ». Un hiver nucléaire succéderait-il à un panorama de feu ? Il faut s’imaginer les échos distendus et atmosphériques de Shaker Loops de John Adams. Ou « Silence » de PJ Harvey. Ou Vespertine de Björk. Dans leur protocole formel, Panorama du feu et Panorama du froid convergent. En revanche, comme l’indiquent leurs titres, le divorce thématique est prononcé : feu contre froid, guerre contre paix. En fait, la réduction systématique pratiquée par Gerner conduit très certainement à la construction d’univers bi-isotopes. Le feu contre le froid ou le pour et le contre, par exemple. Il y a là un schématisme persévérant ; en revanche, cette réduction stéréotypique ne rend pas nécessairement plus facile la lecture des œuvres. Contre la bande dessinée (2008) qui rapporte des propos lus ou entendus au sujet de la bande dessinée se révèle finalement assez ambigu. On peut même s’étonner de la difficulté que représente l’analyse en détail des Panoramas. Aussitôt qu’on y regarde de près, l’importance dévolue au signe est manifeste. La préoccupation sémiotique est même la principale force de frappe de Jochen Gerner.

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On définit généralement le signe comme ce qui est mis à la place de quelque chose d’autre. « Quelque chose qui tient lieu pour quelqu’un de quelque chose, sous quelque rapport ou à quelque titre que ce soit », écrit Peirce, précisant encore : « ce signe s’adresse à quelqu’un, c’est-à-dire crée dans l’esprit de cette personne un signe équivalent ou peut-être un signe plus développé ». En vertu de quoi le mot n’est pas la chose. Chez Gerner, la substitution opère à plusieurs niveaux. D’abord, un certain nombre d’hypotextes tendent naturellement à disparaître dans la production d’une nouvelle unité signifiante. Par exemple, il ne reste rien, sinon peu de choses telles quelles de Tintin en Amérique dans TNT en Amérique. Ce qui a d’ailleurs certainement le mérite d’éviter les réclamations des ayants droit. Il n’en demeure pas moins que le texte de Tintin fonctionne pour TNT comme un contexte : un horizon à autonomie relative. Peu de traces également des paysages originels de Panorama du froid, sinon le bleu du ciel. Ou plutôt peu de présence, rien que des traces. Il faut penser le paysage polaire de Panorama du froid précisément comme trace. Il n’est pas une présence pleine, immédiate, originaire, spontanée, qui pourrait se passer d’une écriture « supplémentaire » ou plutôt du supplément d’une écriture. Il est un temps déplacé. Il est des millénaires de glace. Il est le signe d’autre chose. Et commence déjà par être le signe d’un signe. Un bleu du ciel. Un fjord. C’est pourquoi, contrairement à ce que pourrait laisser envisager son réductionnisme, Gerner ne va jamais « droit aux choses », dans leur être, si tant soit peu que quelque chose comme l’être existe. Sa réécriture n’est pas une pratique régionale mais un concept général. De sorte que le nouveau texte qui s’écrit commence par se répéter en se différenciant de lui-même. C’est ce que je veux dire quand je dis que son trait est retrait. Son trait se donne en (se) retirant. Le tracé de son trait est sa répétition dans le temps de son effacement. L’apparition du signe est pensée sur « fond » de disparition. C’est pourquoi aussi Gerner parle parfois du dessin comme relief. Archéologie plus subtile qu’il n’y paraît car, in fine, elle ne se fait pas dans le temps mais plutôt comme sa condition. Parce que le « fond » stratifié qui apparaît peut disparaître dès qu’il apparaît. Si les traces n’arrivent qu’à s’effacer, il faut donc penser le constructivisme 5 graphique de Gerner non seulement en termes de matière, de reflux ou de texture mais aussi et plus sûrement en terme d’hantologie. Car il y a du fantôme et c’est manifeste.

