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L’effort et l’exact


Erg de Catharina van Eetvelde, exposition à la galerie Anne Barrault,
9 janvier-13 mars 2010, prix du Salon du dessin contemporain, Paris, 2010.


Erg : désert de dunes fixes dont le sable superficiel est remodelé sans cesse par le vent. Aussi unité de travail, d’énergie et quantité de chaleur du système d’unités C.G.S. (1 erg = 10−7 joule).

Erg se déplace. Comme araignée ou comme dune. Dans Jam (2008) – araignée et œil du cyclone. Dune (figure de l’assèchement), veine, fil et filet, fourche et fluide, lacet, lien, maille, tissu, nœud, onde, incise, incubation, impulsion, punctum, mouvance, étoilement (mais noir sur blanc). Mamelon de sable. Dune mouvante. Erg comme métaphore du dessin. Erg transporte. Où ? Erg est le dessin. La seule chose essentielle est que ça ne s’arrête pas. Comme les dunes déplacées par les vents, Erg se remodèle sans cesse. De proche en proche. Trait pour trait. À l’infini.


Je sais que la question « Qu’est-ce que c’est ? » n’est pas vraiment une question à poser : si nous commencions par dire ce que c’est, nous manquerions toute exactitude (à l’intérieur, à l’extérieur). Ce serait manquer ce que Catharina van Eetvelde appelle – assez mystérieusement – le contemporain. Mais entendons bien l’extrême extrême patience – l’épreuve du temps – qu’implique un tel dessin. Erg est d’abord un travail sur le temps. Sur le temps du temps. Erg éprouve vraiment ce qu’est le temps.


Il n’y a pas de chemin dans le cheminement des dunes : se mouvoir implique des possibilités ouvertes dans le même temps. Toutes sortes de points d’attaque, de contacts – une implication de nœuds. Toutes sortes de perturbations. Le plus petit dérange le plus grand (Erg déconstruit aussi toutes sortes d’autorité). Erg multiplie les appels, crée de la communauté sans communion. C’est un ouvrage de Pénélope : ce qui s’y fait s’y défait tout aussi bien.


Si j’étais Catharina van Eetvelde – et en un sens, je le suis, je la représente, je l’amène ici avec moi –, si j’étais elle, je me disséminerais dans la page, je perturberais tout, me diviserais de manière anagrammaticale, en me retournant contre moi-même, comme un fou, imprévisible, en me divisant de manière incontrôlable, sans origine ni fin – pour rien. Je ferais mon grain de sable.


Quand Catharina me demanda d’écrire un texte, je fus très touché mais aussitôt divisé. Je suis tenté de dire : j’étais divisé. J’étais divisé, point final. Elle m’a invité, j’étais divisé ; je me suis divisé. Divisé (mais jusqu’où ?), je me teste. Le 17 janvier : je cherche encore ma mesure. Catharina a cette générosité extrême capable de vous réorganiser moléculairement – elle a cette puissance.


Quand on est enfant il y a toujours une vieille femme qui reprend sans cesse un filet de pêche devant la maison du bord de mer (filet mais aussi ligaments, lignes, réseaux, articulations, synapses, tissus nerveux). Pour lui comme pour elle, c’est un test permanent. Ce filet a sa façon à lui d’être testé, repiqué, refait si bien qu’à la fin nul ne pourrait dire ce qui l’attache vraiment.


Le 18 janvier : comment se conduire devant – jusqu’à – cette singularité ? Quelle forme de lien et de coupure le fait de passer du temps inscrit-il ?


Il y a quelque chose dans Erg qui met à l’épreuve. Quand Catharina dessine, elle ne cesse de soumettre son travail aux exigences impérieuses de l’examen. L’examen, l’épreuve, le test appartiennent à l’expérimentation – à notre époque – et à son idéal scientifique : l’exigence d’objectivité scientifique implique que tout énoncé scientifique reste nécessairement donné à titre d’essai. Une chose peut être corroborée mais toute corroboration est elle-même subordonnée à d’autres tentatives, à d’autres choses, à d’autres énoncés qui eux aussi ne sont donnés qu’à titre d’essai. Dans la culture de l’expérimentation, si les choses n’ont pas d’existence autonome en tant que telles, elles ne sont pas indépendantes du dispositif expérimental, pas plus qu’elles ne le précèdent. Chez Catharina van Eetvelde, le système expérimental est lui-même suffisamment fluide pour permettre des événements sans précédents. Dans Erg, l’événement se déplace depuis quatre points de vue, simultanément, juxtaposés.


