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Comme il convient de prendre toutes choses au Japon

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Demeure de l’ombre





Argument




Cette candidature est habitée par un autre voyage en terre orientale.

Il y a longtemps, j’ai vécu au Japon et en Corée. Il y a sept ans pour être précis. Et je sais… je sais qu’il faut revenir au début pour inaugurer (Demeure de l’ombre est aussi une procédure de vérification), pour ouvrir un champ d’expérience subjectif, mais concret. De la poésie avant tout.

Si ce projet est né d’un autre voyage, jadis, il est aussi devenu ce que l’on pourrait appeler une proposition intérieure. De jadis ce qui vit aujourd’hui – un lacis de signes et d’écritures, une mémoire recomposée.

Il y a sept ans, j’ai fait le tour du monde : Paris – Fukuoka – Chicago – et de nouveau Paris. Depuis lors le Japon ne m’a jamais quitté ; pourtant, il me manque. Il est temps de revenir.

Depuis sept ans, je n’ai cessé de faire ce retour dans ma tête et de parcourir de long en large le pays des mousses et des lichens. J’ai vécu cette longue trajectoire dans l’œil (le mot est dans le regard).

En vérité, je suis devenu écrivain là où il y a sept ans j’étais lecteur.

Il y a sept ans, l’ancienne université impériale de Kyushu m’invita à enseigner la littérature française et comparée. En ce temps-là j’étais le plus jeune lecteur du Japon, à ce qui se disait. J’avais vingt-trois ans.

Jean-François Hans m’accueillit à Fukuoka. Il venait d’être nommé directeur de l’Institut franco-japonais du Kansai et mon ancien directeur de thèse, Pierre Brunel, se chargea de nous mettre en relation. Jean-François Hans avait lui-même occupé ce poste à l’université de Kyushu, voulu me dit-il par Claudel. C’est lui qui m’invita à Kyôto pour la première fois. Quelques jours.

L’appartement, vide et blanc, était disposé comme un white cube sans hauteur, cousu de fils électriques. Dans son entrée, exactement en face de la porte, les chaussures Petit bateau étaient disposées en une rangée bien alignée. C’était la

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seule touche de couleur. Moins une touche qu’une ligne. À Kyôto, Jean-François me montra les rues doucereuses montant à Kiyomizu. Avec son vélo, je me chargeai de découvrir le reste de la ville – les yeux grands ouverts car c’était la première fois.


Il y avait des raisons profondes à mon séjour au Japon. La première fois que je voulus partir, c’était pour Nagoya. Rencontrer et travailler avec M. Chiwaki Shinoda, un spécialiste de mythologie comparée, m’enthousiasmait. Surtout qu’un tel séjour était l’occasion de mettre à l’épreuve un japonais que j’apprenais depuis bientôt deux ans – un méli-mélo rudimentaire pouvant à peine m’aider en terre inconnue. Mais je n’avais pas peur et surtout j’étais motivé par l’idée d’écrire un essai de littérature comparée sur l’hybridité chez Lautréamont et Mishima. Finalement – je ne sais plus pour quelle raison – je partis à New York.

Le Japon m’arriva plus tard, après New York, après le 11 Septembre. Avec Fukuoka.

À l’université de Kyushu, j’enseignais la littérature française et comparée. Avec un peu de recul, il ne me semble pas injuste de dire que j’ai davantage reçu que j’ai donné – d’ailleurs je ne sais pas si j’ai à le regretter. Du moins, j’ai profité de ce temps pour mener à bien quelques projets d’envergure.

Le premier fut de mettre au point une bibliographie « Maupassant au Japon » (Bibliographie Maupassant, Rome, Éditions Memini, coll. « Bibliographie des Écrivains Français » ; 31, 2008, 2 vol., 1690 p.), bibliographie commentée et exhaustive recensant manuscrits, éditions et traductions, thèses, articles, essais, comptes rendus, adaptations (pièces, films, chansons). Au total, 2355 références. La principale difficulté tenait à l’absence de catalogue universitaire centralisé et au nombre important de revues à publication locale. Consulter les archives m’a aussi permis de me déplacer un peu partout au Japon. De m’entourer de nombreux collaborateurs. M. Kazuhiko Adachi en particulier, résidant aujourd’hui à Kyôto, m’a accompagné dans mes recherches.

Le second projet me vint d’un intérêt particulier porté au théâtre né dans l’underground tokyoïte des années soixante, nourri à la fois des avant-gardes européennes et d’une culture japonaise plus ancienne, théâtre qu’on appelle le butô. Un théâtre du refus du théâtre, sur fond de crise post-nucléaire et d’émeutes urbaines. Initié en un sens par Mishima lui-même d’ailleurs. En 1959, (l’année de la traduction japonaise de l’Érotisme de Georges Bataille), Hijikata scandalise

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l’archipel en mêlant l’abjection au sacré – sur scène un adolescent mime un rapport sexuel avec un coq avant de le mettre à mort entre ses jambes – : son adaptation de Kinjiki, le roman de Mishima1, fera plus que choquer les autorités culturelles du pays, elle initiera un nouveau théâtre, le buyô converti quelques années plus tard en butô. « Danse du corps obscur » ou « Danse de l’ombre » ou « Danse des ténèbres ». En formulant un projet de rénovation culturelle qui s’origine à partir d’un refus2, le butô participe à l’avant-garde théâtrale de l’angura. Mais trop instruit par les avant-gardes européennes, il s’en écarte aussi significativement. Mon intérêt pour le butô donna lieu à des conférences ainsi qu’à deux longs articles que j’insère au dossier artistique. J’y retrouvais alors un certain passage entre l’Orient et l’Occident qu’il m’intéressait, qu’il m’intéresse toujours d’essayer de déconstruire.


Essayer de déconstruire


C’est toujours cette attention accordée au passage, à la trame qui m’amène aujourd’hui à vous présenter ma candidature, au sujet de Tanizaki.


D’abord par goût, ensuite parce que je suis venu à lui très naturellement. Il y a ici une généalogie qui s’explique. Mishima m’a fait lire Kawabata (grâce à leur correspondance) et Kawabata m’a amené jusqu’à Tanizaki. De Tanizaki, j’ai presque tout lu. Du moins, tout ce qui est traduit en français, de Bruines d’été à l’Éloge de l’ombre. J’ai parcouru Tanizaki en tous sens. Je l’ai lu, relu et annoté. Et à chaque fois que je le lisais, véritablement tous les jours, j’imaginais Kyôto. Je ne crois pas qu’il y ait un écrivain japonais plus associé à cette ville que lui.