Le fantôme, c’est toujours ce qui revient et qui, par son apparition s’adressant aux vivants témoigne de ce monde en ce monde. Quant au « monde », oui, ce « quant au monde », il faut bien garder à l’esprit qu’aucun fantôme digne de ce nom ne s’en échappe. Le fantôme, c’est l’esprit et la lettre. Un corps de possession, dit Gerner. « En travaillant pendant plusieurs heures sur une image de départ, je rentre complètement à l’intérieur de sa construction, voire parfois dans le corps même de celui qui l’a réalisée. Je cherche la faille, l’interstice qui va me permettre de rentrer réellement ou autrement dans l’image. » Les médiévistes sont familiers de ces exorcismes quand il s’agit de déchiffrer les palimpsestes, ces manuscrits écrits sur un parchemin préalablement utilisé et dont, à l’aide de techniques de dilution des encres et de ponçage, les clercs faisaient disparaître les inscriptions pour y écrire de nouveaux textes. L’ironie du sort c’est que parfois, le parchemin garde comme la mémoire de son texte, et que des fragments qu’on avait cru disparus, ont tôt fait de réapparaitre quelques années plus tard. Ce qui semble mort n’est pas si bien enterré que déjà ça se manifeste. Ça revient. Ça parle. Comme le trauma chez Freud qui, dans la vie de l’individu, est destiné à se répéter à son insu. C’est Ça le fantôme, l’esprit et la lettre, signifiant et signifié, forme abstraite et contenu particulier – le dessous des cartes – moins un paysage qu’un passage aménagé vers l’autre monde mais ici-bas. Une citation de Tintin en Amérique utilisée en épigraphe de TNT – « Tout de même, ça n’est pas très rassurant, tout ce noir… » – fonctionne d’ailleurs comme un indice de cette hantise : le noir, la peur, tout le monde sait que ce sont des histoires de fantômes (Pourquoi toujours ces histoires ? Je me demande si je n’aurai jamais assez de force pour laisser aller mes propres fantômes).

Peindre le monde sur soi, laisser la mort grandir.

Les paysages des Panoramas ont peine à dissimuler quelques cimetières (la partie immergée de l’iceberg ?). Ce qui est assez original chez Gerner, c’est que le fantôme n’est même pas dans les coulisses, il est sur scène ; seulement, nous ne le voyons pas. Ce qui au demeurant en fait davantage un agent secret qu’un fantôme ou, pour le dire autrement, chez Gerner, le fantôme est dans la crypte, la crypte n’est pas hors-texte, elle est dans le texte. Ou elle est le texte que nous ne lisons pas. La dynamite, la terre, la glace, le feu. Elle est l’inconnue. Par exemple, TNT en Amérique procède à la sélection isotopique de la violence. A-t-on mémoire que Tintin en Amérique est un album plus violent que les autres ? Il y a certes les Indiens et Chicago, la prohibition aussi mais pour quel signifié ? En isolant le sous-texte, le scripte de la violence, en restituant sa syntaxe souterraine, de signifiant en signifiant, mot pour mot, trait pour trait, Gerner dit qu’il ne révèle que ce qui est sous les yeux, que nous ne voyons pas. On sait bien que ce qui est caché n’est jamais que ce qui manque à sa place. En quelque sorte, l’effort tendu de Gerner semble de ne remarquer que ce qui est déjà en place, meme si, en vérité, les choses sont un peu plus compliquées.

Pour cela, il procède aux contraintes habituelles de l’OuBaPo : contrainte génératrice avec la restriction graphique motivée par l’isotopie de la violence ; contraintes transformatrices avec le travail de reduction (suppression des cases des diverses planches au profit d’une couche noire d’acrylique) et de substitution (le remplacement d’un dessin par un autre). Alors le sens qui se construit au cours de la lecture de TNT, comme tout parcours sémantique au démeurant, apparaît comme le résultat d’un processus complexe de contextualisation dans lequel les compétences du lecteur sont fortement sollicitées. Le sens n’est pas donné. Les cogniticiens ont assez répété qu’analyser, ce n’est pas décoder, c’est construire. Et comme on ne peut pas faire autre chose qu’interpréter, le lecteur a pour tâche de relier les signes entre eux et d’activer le bon script, le script détonnant. Dans l’intérêt de l’interprétation globale.

L’univers graphique de TNT est certainement plus complexe qu’il n’y paraît : pictogrammes, symboles fonctionnant comme indices, onomatopées qui font image et iconotextes brouillent la division traditionnelle du dessin et de l’écriture. Les pictogrammes de Gerner sont-ils encore du dessin ou de l’écriture ? Ou une écriture en image ? Investissent-ils le champ du visible ou le champ du lisible ? Certes, les pictogrammes de Gerner semblent bénéficier d’une certaine autonomie mais dès lors qu’ils suivent plus ou moins le texte concerné (les signifiants respectent certes l’emplacement du document source mais pas la police d’écriture), le support est le contexte. Pour la simple raison que le fait d’apposer un pictogramme sur un support crée un lien de désignation entre le pictogramme et l’objet. En ce sens enfin, Gerner désigne Hergé parce qu’il lui appartient : le retrait est aussi celui de l’auteur. Présence discrète sinon fantomatique. Partant, il faut chercher Gerner au fin fond des images, pour autant qu’il se rapporte lui-même à travers l’apparition d’un autre.