C’est pourquoi Erg ne suit pas une quelconque linéarité. Le dessin qui se meut ne sait pas ce que veut dire sa propre ligne. Il revient sur lui-même car il est un questionnement sur le début des choses. Il est poreux à toutes sortes d’influences et aussi d’effacements. Pourrait ne pas exister : il s’échafaude. S’escorte. Se teste. Catharina dessine à la main ; en revanche, le dessin vectoriel ne définit pas des points mais des formes dont les dimensions ne sont pas imposées. Le « control Z » permet surtout de revenir en arrière sans pour autant annihiler le dessin, contrairement à une gomme. Tout étant soumis au « control Z », tout est retravaillé, rhizomé. C’est une ponctualité. Erg offre autant qu’il dérobe la possibilité ténue de l’Être et d’un monde qui se menace sans cesse de son impossibilité. En même temps, il est comme poussé par une certaine nécessité.


Silence. Quelque chose est en train de se faire. « Qu’est-ce que c’est ? », c’est ce qui manque. C’est ce que l’on cherche.


Erg rend aux choses leur puissance. Erg devient de telle sorte que son événement ne soit jamais un point extrinsèque que l’on pourrait formaliser en dehors de ses coordonnées. Il n’est pas le résultat d’une histoire. En ce sens, il n’est pas narratif (même s’il y a un certain narrateur, tout en noir, que j’appellerai une antigone). Il échappe à l’histoire car il porte à l’infini. Il n’est pas manifestation de la vérité mais un devenir. Un déplacement constant du temps et de l’espace. Un jeu. On pourrait dire il y a de l’erg comme on dirait qu’il y a de l’espoir.


Ce qui le voue aussi à une authenticité (une éthique, j’y reviendrai) qu’on aurait pu croire périmée.

Il n’a pas besoin d’un interprète. Son dessin est adéquat à la signification : la signification est le dessin, plutôt que d’être dans le dessin ou que celui-ci ne soit dans la signification.


Si la question « Qu’est-ce que c’est ? » n’est pas vraiment une question, c’est parce que le sujet est le dessin lui-même. Un dessin se réfléchissant de toutes les façons : nul à sa façon. Un dessin se réfléchissant de toutes les façons est à n’y rien comprendre. Si vous n’y comprenez rien, que le sens vous échappe, que vous ne comprenez pas tout ou pas du tout, c’est précisément qu’il y a de l’erg : que le sens est ailleurs, déplacé, mobilisé. Vous passez à côté. Vous voyez ? Non, vous ne voyez pas ? Alors vous voyez bien que le sens est ailleurs. C’est bien qu’il n’y est pas. Qu’il n’est pas là où vous l’attendez. Pas à l’extérieur. L’erg de rien, la dune s’est déplacée.


Il est difficile d’écrire sur Erg parce que si Erg est ce qu’il est – le dessin – il n’est fait de nul contenu paraphrasable. Si ce dessin est susceptible de multiples interprétations – Catharina insiste souvent sur ces appropriations – c’est précisément parce que le dessin est plein de choses à la fois et qu’il est fait aussi de ce qu’on y cherche. Le dessin est dans le temps. Paragraphes – petits miroirs de poche.


L’épreuve est liée à l’expérience de l’extériorité. Il y a dans Erg quelque chose qui relève de l’effort d’être exact et qui rompt avec une domesticité mensongère du monde et du moi.


