Collection « Penser/Croiser » dirigée par Rémy Toulouse et François Cusset, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007
Wendy Brown, Les Habits neufs de la politique mondiale. Néolibéralisme et néo-conservatisme, 2007.
Mike Davis, Le Stade Dubaï du capitalisme, 2007.
Stanley Fish, Quand lire c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives, 2007.
Fredric Jameson, La Totalité comme complot. Conspiration et paranoïa dans l’imaginaire contemporain, 2007.
Franco Moretti, Graphes, cartes et arbres. Modèles abstraits pour une autre histoire de la littérature, 2008.
David Harvey, Géographie de la domination, 2008.
Hal Foster, Design & Crime, 2008.
Àlvaro García Linera, Pour une politique de l’égalité. Communauté et autonomie dans la Bolivie contemporaine, 2008.
Les rapports entre l’art et la théorie sont beaucoup plus difficiles à mettre en théorie qu’en pratique. Allez (sa)voir pourquoi. Dans le pré carré de la critique, la nouvelle collection des Prairies ordinaires, « Penser/Croiser » dirigée par Rémy Toulouse et François Cusset, collection de textes courts de critiques étrangers figure assez ce paradoxe. Quadrillage à l’efficacité graphique immédiate – impeccable, sérielle, néo-pop-minimaliste, rétro cheap & chic, acidulée, portative : la ligne éditoriale a tout pour plaire. D’ailleurs, c’est tout à son intérêt : sur le marché de la théorie critique, à mesure que s’accroit la concurrence – Agone, La Fabrique, Fresh Théory, Les éditions Amsterdam ou la collection « Zones » à La Découverte –, il faut concevoir de nouvelles séductions et savoir défendre son positionnement. L’emballage devient aussi le produit. C’est le capital de marque, dit Hal Foster. Blague à part, ce quadrillé si iconique de lignes perpendiculaires tracées régulièrement – cet aplat de la théorie – fonctionne en vérité comme les plans de l’urbanisme moderniste : dans son abstraction géométrique, il circonscrit un espace, délimite un territoire, construit un empire. Rappelons-nous que New York, posée sur une terre en friche, avec ses douze avenues nord-sud et ses cent cinquante-cinq rues est-ouest, s’est organisée en soumettant sa structure à la spéculation immobilière. Comme Dubaï du reste, dont Mike Davis dans le Stade Dubaï du capitalisme restitue la pseudo-topographie postmoderniste. Ainsi, l’architecture a pu « feindre d’être indemne tandis que la ville continuait à se transformer autour d’elle », mais en suivant le même design. On peut construire la théorie comme un plan d’occupation des sols. On peut construire des collections comme on construit des villes : en spéculant avec un peu plus de volume(s).
Il y a dans la dernière publication de « Penser/Croiser », Design & Crime de Hal Foster, comme une certaine réflexivité souterraine permettant au fond de formuler l’économie politique de la collection : l’unité graphique de la théorie. Inutile de formaliser une quelconque Théorie unifiée là où les présupposés, les objets et les méthodologies sont a priori très hétérogènes. Les intérêts de Wendy Brown, de Stanley Fish ou de Hal Foster ne sont évidemment pas les mêmes. Or si la critique implique de faire la part des choses, il revient précisément de considérer la formalisation (le nouveau structuralisme) de la théorie. Dans un sens très littéral, nos petits carrés sérigraphiés immédiatement identifiables désignent la théorie et la façon dont le design contemporain l’administre. De cette façon aussi l’économie politique de la collection (et sa politique d’acquisition de la théorie, analyse quantitative) correspond à l’unité graphique de la théorie (analyse qualitative) qui l’illustre et capitalise l’économie théorique du design. Dans une économie postmoderne, autant dire que le design est la seule théorie étendue possible. Au carré. L’économie théorique du design se retourne en design de l’économie théorique, comme les deux faces d’une même monnaie. L’inflation du design dans les prairies ordinaires dit que la théorie n’est plus un objet à produire mais une donnée à manipuler. Donc transférable et traduisible, selon la logique du marché : penser/croiser est moins une micro-résistance qu’une injonction marchande. Qui a compris comment s’affirmer sur un marché ultra-concurrentiel : par le design. En vertu du hype. Pourquoi ? En théorie, parce que le capitalisme cognitif est au plus près du consumérisme postmoderne. Entendu que désormais le grand designer est peut-être moins le théoricien que l’éditeur – Cusset lui-même, prenant partie de la fin de l’autonomie de la théorie (en théorie, la fin de l’Histoire mais pour l’Histoire, déjà la fin de la théorie), n’a-t-il pas désigné sa carrière de cette façon ? En pratique, pour marquer une différence : parce que le design, revendiquant la production d’une singularité, est aussi ce qui accueille le plus le consommateur et l’y enferme. C’est sa fonction. Et son avantage compétitif. Le design spécifie le désir dans la théorie. Partant, une critique de la critique est à envisager comme théorie du design le plus performant. Nul doute que les petits carrés sur fond théorique tireront leurs épingles du jeu. Pour conclure notre sociologie du packaging, l’art conceptuel, c’est l’art dont l’objet est le concept et le minimalisme, l’art comme objet ; alors que le design théorique, c’est la conception d’objets déjà existants sans modification substantielle de leur fonction. En somme, le design c’est la théorie dont l’usage fait l’art. Mais quand la théorie s’emballe, quelle différence cela fait-il ?
