Catalogue4

(Dé)Trompe l’œil, histoire de voir


Catalogue de l’exposition Trompe l’œil du photographe Rémy Lidereau
Galerie Paul Frèches, du 21 septembre au 17 novembre 2007
extrait repris dans Photos nouvelles, n°48, novembre-décembre 2007.


I


Il est souvent d’usage de faire basculer toute image de la plus grande crédibilité au plus grand discrédit en un clin d’oeil. Soit l’image se donne comme reproduction mécanique et fidèle du réel, soit l’image à un moment devient imaginaire. Imaginaire, c’est-à-dire illusoire. Soit la photographie garantit le réel, soit elle est capable de tout, mais incapable de fidélité. Vous croyez ce que vous voyez immédiatement – entendu qu’il faut y croire pour le voir – et quelques secondes plus tard vous n’y croyez plus. À y regarder de près, l’image est à jamais douteuse. Nous hantons le monde à travers l’image ; seulement, il n’est pas de fantôme qui ne disparaisse au lever du jour.


II


Parfois, vous êtes bien inspiré de vous méfier.


III


Car à l’aube, le monde a tôt fait d’apparaître plus irréel qu’aucun trucage. Trompe-l’œil (2003-2006) de Rémy Lidereau (1979-) montre d’abord que l’irréel est ancré dans la réalité et, à en croire ses propres yeux, qu’il y a tout lieu d’attester de l’étrangeté du monde que nous habitons. C’est merveille que cette France en miniature. Et cet improbable tremplin de saut à ski dont Bertrand Noël dirait qu’il « donne accès au vide » 1 . C’est merveille que cette urbanité néo-pop façon Vegas digne de la suburb d’Edward aux mains d’argent (1991), le chef d’œuvre de Tim Burton ou, peut-être tout aussi inquiétant, de la Tour des Minguettes (1984) de Jean-Pierre Raynaud. Histoire de nous en faire voir de toutes les couleurs. Et cette maison perdue dans la taïga finlandaise est-elle le décor un peu sinistre d’un conte pour enfants ? Quel théâtre sans personnage s’y joue t-il ? En territoire urbain dépeuplé, quel secret couvre la géométrie des façades ? Fenêtres sur le monde ou mur d’images ?

Peu narratif, l’univers visuel de Rémy Lidereau est à la croisée du nouveau document et de l’hallucination en temps réel, de la photo-graphie et de la géo-graphie, de l’expérience quotidienne des choses extérieures et de l’émerveillement. Ainsi, du fait de cette double rencontre du monde et du temps et en vertu des allers-retours entre les images, la présence des choses se donne sur fond d’absence. La signification elle-même est toujours différée, filtrée entre le lieu et la représentation du lieu comme deux univers qui s’affectent mutuellement. La capacité d’émerveillement est aussi une agilité du regard qui saute d’une image à l’autre : Rognonas, la suburb néo-pop qui nous en met plein la vue, quand bien même elle n’aurait rien à voir avec la maquette, ne peut pas se percevoir indépendamment de cette France en miniature. Question de mapping mais aussi façon de jouer sur les deux tableaux. Suspens.


IV


Détromper l’œil ? Œil pour œil ?


V


S’arrêter sur chaque image. Lui concéder un peu de temps. Question de crédit photographique.


VI


C’est une vieille leçon de la phénoménologie : la perception usuelle est toujours intéressée ; elle ne voit les choses qu’au regard de leur usage fonctionnel. La rationalité du monde se mesure en termes de fonctionnalité et d’efficience. WYSIWYG : what you see is what you get. Parce que nous n’appréhendons les choses qu’en fonction de leur usage, le réel est sous influence. Or, Trompe l’œil trompe paradoxalement moins l’œil que la perception (son attente). Les choses sont ainsi photographiées qu’elles semblent apparaître pour la première fois. Insolites sans être anecdotiques, énigmatiques sans être mystérieuses, indécises, ces images surprennent le sens commun. Elles l’arrêtent, l’interrogent. Au fond, elles montrent comment les choses apparaissent et disparaissent au regard, partagées entre l’input et l’output. Tromper l’œil revient toujours à court-circuiter la perception.