Erg n’est pas une image de la chose ni un quelconque simulacre, mais la chose elle-même (que l’on cherche, un peu comme dans une tragédie grecque). Il est dénué de sens car il est lui-même le sens. Il faut donc s’intéresser au fétiche lui-même, c’est-à-dire au réel, plutôt qu’à ce que le fétiche est censé représenter, c’est-à-dire au vrai. Avec ce paradoxe que si l’on veut trouver le réel, il faut le chercher hic et nunc, sur le moment, dans l’émergence de ce que Catharina appelle le contemporain. Avec Erg il ne s’agit plus de chercher le sens ailleurs : le réel du dessin et peut-être du monde n’est pas un ailleurs du sens mais un lieu réellement imaginaire. En dépit de tout ce qu’on lui demande, Erg se doit d’être un peu mystérieux pour cacher qu’il n’a rien à lui. Le secret des choses, c’est qu’il n’y a pas de secret. Ni de clé sinon USB. C’est le contraire d’une psychanalyse appliquée. Erg ne se raconte pas mais s’éprouve en sites mémorables, en applications, en nœuds de force. Il faut entrer. En croisant les doigts pour y être vraiment. Car Erg ne se laisse pas rattraper.


Si l’on s’en tient au titre, l’entrée de jeu ne pourrait pas être plus explicite : le titre désigne de lui-même ce qui suit et qui se déplace. Erg est le mystère, recroquevillé sur sa propre intériorité. Boîte à secrets ? Une réflexivité générale. Erg se signifie lui-même : il est à lui-même son propre vecteur, son propre dessin. Il s’informe de lui-même. C’est en ce sens qu’il est peu « plastique ». Forme fermée au sens et formée pour elle-même et par elle-même. Entendons qu’elle est la forme de tout – sur toutes les échelles, du visible et de l’invisible, du micro au macro – positionnement et vitesse. Une forme fermée sur sa forme, donc hospitalière à son propre sens, mais pas un sens venu de l’extérieur, un sens surgi de l’intérieur, dans l’effondrement du sens commun et le dérèglement des mesures. Erg est la boîte noire (un enregistrement) des perturbations – un nouveau triangle des Bermudes (Cruise aussi, 2004).


Erg : unité de travail, d’énergie et quantité de chaleur du système d’unités C.G.S. (1 erg = 10−7 joule). Il est étrange que tant d’énergie se dépense à dire le sens de ce qui n’a pas de sens. La pensée vague de ce que Baudelaire appelle « la ténébreuse et profonde unité » en constitue le fond superstitieux. Chercher le sens absolu à partir duquel se dissoudrait l’énigme est toujours vain. Comme dans l’Eurêka de Poe, l’unité originaire – « unity » – ne peut se contempler qu’à la lumière d’une cosmologie. Erg – l’ensemble des rapports existant dans tout – est tout un monde. Ou plutôt une infinité d’univers parallèles. Erg : façon de faire des mondes. Et de les percevoir.


Les choses ne sont pas si simples. Erg n’installe jamais en nous la rassurante certitude d’avoir compris, définitivement saisi. Y’a d’la rumba dans l’erg ! Il y a de la mise en abîme et du règlement de compte. Il y a du shifter, du driver, du slider, du process, du data-flux. Soustractions, additions, glissements. Il y a de la condensation et de l’expansion. De l’économie. Il faut calculer tous ces impacts et recontextualiser sans cesse. Erg est une théorie de l’influence. C’est fou comme les choses peuvent s’expliquer les unes les autres, dans le temps. Ce qui implique aussi, en un sens, de ne jamais refaire le même dessin. Erg est réel : unique.


Erg est fait de petits riens. C’est pourquoi il se soucie du moindre détail.


Erg n’érige pas même un décor. Son créateur disparaît ; le sens ne s’y rencontre plus. Erg n’est pas une nouvelle objectivité. Ni une hyper-technique. Il n’y a pas de description de la vie intime : Erg est une intimité. Une vue du dedans. C’est pourquoi Catharina parle de réconciliation avec le monde. Dans le dessin le surgissement éthique négocie un certain rapport au monde et de soi à soi. De l’humour. De l’ironie. Du refus. Du jeu. Une attention, presque une vigilance philosophique. Une élégance XVIIIe. Une vision un peu grecque. Une fluidité. Une sensibilité contemporaine. Une générosité. Une fidélité (dans ce qu’elle veut dire, il n’y a pas grand chose qui change). Une patience. Une certaine pudeur. Erg est ultra-sensible. Émotif.