Biographie / Né en 1976 dans le village de Mzoizia dans le sud de Mayotte, Alain-Kamal Martial est auteur, metteur en scène, fondateur et directeur de la compagnie IstaMbul. Son dernier Épilogue, d’abord intitulé La Barbe de ma grand-mère puis Épilogue d’un ventre, enfin Épilogue d’un non-né, donnant la parole à celui qui ne pourra jamais la prendre, qui ne pourra jamais vivre que dans l’épilogue, lorsque tout est fini, achève un cycle de mots brutaux, de chairs violentées et traversées de trop de fantômes. Depuis 2008, il est directeur du service culturel de Mayotte. Les Contemporaines, son festival d’art contemporain, offre hospitalité aux pensées et aux expressions du monde.
Les Contemporaines, le festival d’art organisé par Alain-Kamal Martial du 25 février au 10 mars 2008, sur l’île de Mayotte, a certainement expérimenté plus qu’une hospitalité nouvelle pour les jeunes artistes engagés des Comores et des îles de l’Océan Indien, de l’Asie et des pays de l’Afrique de l’Est. Avec le danseur chorégraphe Seydou Boro (Burkina Faso), et de la musicienne et interprète, Hanitrarivo Rasoanaivo (Madagascar), et les comédiens de sa compagnie IstaMbul, Soilihi Soyarta et Saindou El Madjid, Alain-Kamal Martial a fait le pari du grondement et de l’art. Le dossier de presse dit qu’il s’est engagé à faire entendre les pensées du monde et la parole de ceux qu’on ne veut pas écouter, ne pas simplement disposer des artistes. C’est sa justice. Il dit « le monde dans une île ». Il dit que son rapport au monde est lié au manque et au besoin. Qu’il est un artiste du Sud. Il dit que la mission d’un artiste du Sud est de résister. Il dit qu’il veut survivre. Il lutte. Il dit qu’il n’y a pas d’envol sans résistance. Il dit qu’il veut faire de son île et de ses conditions de vie, le lieu d’inspiration et d’interrogation du monde, survivre, une manière singulière de désirer l’œuvre d’art, survivre sans trop s’intimider des ancêtres ni s’embarrasser des fantômes, survivre en faisant vivre les formes qui mettent l’artiste en adéquation avec lui-même, dans son essentiel propre et non les formes et les pensées imposées, établies en normes à dix mille kilomètres de là. Contre toute mondialisation, survivre. Poser l’art comme un acte essentiel d’équilibre des pensées dans le monde. Lutter et reconnaître. En invitant des artistes à se croiser autour de ses Épilogues, Alain-Kamal Martial laisse entendre les cicatrices et les misères du monde dans une poésie de vie et de mort, de sel et de sang, de naissance et de meurtre, poésie crachée, cramée, dansée, chantée, rythmée, dite, pesée, pensée, interprétée sur les tréteaux. Elle aussi vient pour la Chose.