Si Tanizaki est relativement connu en France et en Europe, il reste très peu lu et commenté. C’est la situation paradoxale de cet écrivain reconnu comme un classique mais à qui il manque le volumineux et traditionnel corpus critique des classiques au moment de la réception. Éloge de l’ombre, par exemple, publié en 1933 au Japon ne sera traduit en français qu’en 1977. Il y a donc d’abord un intérêt critique à le commenter aujourd’hui (et pas de n’importe quelle façon car ici la manière sera inédite) et si je parle d’Éloge de l’ombre, c’est parce que cet essai est mon point de départ.

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Un départ. Je me lance.


Passage, frontière, jonction. Traversée et intermédiaire. Rien de commun ? C’est un programme de littérature comparée (une discipline) mais aussi un motif très personnel (une indiscipline).

Ce que j’aimerais surtout pouvoir réaliser est une hybridité. Une intercession de temps et d’espaces, de fiction et de documentaire. Il ne s’agit pas simplement de faire une « recherche » sur Tanizaki, sur l’ombre et la lumière au Japon mais d’écrire véritablement. Le projet est à la fois fictionnel et documentaire, anecdotique et substantiel. Il s’agirait de produire un commentaire dans la fiction. En s’affranchissant des protocoles traditionnels de la critique littéraire donc (ne pas dire je, par exemple), écrire un enthousiasme, fissurer l’ontologie occidentale, parler d’une expérience, écrire en intensité. L’ambition est double sinon duplice : elle manifeste une nouvelle critique et une nouvelle littérature ; une recherche et une disposition d’invention. Elle réinvente les deux. Les dieux ? Ce serait une nouvelle critique littéraire où la rigueur et la documentation, la poésie et l’archive, le roman et l’essai s’associent à l’imagination, où la fiction emporte la vérité. Penser/croiser. Demeurer. Ce serait, si l’on veut, une critique fictionnelle (mais réelle) et une littérature enfin critique. Classique et moderne à la fois, à l’image de Kyôto. Un essai mais aussi un roman. Une performance d’hybridation. Ce serait expérimenter une autre écriture, raconter une demeure et ses résidents, parler de la vie et de la mort de tous les jours – écrire quoi. Refaire ainsi l’Éloge de l’ombre en un temps d’électricité.

En ce sens Demeure de l’ombre (peut-être la Villa Kujoyama) est un projet original. En France, la nouvelle critique façon Barthes, même augmentée de la seconde génération des déconstructionnistes, a certes permis quelques avancées en la matière mais rien d’aussi concret n’a été mené jusqu’à présent dans la critique.

La part de littérature est à découvrir au Japon. Je ne peux presque rien en dire pour le moment. C’est pourquoi plutôt que d’anticiper une unité en trompe-l’œil, je commencerai par écrire des points de départ à partir desquels s’associeront d’autres textes et d’autres projets, d’autres rencontres que je ne peux pas prévoir, qu’il faut en un sens laisser venir à soi, même si j’ai déjà pensé à un certain nombre

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d’entre elles : mon ami et collègue Kazuhiko Adachi avec qui j’ai déjà collaboré à la Bibliographie Maupassant serait en mesure de m’apporter une aide utile mais aussi le Professeur Akira Asada qui enseigne à l’Université de Kyôto, Pr. Fujiwara Manabu (aussi à l’Université de Kyôto), Hidaka Yoshiki, Yoko Ogawa que je lis depuis longtemps (on peut toujours rêver), Pr. Yoshihiko Ichida à l’Université de Kobé, traducteur et commentateur d’Althusser, Pr. Minamino Shigeru, ancien collègue et ami de Kyushu, naturellement quelques Français parmi lesquels Jean-Christian Bouvier et Patrick Rebollar que j’aurais plaisir à retrouver et qui sauront m’orienter au besoin, enfin mes anciens étudiants de Kyudaî qui m’ont offert hier leur hospitalité. Je me souviens de ces parties de ping-pong que l’on jouait après les cours. Quelle chance ce serait de pouvoir enfin revenir à eux !

À Kyôto, j’aimerais pouvoir rencontrer d’autres artistes, croiser des personnalités improbables, me laisser surprendre. Ce serait aussi l’occasion de collaborer avec les artistes de la résidence, de performer. D’ailleurs, dans ma pratique artistique comme dans ma recherche universitaire, j’ai souvent écrit en collaboration.

Je l’ai fait plusieurs fois au sein de la revue Mouvement : avec l’écrivain et metteur en scène, Alain-Kamal Martial à Mayotte (encore une île) ; avec Hélène Cixous et Arnaud Saint-Martin pour l’anniversaire de Paris VIII-Vincennes ; avec le photographe Guillaume Herbault au Mexique ; avec le designer Adrien Bugari pour parler du dessinateur Jochen Gerner. Bref, pour travailler dans l’estime. Expérimenter. L’irresponsabilité, ce serait de ne pas reconnaître l’autre, peut-être même de ne pas être ému. Travailler dans l’estime : être capable, non de prendre ces initiatives de surenchère sur soi, non de questionner l’autre sans relâche, ne rien vouloir obtenir de lui mais ne rien demander d’autre qu’apprendre à recevoir, sans aucune prétention ni réserve, sans mépris ni détention et recevoir la vie et le savoir comme un don, chaque fois être capable de donner ce don à l’autre (un jour, j’aimerais devenir éditeur pour soutenir les auteurs que j’estime).

Dans ma pratique, je me sens beaucoup d’attirance pour la musique et la vidéo. Je considère l’écriture comme une résonnance. Quand j’écris, je monte un film, je mixe des sons, j’assemble des images. C’est une mise sur écoute, quoi qu’il faille entendre par là. Avec des standards et parfois du répondant. Je suis une réceptionniste : je sais mieux que quiconque qu’il s’agit de manipuler le standard sous peine de perdre mon poste. Mon écriture est branchée sur une multitude de voix ou de répondeurs automatiques, machine à bruit, respirations, souffles,

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détonations nocturnes en zone de guerre, bips historiques, discours d’amoureux ou téléconférences fantomatiques. C’est ma façon de câbler les textes, de lire avec les oreilles, de décrocher le téléphone dans la littérature – entendu qu’il n’y a pas d’écoute qui ne suscite d’abord en soi un écho, pas de performance sans résonance ni d’écoute intime sans fascination.