Erg : calcul conscient d’une certaine stratégie formelle (technique) pour éliminer le hasard sans rien prévoir. Pour construire. Erg s’échafaude de l’intérieur. Erg est aux limites de la raison, entendue à la fois dans son sens habituel et dans son acception étymologique de ratio : « calcul ». Erg est une œuvre de raison aux deux sens du terme puisqu’ici le calcul tend à éliminer le hasard en intensifiant la cohérence interne. Erg n’est pourtant pas réglé comme du papier à musique. Il y a de l’aléatoire et de l’intuition, et plus d’une instabilité – comme dans la théorie physique des particules – Catharina dit que la théorie des quarks est ce qui se rapproche le plus de son travail. Et dans ses lignes parfaites, il y a beaucoup de tremblements.


Il me semble que si l’on va au bout de ce raisonnement, il faut y aller vraiment et puis rien.


Erg est donc instruit et animé de l’intérieur, dans son mouvement et sa durée. Une incubation – une métaphore que Catharina revendique – est nécessaire. On parle généralement d’incubation pour désigner le temps qui s’écoule entre une contamination et l’apparition des premiers symptômes. Erg est aussi un virus. Or si Erg est un virus, il n’a nul besoin de la participation active de l’artiste ou de l’interprète pour faire ce qu’il a à faire : il n’a besoin que d’un site d’accueil. Cela dit, il y a toutes sortes de virus. Un virus informatique, par exemple, n’existe pas comme un virus dans la nature. La différence la plus manifeste est que le virus informatique est souvent créé pour nuire. Mais quant à sa volonté de nuire, je ne peux attribuer cette intention que si je me place du côté de la critique épistémologique, celle capable de distinguer le vrai du faux, celle qu’Erg déconstruit le plus. Si je décris le virus en des termes plus ontologiques, ceux de l’expérience, rien ne m’autorise à dire que le virus est mauvais. Il peut tout aussi bien être bon. Simplement, il sera plus ou moins efficace. Selon la définition du hacking : moins une volonté de nuire qu’une connaissance technique permettant de modifier un objet ou un mécanisme pour lui faire faire tout autre chose que ce qui était initialement prévu – parfois pour inoculer au corps social un antidote.


En suivant cette métaphore, Erg nécessite moins une interprétation qu’une expérience ou un projet. Lorsqu’un virus affecte un organisme, il se produit comme un décodage d’informations dont le corps exprime les symptômes. Le corps traduit alors une information essentielle : que je suis malade, atteint par une étrangeté qui ne m’est pas propre mais qui entre en conflit avec l’organisation de mon propre corps. N’étant plus tout à fait moi-même, je suis aussi potentiellement contagieux. Lorsqu’un virus affecte un ordinateur – n’oublions pas que l’on est aussi dans une database, il se reproduit en toute impunité, parfois sans même que l’utilisateur en ait connaissance.


Le virus s’attache à un programme exécutable et se reproduit sur tout autre programme exécutable – autre façon de réflexivité. Il se propage en utilisant les facultés de reproduction de la cellule hôte. Or, on n’attrape pas un virus pour l’avoir correctement interprété ou compris. Le virus qui infecte un organisme ne l’infecte pas pour signifier quoi que ce soit mais d’abord parce qu’il est ce qu’il est.


Erg : le corps n’interprète pas le virus, il lui répond. On pourrait toujours répondre que certains attrapent le virus, d’autres pas. Que certains sont immunisés, d’autres pas. Et puis il y a toutes sortes de vaccinations préventives et de contre-infections, à défaut d’antidote, d’organisme à son corps défendant.


Erg, circuit cellulaire, construction mentale, hypertexte informatique est conçu comme capable d’une perturbation du système et capable d’une mutation accélérée. Erg : agent pathogène de mutation préparant un autre corps, un autre monde, un autre dessin, un autre destin – peut-être une façon d’être exact ?


Olivier Sécardin


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