L’autobiographie se fait l’œil en main, en-corps. Dans Façons d’endormi, façons d’éveillé d’Henri Michaux, il y a tout d’un coup une citation qui me met la puce à l’oreille et qui me fait penser à Gerner, à ses sauts de puce : « Lui, qui se meut dans l’analogue, il peut tout faire, sauf s’empêcher de rebondir et de sauter d’une image à l’autre. » Et puis je regarde de nouveau Marseille, panorama polaire (acrylique sur carte postale, 2008) et Le Combat de Navarin (acrylique sur Image d’Épinal, 2008) et je relis Pérec (tout un programme) : « L’espace commence ainsi, avec seulement des mots, des signes tracés sur la page blanche. Décrire l’espace : le nommer, le tracer, comme ces faiseurs de portulans qui saturaient les côtes de noms de ports, de noms de caps, de noms de criques, jusqu’à ce que la terre finisse par ne plus être séparée de la mer que par un ruban continu de texte. Espace inventaire, espace inventé, délibérément abstrait : voici le désert, avec son oasis, son oued et son chott, voici la source et le ruisseau, le torrent, la rivière, le canal, le confluent, le fleuve, l’estuaire, l’embouchure et le delta, voici la mer et ses îles, son archipel, ses îlots, ses récifs, ses écueils, ses brisants, son cordon littoral, et voici le détroit, et l’isthme, et la péninsule, et l’anse et le goulet, et le golfe et la baie, et le cap et la crique, et le bec, et le promontoire, et la presqu’île, voici la lagune et la falaise, voici les dunes, voici la plage, et les étangs, et les marais, voici le lac, et voici les montagnes, le pic, le glacier, le volcan, le contrefort, le versant, le col, le défilé, voici la plaine, et le plateau, et le coteau, et la colline ; voici la ville et sa rade, et son port, et son phare... » Mais parce que les passages partent toujours de beaucoup plus loin que ce que l’on peut en dire, je saute de Pérec à Deleuze, parce que Gerner y invite, parce que si tout commence… Une citation, un panorama, une mémoire, un regard, la possibilité d’une île, un retrait, un en-vue-de quoi il n’y aurait ni indice ni hantise. Alors « on est devenu soi-même imperceptible et clandestin dans un voyage immobile. Plus rien ne peut se passer, ni s’être passé. Plus personne ne peut rien pour moi ni contre moi. Mes territoires sont hors de prise, et pas parce qu’ils sont imaginaires, au contraire : parce que je suis en train de les tracer. Finies les grandes ou les petites guerres. Finis les voyages, toujours à la traîne de quelque chose. Je n’ai plus aucun secret, à force d’avoir perdu le visage, forme et matière. Je ne suis plus qu’une ligne. Je suis devenu capable d’aimer, non pas d’un amour universel abstrait, mais celui que je vais choisir, et qui va me choisir, en aveugle, mon double, qui n’a pas plus de moi que moi. On s’est sauvé par amour et pour l’amour, en abandonnant l’amour et le moi. On n’est plus qu’une ligne abstraite, comme une flèche qui traverse le vide. Déterritorialisation absolue. On est devenu comme tout le monde, mais à la manière dont personne ne peut devenir comme tout le monde. On a peint le monde sur soi, et pas soi sur le monde. »6



Adrien Bugari, Olivier Sécardin

Notes

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Prochaines expositions
ArtLexis, New York, 21 novembre-22 janvier 2010.
Galerie Béatrice Binoche, Saint-Denis La Réunion, Traits complices, 16 octobre-14 novembre 2009.
New York – Genève, Villa Bernasconi, Grand-Lancy, Suisse, 13 novembre-17 janvier 2010.
Centre National de la Bande Dessinée, Angoulême, janvier-avril 2010.


[1]Tintin en Amérique est le troisième album des aventures de Tintin, publié en noir et blanc de 1931 à 1932 dans les pages du Petit Vingtième. La version couleur et actuelle de l’album ne sera éditée qu’en 1946.

[2]Rappelons les récents relans néo-colonialistes : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles… », Nicolas Sarkozy, Discours de Dakar, prononcé le 26 juillet 2007.

[3]Jochen Gerner parle de « boomerang » à ce sujet.

[4]Jean-Pierre Richard, Microlectures, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1979, t. I.

[5]On remarquera d’ailleurs avec un peu d’humour que son site Internet est « en construction ».

[6]Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980.