Au croisement des cultures swahilie, asiatique, arabo-musulmane et française, cette petite roche à la terre rouge, lavée de trop de pluie et semée de trop de brûlures bénéficie d’une situation géographique exceptionnelle. Au carrefour de routes et d’influences diverses, Mayotte est le seul territoire français dans le canal du Mozambique (hautement stratégique car assidument fréquenté par les tankers pétroliers en provenance du Moyen-Orient) et sur les côtes de l’Afrique de l’Est. Son privilège est aussi son malheur. En 1975, lors de la décolonisation des Comores, la France, son pays de tutelle, jamais oublieux de ses intérêts stratégiques, y projetait d’y implanter une base militaire navale dotée d’un port en eau profonde. Le complexe militaire ne verra pas le jour mais une station d’écoute du réseau satellitaire français d’espionnage des communications sera mise en service en 20001 . Pour le reste, la monarchie coloniale française fera la sourde oreille à ses habitants, à ses avortons, à ses pauvres, à ses putes pour gendarmes, à ses désaxés, à ses artistes, à ses sans-papiers. Et l’île continuera de parler le shiamaoré par les Bantous, le shibushi d’origine malgache, l’arabe qui est la langue religieuse enseignée, et le français. « Kou s’na kirtassi ? Andra Bahari ni ». Tu n’as pas de papiers ? Fous le camp dans la mer ! L’ambition des Contemporaines ? Approcher la diversité des pensées dans le monde mais aussi l’observer sur un même territoire.
Lundi 25 février – il est midi. Après des difficultés interminables de réservation d’avion et une longue nuit de somnifères, désaxé, sale et les yeux cernés de fatigue, je pose enfin le pied à Mayotte. Je pose le pied, j’avance. Déjà un peu honteux et accablé de chaleur, je n’en mène pas large. La chape de plomb qui s’abat brutalement sur les épaules au moment de sortir de l’avion fait se sentir mal. Ce ne sera pas un sentiment passager. Le corps se métamorphose. La rupture de chair reculée par les années entre les cheveux et la peau se salit soudainement d’une transpiration acide. Ce n’est pas sale, c’est ton corps qui change. Jusque dans les veines gonflées des tempes, l’homme blanc sent encore les aisselles. Pauvre petit homme acide dont les sentiments se compliquent : tu te sens reconnaissant et tu t’exonères. Tu te dis que si tu étais moins fatigué dans la vie, tu pourrais être plus généreux. Demande-toi plutôt comment la vie est généreuse avec toi. Ma tête secouée en arrière. C’est le soleil qui m’a brûlé ! Il me bouillonne le sang. Parmi les odeurs ce sont mes yeux qui puent le plus, mes yeux sont insupportables aux narines. La chaleur gluante colle ma peau brûlée au milieu des tôles et du sol crasseux, poussiéreux, de tout ce qui est semblant et pacotille. De tout ce qui est artifice et apparence, seules les odeurs brûlées sont vraies, elles s’élèvent les odeurs des corps brûlés, les odeurs de viande, les odeurs des métaux, odeurs de la vomissure, de la chiure qui me colle la peau. La poussière est humide au pied et le soleil colle les odeurs à la peau. Au sommet de midi. Les reins sentent le poids du voyage. Ce n’est pas le jour le plus chaud de l’été et pourtant le soleil est un fil à plomb. À midi, je savais que Mayotte allait me cramer ma petite cervelle de Blanc quelconque.
À midi, personne ne m’accueille. Midi dans les odeurs brûlées de la cervelle brûlée par le soleil. Midi brûlé. Mes veines dilatées. Midi fumée. Midi de mes deux hémisphères. Midi et les odeurs des chairs d’hommes et des chairs de métaux qui crament sous le soleil. L’aéroport de Dzaoudzi ne résonne que de quelques voix grommelantes assises en cercle et peintes au visage. Soumises. À midi. Leurs invocations montent au-dessus d’une terre humide et rouge. Elles frappent dans leurs mains pour faire descendre les Esprits. Mais personne n’arrive jamais. Leur hospitalité est faite de cette attente. J’attends que quelqu’un vienne me chercher.
Midi brûle.
En face, quelques arbres pourrissants au moindre coup de vent.
L’île sort doucement de sa saison des pluies, sans trop de volonté en vérité. Elle prend son temps. Comme mon hôte. Je m’apercevrai vite que les fonds marins sont encore troublés de pluie et la terre trop molle pour supporter le poids d’un corps et d’une cervelle cramée.
Tout est ralenti ici et tout me pèse.
Le ciel, l’éponge grise de la terre. En face, la lumière et l’agitation des taxis-brousse ne me rappellent rien de connu. Au fond, ça m’est égal. Ça n’a pas de réalité et c’est peut-être ça qui me donne un peu le vague à l’âme. Ou la fatigue, je ne sais plus. Dans l’esprit de bien des Occidentaux, Mayotte n’est fait d’aucun paysage. Quelques amis ne sauraient même pas la situer sur une carte. Au pire, ils la confondent avec le nom d’un bagne. Moi-même, lorsque l’on m’a proposé ce reportage, je ne savais pas trop où je mettais les pieds. Entre la proposition de Jean-Marc et le voyage, ai-je au moins eu ne serait-ce que le temps de l’imaginer ? J’ai juste filé. Il était trop tard pour y réfléchir.