Écrire, lire, lier, relier, relire, tisser, plier, rester, relier.

Vivre en communauté mais alors sans occupation.


Les lignes qui suivent – que je les appelle ligaments, jonctions, hybridités, sutures, strates, peaux, plis, pistes, replis, déplis, transparences, fluidités, textes, textures, cheminements, subtilités, visibilités sans regard, légèretés ou impermanences sont plus analytiques que fictionnelles. Pour le moment, du moins. Mais la déconstruction ne va pas sans passion de l’architecture. C’est pourquoi le parcours est semé d’indices. Il y a un montage (on est aussi au cinéma). Et un certain nombre d’essais. De rushes. Et une bande-son. Une enquête doit être menée (car on est aussi dans un roman policier). Ce sont des jeux d’ombre et de lumière. Un départ. On trouvera bien quelques pistes, des intentions, une façon de vouloir mener l’enquête, de délimiter un champ d’investigation et de dire les spécificités qui intéressent ma propre démarche artistique mais on ne trouvera pas de prescription quant au texte et à sa performance que j’envisage de réaliser au cours de ma résidence si l’opportunité m’est offerte de vivre cette expérience. Ce que je peux en dire pour le moment c’est que Demeure de l’ombre serait la caresse faite à la ville.

C’est sur tous ces espoirs et toutes ces envies, sur un rythme d’ombre (une fugue ?) que repose la possibilité de ma démarche artistique et nulle autre chance que l’opportunité d’une résidence à la Villa Kujoyama. C’est pourquoi j’espère vraiment de tout cœur (le cœur, oui, c’est ça qui bat très vite tout à coup) que ma candidature saura retenir votre attention et trouver hospitalité.

Un point de méthode encore pour dire que chacun des essais couve en son sein une évidente dimension figurative. Au-delà d’une stratégie persuasive de séduction dont un certain post-formalisme ouvre la possibilité, cette pratique du figuratif renvoie à la question de la substance en relation avec la forme, le commentaire incorporant dans son exercice une interrogation métalinguistique, et le métalangage critique incorporant quant à lui une dimension figurative manifestant une proximité sensible avec l’expérience poétique. Dès lors la poéticité des commentaires ne sera pas de second degré parce que le commentaire ne sera

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simplement pas une littérature au second degré. Sans cette indulgence, il n’y aurait pas de rapport érotique au texte, pas de corps à corps, pas de patience ni de myopie, pas de lenteur, pas de détail ni de structure, pas de moments de pure paraphrase ni de pure complication.

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Projet d’/enquête d’/écriture




Demeure de l’ombre

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« Laissons la finitude au soleil […] Il n’y a de deuil, et de mort […] Que pour celui qui regarde le soleil. »
Jacques Derrida, « Demeures, Athènes (Nous nous devons à la mort) », dans Athènes à l’ombre de l’Acropole, photographies de J.-F. Bonhomme, Athènes, OLkos, 1996, p. 63.

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Hypothèse 1 :


En Occident, le monde n’est pas si sombre que soudain il ne s’illumine. Clarté vraie des Idées de Platon promue en photologie par la métaphysique occidentale, jaculation persévérante du parler clair des Lumières ; pour le moderne, lueur des becs de gaz bientôt concurrencée par l’électricité promue en unité de mesure universelle : la lumière est toujours un effet de source, le monde prend source à cet effet. Au commencement était la lumière. Dans le réel et pour le langage, elle permet d’y voir clair. Le monde est à la fois nommé et accompli à partir de la lumière. La métaphore elle-même est lumineuse. Il n’est que d’y voir clair – comme de s’en référer à la vérité, au double transport – : faire tourner le soleil dans la méta-phore, tourner la métaphore vers le soleil. Comme dans la caverne de Platon, la métaphore-héliotrope m’invite à contempler la source de la vérité et du sens, à ne suivre du regard rien d’autre que le tracé de l’absolu, cette transparence dont Aristote dit qu’elle est le chemin même du regard qui accompagne la lumière et la traverse. En grec ancien, l’alêthéia désigne à la fois la vérité et la lumière de façon à ce que la vérité soit prête à se faire dévoiler. Ce dévoilement fait aller vers la lumière (eis phaos), il rend à l’évidence, porte au jour, met en lumière.


Contrepoint.


Il y a pourtant comme une indulgence accordée au soleil : dans la République de Platon [VI-VII], le soleil paraît pour disparaître. Il est là, mais comme la source invisible de la lumière, dans une sorte d’éclipse insistante produisant l’essence – être et paraître – de ce qui est. On ne peut le regarder en face sous peine d’aveuglement et de mort. Se tenant au-delà de ce qui est, il figure le Bien dont le soleil sensible est le Fils : source de vie et de visibilité, de lumière. Mais déjà un spectre. Le soleil paraît pour disparaître, s’éclipse. Francis Ponge formule ainsi les choses (platoniciennes) dans Le Soleil placé en abîme : « Le PLUS BRILLANT des objets du monde n’est – de ce fait – non – n’est pas un objet ; c’est un trou, c’est l’abîme métaphysique : la condition formelle et indispensable de tout au monde. La condition de tous les autres objets. La condition même du regard. »

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La condition même du regard.


En Occident, puisque voir c’est savoir, la vérité ne fait pas l’ombre d’un doute ou, pour le dire autrement, nous nous devons à la lumière. Le soleil s’arroge ainsi l’autorité d’un dieu et la métaphore l’éclat d’une divinité. Soucieux de révéler sa part de soleil intérieur, le héros – enfant ou poète – s’imagine dès lors une ascendance solaire dont la poésie est de « le rendre à son état primitif de fils du soleil ». Fils (Phaéton) et rival (Astérion) tout à la fois. La lumière éclaire les vainqueurs et les héros comme autant d’interventions du sacré. L’Ulysse de Dante s’en souvient qui encourage ses compagnons de route à suivre le soleil (Enfer, XXVI, v. 117) ; le périple vers le pôle Sud s’ouvre par une épiclèse au Soleil levant pour se clore par une invocation au Soleil couchant, signalant un mouvement géographique – le passage de l’Orient à l’Occident – et une géographie poétique. En Occident, les odyssées tournent toutes autour du soleil.