Je pense à l’une des photographies, un cube incandescent, qui brûle mais ne se consume pas, un lieu dédié à toutes sortes de jeu – un casino. Certes, l’architecture cubique n’est pas commune mais elle n’est pas non plus invraisemblable. Ce n’est pas le cube qui est excentrique. Pourtant quelque chose ne va pas. Quelque chose ne tourne pas rond. Comme une ombre au tableau. Je vous laisse deviner quoi. Le seul jeu qui est ici donné à voir, c’est celui des éclairages : esthétique incongrue. Et toutes ces tours néo urbaines sont en réalité un seul tour de passe-passe. Un truc.

En explorant les frontières troubles du réel et de l’irréel, la série Trompe l’œil interroge les cadres restreints de la perception et tente de (dé)saisir un contact avec le monde. Et comme d’une image à l’autre, la suspicion s’est immiscée, elle a tôt fait de rendre toute chose improbable. De la sorte, elle entame le crédit aveugle portée aux choses. Elle montre comment la vision du monde que nous avons est convenue. Simple cliché. La vision commune prétend voir, elle reconnaît sans réfléchir. Alors qu’en vérité, elle voit sans voir. Myopie d’époque. Chaque image cherchant trop vite son cadre, il n’y a pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. L’imbécile qui demande des gages d’authenticité n’a rien compris : « l’image est la seule preuve d’aucune existence autre » dit Lidereau. Aucun critère n’est là pour le rassurer.


VII


Quand le sage pointe du doigt la lune, l’imbécile regarde le doigt.


VIII


Sans doute faut-il du temps pour court-circuiter les fausses évidences : le réel est toujours indexé à une échelle de temps. Mais « si l’homme parfois ne fermait pas souverainement les yeux, il finirait par ne plus voir ce qui vaut d’être regardé » écrivait René Char dans les Feuillets d’Hypnos (1946).


IX


Ainsi, c’est avec le plus grand naturel que l’imbécile regarde le doigt et répond au sage : « C’est tout vu ». « C’est tout vu » signifie qu’il n’y a rien à rajouter ni à retrancher aux apparences de façade. Suffisance qui au fond n’est peut-être pas si opposée à ce que le photographe allemand Thomas Demand (1964-) appelle « la lecture paranoïaque du spectateur ». Mais qu’il advienne un quelconque manque, ambivalence, distorsion et l’œil s’aveugle. Le regard est médusé, la structure différée. Perplexité du contemporain. Trompe l’œil répond d’une certaine intervention photographique, soit que telle ou telle couleur soit appuyée ou atténué, soit qu’une disparition quelconque fasse surgir le potentiel fantasmagorique de toute réalité, jusque dans sa (dé)composition symétrique. Souvent, le détail trahit. Montrer qu’on cache n’étant pas le spectacle le plus innocent, l’image la plus ingénue sera aussi celle qui fera moins que montrer.

Ce n’est pas tout : pour arriver au détail, encore faut-il aventurer une promenade de la perception – une subtilité. C’est Walter Benjamin qui parlait d’une « pensée du détail »: souvenons-nous de cette herbe grasse qui recouvre l’atelier du photographe, chaque brindille d'herbe est singulière et a autant de rapport avec un autre brin qu’avec n'importe quoi d’autre. C’est par indigence que nous appelons cette brindille « herbe », en oubliant la singularité de chaque détail – la grenadine à l’eau et le chat exilé sur son totem.


X (files)


D’où l’humour et l’inquiétude de cet univers, commun et extraordinaire à la fois. Le secret, c’est que toute image laisse à désirer. Alors, il nous faut revenir sur ce qui nous échappe et, de ce fait, n’en finit pas de nous tenter. Là est l’origine du monde. Reste à voir que ce scepticisme n’a rien de systématique mais qu’il engage une subtilité qui fait la différence entre voir et croire, voir et entrevoir. L’objectif photographique étant de garder la chose en vue.


Olivier Sécardin


[1] Bertrand Noël, Les Yeux dans la couleur, Paris, P.O.L, 2004, p. 186.



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