Maintenant un vert saoulant me descend de l’œil à l’estomac et m’éloignant un peu des chants d’hospitalité, les odeurs mélangées de la première cigarette de la journée et de l’herbe pourrissante me donnent encore plus envie de vomir.
Midi. Il fait 35°C et ce n’est pas le jour le plus chaud de l’été. Ou de l’hiver. S’il n’y pas d’été, cela n’est pas l’hiver. Ce sont les mots que tu connais, tes mots de petits blancs. Tu n’as pas les mots qui disent mieux.
Droit du sol, je savais que Mayotte allait me cramer ma petite cervelle de Blanc quelconque. Ma petite cervelle cramée. Cramée cramée, ma petite cervelle. Cramer ma morgue de Blanc quelconque.
Impossible de se rabattre sur les transports publics, il n’y en a pas et l’aéroport est maintenant déserté de taxis-brousse. J’attends toujours que quelqu’un vienne me chercher. Finalement, c’est une lycéenne à l’ombre d’un sourire qui m’accueille et puis le taxi-brousse au coffre mal fermé nous conduit jusqu’à la barge. En embarquant à destination de Mamoudzou, j’ai repris la route de Mayotte.
Sur la barge, la lycéenne rejointe par ses amies rigole d’un rire que je connais. J’entends ce rire qui enveloppe ma tête. Qu’importe. Il me rappelle une autre île, le Japon, jadis. Comme certains souvenirs qui ne passent pas, il rattache avec la force de l’évidence à une sorte de familiarité. Je connais ce rire. C’est le rire des femmes qui se moquent d’un étranger qu’elles désirent. Le rire de la préférence affichée de ce dont on ne fait pas l’expérience. Je ris aussi de bon cœur en écarquillant les yeux sur la mer. Sinon comment espérer faire voir ce qu’on a vu ? Nous scrutons l’horizon d’une mer qui est d’un bleu plus dur que celui que j’espérais. Sans souffler mot, la barge file vers un horizon de tôles ondulées où je rencontrerai Alain Kamal Martial, assis au café du coin avec son assistante – mais sur l’île, il n’en faut pas plus pour que la jalousie et les mauvaises langues aillent bon train. De l’autre côté du marché, des sortilèges mercantiles, des trocs et des épices déballées sur le tillac des navires s’organisent. Les fruits dont la franchise étonne s’y entassent. D’autres pourrissent, verts et noirs, en grappe. Et moi-même assis au café, aussi frais qu’un fruit pourri, je surveille désormais du coin de l’œil, juste derrière mon verre de Coca, le sourire un peu dandy d’Alain.
Si c’était la solitude que j’étais venu chercher ici, j’avais bien choisi mon île.
Mardi 26 février – Ce théâtre sans voix, il te crame ta petite cervelle. Quand Seydou Boro, le grand vivant, chante à sa guitare, c’était juste un peu trop pour moi et la vie était devenue si fine qu’il fallait te reposer. Seydou a dit qu’il était venu pour la Chose et la parole a glissé, les pieds ont glissé au lieu de marcher. Il court après sa fille. Il danse pour elle, pour pas la mourir. La Chose. Non. La mort, oui je sais. Là mais non, pas ça, pas la mort d’un enfant non, c’est pour ça qu’il danse, danse toujours plus, parce que la mort, non. Ne pas applaudir, ne pas rompre le noir de ce corps nu dans la danse, ce corps nu de danse qui danse tout ce qui crève, qui glisse pour tout ce qui crève, crève pour ceux qui sont là, crève pour ceux qui ne sont pas là, crève pour ceux qui sont perdus. Risque. Feinte. Crève. Corps cramés, danse cramée. Il est venu pour la Chose, il a quitté la Chose au matin.