Et partout, la lumière. Jusqu’au sourire endeuillé de la Béatrice de Dante. Souvenons-nous du « deuil clair » de son dernier sourire au chant XXXI du Paradis. Et toujours au Paradis, au Chant XVIII, v. 21 : « Vincendo me col lume d’un sorriso,/ ella mi disse : « vlgiti e ascolta ;/ ché non pur ne’ miei occhi è paradiso », « Me vainquant par la lumière d’un sourire,/ Elle me dit : « Tourne-toi et écoute ;/ Le paradis n’est pas tout dans mes yeux. » Peut-être pas le paradis… mais certainement toute la lumière.


Plus à l’Est.


Il y a quelques années un voyage assez improbable m’amena à quelques encablures de Moscou, dans la vieille ville de Novgorod. Un vieux prêtre à la barbe sans doute trop drue me fit visiter son atelier. J’y compris soudainement la différence entre les icônes byzantines et les vitraux de la cathédrale de Bourges. Dans un vitrail, une lumière plus ou moins intense module infiniment la couleur. La couleur se fait au prix de la luminosité. La mise en couleur est mesurée à la mise en lumière. Le grand récit de la liturgie chrétienne justifie ainsi son titre de Légende dorée : le récit biblique ne s’affiche que sur de la lumière. Le sens du vitrail, celui de son lieu, étant, selon la tradition, d’être la lumière qui passe à travers une histoire sainte, qui fait de la lumière même une histoire sainte et de cette histoire sainte une lumière. En revanche, il n’y a jamais de source de lumière dans les icones russes et byzantines. La lumière y règne en maître, partout et sans ombre, sans foyer localisable. Selon la perspective inversée, le point de fuite se

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trouve devant l’icône. Les points de fuite et la profondeur ne sont pas à l’intérieur du tableau car l’icône doit renverser devant elle et dans l’œil du croyant son horizon de sorte qu’elle soit moins l’objet du regard qu’un organe de la vision. Ce n’est d’ailleurs pas une image matérielle que le croyant est censé vénérer, c’est la Beauté – entendu que le Beau est divin. Cela veut dire que l’icône est à la fois l’œil et la beauté, idéalement. Oui, idéalement s’entend, la lumière est dans l’œil. Si l’iconographe peint davantage avec la lumière qu’avec les couleurs, c’est bien plutôt qu’il peint la lumière. Cette lumière de l’icône n’est pas une propriété accidentelle, celle qui s’attacherait au sujet et à sa forme, mais plutôt comme une substance spirituelle. De ce partage entre l’art sacré et l’art profane, il convient de dire que l’or des icônes est lumière alors que les tableaux de Klimt ne sont que dorés.


Au moment de quitter l’Occident et peut-être aussi une certaine façon d’écrire, il me revient en mémoire une phrase qu’Henri Meschonnic me confia quelques jours avant de passer dans l’inconnu. Il disait, « Plus on aime la vie et plus on aime la lumière ».

Alors que le meilleur moyen de se débarrasser d’une ombre est d’éteindre la lumière.


Terrain d’essai


Pour moi, j’aimerais faire revivre, dans le domaine de la littérature au moins, cet univers d’ombre que nous sommes en train de dissiper. Je veux revenir au Japon (il y a du fantôme dans cette proposition). Y demeurer. Élargir l’auvent de cet édifice qui a nom « littérature », en obscurcir les murs, plonger dans l’ombre ce qui est trop visible, et en dépouiller l’intérieur de tout ornement superflu. Je ne prétends pas qu’il faille en faire autant de toutes les maisons et de toutes les villas mais il serait bon je crois qu’il en reste, ne fût-ce qu’une seule, de ce genre. Et pour voir ce que cela peut donner, je veux m’en aller au Japon. Je veux devenir Tanizaki. De mon petit nom Jun’ichirô. De la sorte le refus de l’éclat et la promotion nostalgique de l’obscurité auront valeur de plaidoyer.

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Essai 1 : la parole est à la défense.


En 1933, dans un archipel mis au pas de la modernité, la publication d’Éloge de l’ombre3 a valeur de manifeste. Elle engage à défendre un Japon séculaire gangrené par l’électricité, elle convie à une littérature du peu de visibilité. Elle fait vœu de discrétion (elle sait que tout ce qui brille n’est pas d’or).

Éteindre la lampe électrique, c’est continuer un lieu « obscur et trouble » – la demeure des morts – la littérature. Pour Tanizaki, si une forme n’est pas plus « nette » à la lumière c’est que l’ombre fait anamnèse : elle informe la chose, elle y révèle le travail du temps, sa souillure, elle implique la reconnaissance de son existence. La méfiance envers la lumière porte une vérité qui ne se dit pas en plein jour et, heureux de cette leçon d’obscurité, le monde s’alentit, la vie elle-même se récupère pour atteindre une continuité foncière, une « mélancolie », « une épaisseur de silence »4. S’enfouir plutôt s’enfuir ou souffrir. S’obscurcir mais l’œil ouvert, grand et reposé (sinon comment raconter ce que l’on a vu ?). À demeurer. Chez Tanizaki, les « profondeurs »5 de l’ombre figurent les replis de la sensibilité – kanjusei et kansei6 –, son intensité, sa matière. En se chargeant des contenus sémantiques de la culture nippone, le peu de lumière devient la condition indispensable au sentiment esthétique.

« Un coffret, un plateau de table basse, une étagère de laque brillante à dessin de poudre d’or, peuvent paraître tapageurs, criards, voire vulgaires ; mais faites une expérience : plongez l’espace qui les entoure dans une noire obscurité, puis substituez à la lumière solaire ou électrique la lueur d’une unique lampe à huile ou d’une chandelle, et vous verrez aussitôt ces objets tapageurs prendre de la profondeur, de la sobriété et de la densité. »7

C’est ainsi que toute beauté – celle d’un pavillon de thé comme celle d’une geisha de Kyôto – est relative à l’ombre. « En fait, écrit Tanizaki, on peut dire que l’obscurité est la condition indispensable pour apprécier la beauté d’un laque »8, comme « la lumière indirecte et diffuse est le facteur essentiel de la beauté de nos demeures »9.

Or, de nos jours « on en est venu à fabriquer aussi des laques blancs, mais de tout temps la surface des laques avait été noire, brune ou rouge… » 10

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Désormais, un blanc trop blanc et un éclairage électrique trop direct vident le monde de ses nuances. Le monde perd en subtilité et en mystère ce qu’il perd en obscurité : l’unique coup d’œil suffit à l’usage du monde alors qu’une longue tradition d’obscurité en appelait à l’intuition contre l’analyse discursive, à deviner les matières plutôt qu’à les voir, contre l’impératif utilitaire et le souci hygiéniste. Le rejet est sans concession, l’éclairage électrique est inadapté à saisir la beauté d’un laque, par exemple. Il méconnaît surtout les conditions sémiotiques de sa production puisque les artisans de jadis avaient l’idée d’un éclairage indigent pour mettre en valeur leurs laques. De sorte qu’un laque « tapageur, criard et vulgaire » en pleine lumière, pauvre en matière, serait tout autre, somptueux et riche en « résonances inexprimables » caché dans l’ombre. L’usage lui-même s’en trouve altéré : alors qu’un laque enfoui dans la pénombre est sans doute propice à la méditation, en pleine lumière il n’est plus question que d’usage. WYSIWYG : what you see is what you get. Dire que nous n’appréhendons les choses qu’en fonction de leur usage serait se résigner à l’idée que le réel est sous influence.


Indice.


Dans l’expérience de l’ombre, l’appréhension des sens sollicite à son tour la vie psychique et jusqu’à l’expérience esthétique de « nature mystique, avec même un petit goût zennique »11. Si la beauté japonaise est faite de mystère, c’est donc tout un monde qui menace de disparaître. Entre un passé immémorial (« de tout temps ») d’artisanat et un présent d’électricité, la disjonction se fait une première fois sur le plan de l’intention. De cette irrévérence à l’égard d’un passé fait de traditions dont l’artisanat récupère la valeur12, il résulte que le mésusage de la lumière détruit non seulement la qualité esthétique des objets mais aussi plus fondamentalement la possibilité même d’un quelconque rapport esthétique. L’apparition de l’électricité dans la vie japonaise, contrariant la tradition, engage ainsi une rupture esthétique. Cette rupture esthétique fait date. Elle est une rupture historique autour de laquelle se désarticulent le temps d’un avant et celui d’un après. En engendrant une crise esthétique, l’électricité fait plus que porter préjudice à l’esthétique japonaise telle que définie par Tanizaki, elle consomme une rupture culturelle et éthique (un véritable universitaire – un universitaire comme on n’en fait plus – n’aurait pas peur de dire gnoséologique ici) dont l’effet est une

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reconfiguration globale des dispositifs pratiques et théoriques de la culture japonaise. Comme toute culture, celle-ci se caractérise par son mode de transmission que l’on désigne communément par tradition, c’est-à-dire ce qui d’un passé persiste dans le présent où elle est transmise et demeure agissante.


Essai 2. Il nous faut recommencer


Au stade de cette enquête (expérience contrôlée, épreuve, test, essai ou questionnement – peut-être même structure d’investigation incessante, peut-être même modalité de l’être), je sais que faire l’éloge de l’ombre est une façon de revendiquer la pérennité d’une culture dont le mode de transmission est la tradition (en ce moment l’inquiétude m’envahit à l’idée d’être simplement, tout simplement, réactionnaire).

Bref, il faut rejouer les jeux de l’ombre et de la lumière. Du côté de la production des objets à valeur esthétique comme du côté de leur réception et de leur interprétation, l’électricité crée d’abord un différent herméneutique. Ainsi le blanc des cabinets d’hygiène qui n’a plus le « moindre rapport avec le raffinement » ni plus rien du « sens de la nature ». Ainsi du blanc trop blanc des hôpitaux, qui ne répond que d’une obsession hygiéniste, incapable de procurer aux patients la méditation et le repos que réclame pourtant leur convalescence. Mais alors d’où vient ce blanc s’il ne vient ni de la culture ni de la nature ? Mais d’Occident. La nature de ce blanc est précisément d’être étranger au Japon, encore que Tanizaki se protège bien de condamner sans distinction le blanc. Avouer que le blanc manque au Japon, ce serait comme confesser une insuffisance. Tanizaki s’applique donc à opérer une différence sur fond de ressemblance. Seul le « blanc lumineux » se charge d’un contenu négatif assimilé à l’impérialisme de la culture occidentale. Il ne s’agit pas de condamner le blanc dans son ensemble, mais bien plutôt de mettre en évidence la profonde affinité entre le blanc et l’ombre puis entre la lumière et l’ombre. À condition de son imperfection, le blanc peut-être à la fois naturel et sensuel. Ainsi que le suggère le contre-exemple du papier de Chine, plaisir à la vue et au toucher, un papier peut être blanc sans pour autant perdre de sa lumière :

« Le papier est, nous dit-on, une invention des Chinois ; toujours est-il que nous n’éprouvons, à l’égard du papier d’Occident, d’autre impression que d’avoir affaire à une matière strictement utilitaire, cependant qu’il nous suffit de voir la texture d’un papier de Chine, ou du Japon, pour sortir une sorte de tiédeur qui nous met le cœur à l’aise. A blancheur égale, celle d’un papier d’Occident diffère par nature de celle d’un hôsho ou d’un papier

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blanc de Chine. Les rayons lumineux semblent rebondir à la surface du papier d’Occident, alors que celle du hôsho ou du papier de Chine, pareille à la surface duveteuse de la première neige, les absorbe mollement. De plus, agréables au toucher, nos papiers se plient et se froissent sans bruit. Le contact est doux et légèrement humide, comme d’une feuille d’arbre. »13

Ce papier n’accuse pourtant pas une origine japonaise, il n’appartient pas en propre à l’archipel. Il est certes exogène du point de vue de son origine mais familier du point de vue de sa sensibilité dit Tanizaki. Il évoque le nappé moelleux des substances, la liaison des matières, la porosité des formes : la subtilité des textures – premières neiges « douces et légèrement humides » comme les feuilles d’un arbre – prépare à l’effleurement tendre, à la caresse, à l’écriture, à l’amour tendre. « Vivante tiédeur », souplesse et douceur. La convocation du toucher, de la vue et de l’audition, la subtilité d’une matière à peine tangible concourent à l’expérience sensorielle synesthésique, à une saisie somatique. Mais la qualité la plus remarquable de ce papier est encore de savoir accueillir la lumière. Pour Tanizaki, ni l’ombre ni le blanc ne se refusent à la lumière. Seul le blanc occidental, froid et métallique, est photophobique. Alors que ce dont il convient d’avoir vraiment peur est que le blanc et la lumière ne soient pas en connivence. De tradition occidentale, il s’ensuit une culture d’exclusion entre matière et lumière. Le papier par exemple, fait écran réfléchissant. Ambiguïté trouble plutôt qu’obscure. Pour tout dire,

« Les reflets blanchâtres du papier, comme s’ils étaient impuissants à entamer les ténèbres épaisses du toko no ma14, rebondissent en quelque sorte sur ces ténèbres, révélant un univers ambigu où l’ombre et la lumière se confondent. »15

A contrario, même la nuit japonaise peut être blanche à condition qu’elle ne le soit pas d’un blanc du grand jour mais plutôt du blanc lacté de la lune ou de la femme. Un engouement des sens, un transport de sensualité. Comme souvent chez Tanizaki, l’analogie est réversible. Ce qui d’un laque fait une femme, fait d’une femme un laque. Si la beauté féminine est comme un laque, c’est à condition de l’ombre qu’elle est belle et blanche. Autrement dit, en amour comme en art, ce blanc n’a de valeur qu’en rapport avec l’ombre.

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À l’instar des objets de laque à la poudre d’or ou de nacre, la femme japonaise se plie à l’obscurité. Autant que faire se peut, dit Tanizaki, elle existe toute entière dans l’ombre ; de là ces longues manches, des « longues traînes qui voilaient d’ombre les mains et les pieds… »16. Dans Bruine de neige, le grand roman de Tanizaki dont la publication commence en 1943 et qui sera interdite en 1944, Sachiko se souvient de son père l’emmenant dans les maisons de thé de Kyôto, auprès de la « belle de Kyôto », visage si paisible qu’il allait se fondre dans la mort. Fadeur ? Ainsi du blanc. En vérité, tout éclairage indigent permet de modaliser la couleur. À la lueur d’une flamme, l’ombre n’est plus la simple négation de la couleur, c’est un spectre complet.

« Avez-vous jamais, vous qui me lisez, vu « la couleur des ténèbres à la lueur d’une flamme » ? Elles sont faites d’une matière autre que celle des ténèbres de la nuit sur une route, et si je puis risquer une comparaison, elles paraissent faites de corpuscules comme d’une cendre ténue, dont chaque parcelle resplendirait de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Il me sembla qu’elles allaient s’introduire dans mes yeux et, malgré moi, je battis des paupières ».

Autant dire que l’ombre est un phénomène : elle propose une configuration dynamique de l’espace.


Essai 3. La scène du crime.


En Occident, l’espace intérieur s’organise souvent autour des meubles. Il est une totalité plus ou moins close dont le centre est le meuble. En revanche, au Japon, « l’ombre se passe de tout accessoire »17. L’ombre procure l’expérience d’une « dimension en plus de profondeur », une morphologie et une cohérence du monde au-delà du sensible. Elle devient un principe d’harmonie dont l’espace n’est plus qu’une forme particulière. L’ombre n’engage pas seulement une expérience esthétique, elle rend l’espace concevable et, en un sens, elle rend le temps tangible. Tangible et figurable. Figuratif et abstrait. Elle accueille tous les mondes possibles, elle définit toute efficience véritable. Elle propose une spatialité sans contour, fractale, fluctuante dont l’instabilité perceptive et émotive exclut la matérialité trop calculée de l’Occident. Alors, l’ombre est la condition pour demeurer. Exister.

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S’obscurcir. S’enfouir. Demeurer ? D’une demeure dont la singularité tient à la non-fonctionnalité et la forme ouverte au défi du dénombrement.

À Kyôto plus qu’ailleurs sans doute, la transparence modulaire et flexible des shôji, les cloisons mobiles de papier, n’est pas seulement un effet voulu de matière, c’est un principe dynamique d’organisation de l’espace, un principe d’arrangement intérieur. Sur les shôji, ou plutôt à travers les shôji, l’intérieur et l’extérieur correspondent, se font signe. Il y a aussi ce son très particulier des cloisons coulissantes – éventails fugaces, presque un battement d’ailes. Avant-garde écologique en un sens. Car la demeure est une structure ouverte, comme ce pavillon de thé de Kyôto où « dans la lumière douce des shôji et plongé dans ses rêveries, l’on éprouve, à contempler le spectacle du jardin qui s’étend sous la fenêtre, une émotion qu’il est impossible de décrire »18 (je note dans mes petits papiers : laisser le monde venir à soi). Ombre changeante comme dans le bouddhisme zen : l’art du temps est surtout une esthétique du temps. Ainsi, comme pour dénouer les formes et les secrets, surgit ce que les Japonais appellent par une belle ambiguïté, le shogen : la chose vue mais aussi la chose pensée.

Chose vue et pensée.

Pour ce que j’en sais, il faut y demeurer. Et savoir y demeurer, c’est dans la lumière un peu brumeuse de Kyôto, véritablement tous les jours, méditer. C’est la politesse de l’invité. Donner du temps au temps, comme il convient de prendre toutes choses au Japon. Aussi une saisie momentanée (shikin), un éveil. Alors la nuit tombe soudain comme un pot d’encre renversé.

Écrire du Japon.

Au Japon, il faut d’abord apprendre à lâcher prise. Lâcher prise est certainement plus difficile (et plus long) qu’il n’y paraît. Qui le peut ? On imagine trop peu les réticences au Japon qu’une culture un peu grecque de la maîtrise implique. Au Japon donc, il faut apprendre que la signification peut vous faire défaut (et ce n’est pas rien car il faut comprendre que ne pas comprendre ajoute à la jouissance). Tout de suite après, en ce qui me concerne, j’ai appris à considérer quelque chose comme « l’épaisseur grasse » de l’ombre (pour être honnête, je dois dire aussi que j’ai découvert ces petits clips pour liasses de papier dont je ne peux plus me passer). Plutôt que le neuf, le lustre et la patine. Une intimité du temps qui passe et du temps qui dure. Tout aussi bien l’expression d’un devenir, d’un yugi. Dans la patine, il y a cette chose infiniment précieuse qu’est la mémoire des objets

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(tout ce que je n’ai pas fait l’hiver dernier pour que mon père ne repeigne pas les vieux volets du bord de mer… La mémoire Mamie, la mémoire !).

La patine suppose que du temps a passé, que cette histoire s’est conséquemment inscrite sur sa couche. Elle est plus que la surface d’inscription d’une énonciation, elle engage une mémoire figurative qui est celle de la familiarité du point de vue de la relation avec les usagers. Pour exister, la patine implique un usage sans excès et une usure qui a su préserver l’identité profonde de l’objet en modifiant son apparence. Patinée, la matière perd de son éclat pour gagner en profondeur. C’est, si l’on veut, l’anti bling-bling par excellence. Dans la patine, la souillure et la crasse confèrent un surplus de chaleur à la matière et un supplément de matière à l’objet.

La patine qui indique la permanence d’un usage et les effets du temps confère à l’objet rien moins qu’une qualité tangible. L’intensité de l’ombre, condition nécessaire de la densité de la matière, touche enfin à la lumière. De la sorte, le monde n’est plus la relation entre un flux de lumière et une matière opaque mais une hospitalité réciproque de l’ombre et de la matière. Une nouvelle « transparence d’ombre ». À cette condition, l’ombre est heuristique et sensible. L’ombre est la valeur.


Essai 4. Politique de la résidence.


En établissant une dialectique entre un passé valorisé et un présent impertinent, Éloge de l’ombre est plus qu’un traité d’esthétique japonaise. Il assume la fonction politique, du moins culturelle du plaidoyer pour le respect de la tradition. Or, si l’ombre est la valeur, cette valeur n’est révélée qu’au moment où celle-ci est menacée. L’éloge de Tanizaki s’écrit en réaction à une modernité clinquante calquée sur le modèle européen et initiée par l’ère Meiji (1868-1912)19 qui vit l’effondrement de l’ordre féodal après plus de deux siècles de règne des shoguns de la dynastie Tokugawa Bakufu.

Si les conditions de la vie quotidienne changent radicalement, les conditions de réception qui ont été prévues par les délégués de la culture disparaissent très normalement, et avec elles le sens des objets, des éclairages et des habitudes, pour ne pas dire des mœurs. C’est pourquoi les « jeux de l’ombre et de

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la lumière » expriment non seulement un conflit d’interprétations20 mais aussi de façon plus dramatique une concurrence de mondes. C’est ce que dit Tanizaki lorsqu’il écrit que la divergence entre la culture d’ombre et l’ampoule est une alternative à la fois « politique, religieuse, artistique et économique »21. De sorte qu’en choisissant encre de Chine et éclairage indigent, « notre pensée et notre littérature elles-mêmes n’auraient pas imité aussi servilement l’Occident et, qui sait ? peut-être nous serions-nous acheminés vers un monde nouveau tout à fait original »22.

Si l’ombre met en forme à temps (la tradition) et en matière (le monde), son éloge assume une fonction politique implicite ; du moins, il défend un patrimoine national et revendique la pérennité d’une histoire, disons Heian plutôt que Meiji. Kyôto plutôt que Tôkyô.


Essai 5. Enquête de terrain


Aller au Japon pour se déplacer dans l’ombre. C’est ce que faisait Artaud et Kawabata, d’ailleurs presque au même moment, sans le savoir. Faire l’ombre (pas faire de l’ombre). L’éloge et le blâme. Il faut une enquête (c’est aussi un roman policier qui s’écrit). Je sais bien que résoudre « l’énigme de l’ombre » reviendrait, pour l’Occidental, à mener un whodunnit impossible. Face à une hygiène énigmatique, c’est révéler le secret d’un assassin – l’idéal japonais du yûgen, le mystère ineffable – en ignorant que l’on est déjà soi-même la victime. Pour quoi faire alors si contre tout avis d’enquête, l’ombre signe un crime parfaitement ironique puisque l’enquêteur est la victime qui s’ignore ? Ce sera la seule ombre au tableau de la villa, si je puis dire.

Au Japon, il y a de fortes chances d’arriver toujours après-coup (qu’importe si je prends le risque, c’est ma passion de l’épreuve). Il y a aussi une possibilité non négligeable, non négociable que tous ces « jeux de l’ombre et de la lumière » n’ouvrent pas d’autre nuit que cette inexécutable jonction entre l’Orient et l’Occident. Mais cette impossible coïncidence des désirs pourrait faire à elle seule toute la valeur de la résidence en n’arrêtant pas de produire, d’un côté comme de

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l’autre, de la métaphore, du fantasme – séduction et malentendu mêlés. Le désir se confondant avec son objet et le manque à représenter avec l’identité, le Japon se déplace déjà dans l’ombre. Le Japon est à l’image de l’ombre. In fine, l’ombre n’est plus la métaphore. C’est le Japon qui transporte l’ombre, qui est l’image qui n’est manifeste qu’en rapport avec la vérité qu’elle cache et indique tout à la fois, c’est-à-dire avec l’ombre ; montrer qu’on cache n’étant pas le spectacle le plus innocent, le Japon le plus ingénu sera aussi celui qui fera moins que montrer. Par un heureux retournement, le pays du Soleil Levant sera mon royaume de l’ombre.

« … Je suis émerveillé de constater à quel point les Japonais ont pénétré les mystères de l’ombre, et avec quelle ingéniosité ils ont su utiliser les jeux d’ombre et de lumière. Et cela sans recherche particulière en vue de tel effet précis. […] Tout compte fait, quand les Occidentaux parlent de « mystères de l’Orient », il est bien possible qu’ils entendent par là ce calme un peu inquiétant que secrète l’ombre lorsqu’elle possède cette qualité-là. »

Le projet est – comment dire ? – un peu sombre.

Sombre et pour le moins littéraire. Moins un paysage qu’un passage (avec décalage horaire). Il n’empêchera certes pas la (post)modernité consumériste de gagner du terrain, ni Tôkyô ni Paris d’être ces « garces de lumière ». Il n’empêche que l’écriture, ce temps d’avant le temps, c’est Kyôto, cette Demeure de l’ombre. Écrire, c’est éteindre la lampe, c’est plonger la villa dans le noir, c’est représenter l’espace sens dessus dessous, s’inquiéter, lâcher prise, peindre le monde sur soi, devenir un archipel et se déporter un peu comme une particule lorsqu’elle change de champ de force. C’est la patine et le lustre. C’est mettre en rapport (activer le bon script, enquêter). Oui, parce qu’au terme de cette enquête encore un peu universitaire, j’en conviens, le Japon pourrait bien me changer les idées ! Il faudra instruire la différence par l’identité et savoir faire une place à l’autre, sinon à l’antagonisme, sans bénéfice d’inventaire univoque. Alors les « jeux de l’ombre et de la lumière » de Tanizaki seront une belle métaphore pour la littérature elle-même. Une métaphore précisément, qui assume son jeu et précise sa relative relation au sens : à savoir que l’écriture, même quand elle est de critique littéraire, est moins un outil de connaissance qu’un outil de simulation. Ce qui reconduit tout aussi bien à cette évidence, à savoir qu’écrire ou lire c’est moins savoir qu’interpréter.


Essai 6. Input /output.

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photo


Pour se réconcilier avec son ombre – rejoindre ce qui survit aux formes – peut-être faut-il en effet souffrir de la perdre. A t-on jamais entendu pareilles histoires au Japon ? Je veux dire des histoires où l’ombre d’un homme disparaît sans l’ombre d’un pli, comme pour Peter Schlemil, le héros de Chamisso ? Pour Bob Harris, le personnage de Sofia Coppola (je note dans mes petits papiers : au cas où, prendre aussi Sans Soleil de Chris Marker), comme pour le touriste en visite à Tôkyô, la capitale nippone n’est qu’un décor. Visiter Tôkyô, c’est faire l’expérience d’une chute, d’un arrêt sur image davantage qu’une chute dans le discours. Les néons font le jour, tant et si bien que la lumière artificielle fait littéralement écran : on n’y voit plus rien, l’œil est halluciné, le ciel est obstrué. « Plus on regarde la télévision japonaise, plus on a le sentiment d'être regardé par elle » disait Chris Marker. Arrêt sur image : le corps est le temps d’une hypnose (d’une distraction). Mais pour peu que les néons défaillent et que l’ampoule à incandescence d’Edison soit mise en difficulté, voilà le corps obscur du Japon qui perpétue sa danse. Et qui danse et qui danse. Et qui danse, une nuit, en pli, en origami.

Quelle est la leçon testamentaire des ténèbres ? Quel peut être le testament de la carence en photons ? Habiter l’ombre comme condition pour habiter les choses ?

Une audace sans fin ? Une pratique morale et politique, une esthétique, une émotion de mémoire et de fiction ? Mais qui pourrait dire où est la réalité et où est la fiction ? Je crois savoir que quand les mots ont un sens et que la vie n’est pas le contraire de l’oubli, ils sont tous les deux à l’ombre l’un de l’autre. Mais seulement quand les mots ont un sens et que la vie n’est pas le contraire de l’oubli.

Je ne veux pas non plus passer mon séjour à m’interroger sur la fonction du souvenir. Ou alors il faut que le souvenir soit un engagement pour l’avenir et que l’avenir soit un enfant pour un enfant. Un enfant et ce ne sera pas rien. Si l’homme parfois ne fermait pas souverainement les yeux, il finirait par ne plus voir ce qui vaut d’être regardé. Paroles d’ombre, ce serait continuer la demeure des morts –

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l’éloge – l’art – la littérature – cette « maison, écrit Levinas, qui se situe en retrait par rapport à l’anonymat de la terre, de l’air, de la lumière, de la forêt, de la route, de la mer, du fleuve… »23, cette adresse dont la sincérité de l’habitant s’oppose à la politique de l’occupant, et cette jouissance de la demeure à la représentation du territoire. C’est espérer qu’un jour enfin, on puisse regarder la foudre comme une éblouissante obscurité ; espérer qu’au jeu de l’ombre et de la lumière, l’ombre ne soit pas toujours perdante ou perdue ; qu’un nouvel Orient ne fasse pas le jour et que le Japon en profite pour offrir un spectacle fait d’une autre invisibilité : pour ne plus trouver un soleil à chaque détour de métaphore ; pour ne plus porter un soleil dans les yeux ; pour que voir ne soit plus savoir ; pour que « l’ombre m’ouvre les yeux,/ et le rapprochement de l’impossible au fond du jour/ […] sans que rien ne me soutienne ni me guide/ que la puissance de l’erreur,/ qu’une ombre taciturne et ne portant de lampe »[24] ; pour que le spectre qui fasse retour ne soit plus décomposé ; pour que l’ombre ait de l’esprit donc, qu’elle ne soit ni sans corps ni demeure.







Et soudain, comme il convient de prendre toutes choses au Japon,
passer du côté de l’inconnu.

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Notes



⇑ Remonter en début de texte…



[1] Yukio Mishima, Les amours interdites, trad. du japonais par René de Ceccatty et Ryôji Nakamura, Paris, Gallimard, 1994.

[2] Soucieux toutefois d’une définition, Hijikata citera Takiguchi en 1974 : « La poésie n’est pas une croyance. Ni une logique. La poésie est acte. L’acte congédie tout acte. Voici l’instant où l’ombre du rêve ressembla à l’ombre du poème ».

[3] Jun’ichirô Tanizaki, In’ei raisan, Tôkyô, Orion Press, 1933.

[4] Ibid., p. 56.

[5] Ibid., p. 54.

[6] Sei, la nature, la qualité, le caractère ; kan, sentir, éprouver.

[7] Tanizaki, Op. cit., p. 42.

[8] Ibid.

[9] Ibid., p. 52.

[10] Ibid., p. 42.

[11] Ibid., p. 45.

[12] Rappelons-nous que la distinction entre arts et arts décoratifs n’a pas lieu au Japon.

[13] Tanizaki, Op. cit., p. 34.

[14] Alcôve en un sens.

[15] Jun’ichirô Tanizaki, Op. cit., p. 59.

[16] Ibid., p. 77.

[17] Ibid., p. 52.

[18] Ibid., p. 21.

[19] Ère Meiji : 1868-1912 ; Ère Taishô : 1912-1926 ; Ère Shôwa : 1926-1989.

[20] « En fait, la beauté d’une pièce d’habitation japonaise, produite uniquement par un jeu sur le degré d’opacité de l’ombre, se passe de tout accessoire. L’occidental, en voyant cela, est frappé par ce dépouillement et croit n’avoir affaire qu’à des murs gris dépourvus de tout ornement, interprétation parfaitement légitime de son point de vue, mais qui prouve qu’il n’a point percé l’énigme de l’ombre », Junichirô Tanizaki, Éloge de l’ombre, Op. cit., p. 52.

[21] Ibid., p. 29.

[22] Ibid., p. 30.

[23] Emmanuel Levinas, Totalité et infini, essai sur l’extériorité, La Haye, M. Nijhoff, 1961, p. 129.

[24] Philippe Jaccottet, La semaison, Carnets 1954-1979, Paris, Gallimard, p.26.