La journée est déjà commencée et comme tout le monde ici, mégot collé à la lèvre, je lis le journal et les déclarations du candidat à la mairie de Nice, Christian Estrosi : « Nous pourrions prendre une décision exceptionnelle qui fasse que tout enfant né de parents en situation irrégulière ne puisse plus réclamer son appartenance à la nationalité française […] « Nous avons aujourd'hui à Mayotte 30% de la population qui est en situation clandestine, irrégulière, et dans 10 ans elle pourrait être majoritaire par rapport à la population franco-mahoraise. » Estrosi se sent-il vraiment chez lui à Mayotte ? « Kou s’na kirtassi ? Andra Bahari ni ». Tu n’as pas de papiers ? Fous le camp dans la mer ! Estrosi de petit crâne cramé d’estrosi. Sur cette île trop verte où la pluie noie les chemins et les arbres zigzagants, il me vient un sentiment assez puissant. Ce ne sera pas un sentiment passager. « Que pouvons-nous attendre de gens qui n’ont aucune honte d’appartenir à une nation qui a forcé des peuples entiers au travail servile, qui a envoyé dans ses batailles nos propres grands-parents, qui a bu le sang de la plupart des peuples de l’Océan Indien ? » Je crois bien que cette lettre de Matso na ya makyo n’est jamais arrivée au futur petit crâne d’État chargé de l’Outre-mer à dix mille kilomètre de là. Parfois, il est difficile d’accepter sa race.
Ce matin encore, Alain m’abandonna plusieurs fois sans prévenir et avec ma honte, j’appris à me débrouiller seul. À dix mille kilomètres de chez moi, petit cramé.
Mercredi 27 février – Le soleil me crève la cervelle. Mayotte a sa manière à elle de me tordre mon petit crâne de Blanc quelconque. Le soleil me crame. Il continue à me cramer la cervelle. Le soleil se pose sur mon crâne pour me cramer la cervelle, le soleil m’a essoré la chair et c’est lorsqu’il m’a tordu le crâne que je suis devenu sourd. C’est la décision exceptionnelle du soleil qui me crève la cervelle. Sur la route du village vert de Grande Terre, vous verrez des terrains sans papier où les enfants jouent au basket. Vous verrez des médicaments interdits à la vente et des feux de brochettes clandestines sur le bord des routes. Alain me dit que j’en mangerai ce soir. Il dit que son Épilogue d’un non-né est essentiel. Il dit qu’il cherche à entendre, il va écouter, il va plonger dans les zones de commencement et de terminaison, le derrière de toute chose qui est, c’est pourquoi il est un lieu de l’impossible, de silence, de non acte, de fin ou d’avant le début, il est l’Épilogue d’un non-né, celui qui n’existe pas. C’est un ventre qui a avorté donc il n’y a plus rien dans le ventre, ce qui aurait dû être n’est plus mais il y a quand même, l’élan ou l’idée de ce qui aurait pu être et qui exprime l’envie de vie, à travers cette parole de néant posée dans la bouche de la mère, parole-émotion, il se dégage un désir de vivre d’une force rare un peu comme s’il fallait combler le vide de ce qui n’est pas, on sent la valeur de la vie de l’être, de soi, de l’autre, de l’être au-delà de sa nationalité, au-delà de ses origines, au-delà de ses papiers, loin de dire une situation politique. Il dit qu’il a voulu écouter cette petite chose et la faire entendre car peut-être qu’en l’écoutant on est en mesure de regarder l’autre autrement, l’autre d’une autre nationalité, d’une autre race, l’autre de la différence comme une envie de vivre, la même envie qu’on vit soi-même… parce que je pense que tout est dans la vie et l’autre est une vie, tout est dans l’acte de vouloir l’autre en vie, tout est loin des envies d’anéantir, c’est pourquoi les contraires se rencontrent dans l’Épilogue d’un non-né pour s’épouser, le ventre réconcilie la vie et la mort en une seule envie, la survie. En réalité quand j’écris je cherche justement cet Autre, ses références, je suis à l’écoute, je ne sais pas où m’amène la parole, parce qu’elle-même cherche les propres zones d’émotion qui me rapprochent de l’Autre pour être, je considère que c’est une parole que j’écris, c’est pourquoi au lieu de gommer ou de jeter les pages pour faire une synthèse des meilleurs passages, l’œuvre est multiple, elle prend plusieurs versions dans le temps de son élaboration, un peu comme une parole qui à chaque fois qu’elle est dite se trouve renouvelée par les conditions émotives d’énonciation, parole ou spontanée, ou réfléchie, ou violente ou douce, au final, je crois que les Épilogues sont une sorte de partition verbale, rengorgée d’émotions et non un texte de récit, ils cherchent à se défaire des clichés, à poser les mots aux endroits où ceux-ci se renouvellent pour signifier autrement un peu comme si en voulant parler de la vie, de la naissance, de la mort…, il ne s’agissait pas de fabriquer un récit mais d’écouter fortement attentionné et d’attendre l’émotion qui seule peut parler, une parole qui parce que intériorisée va révéler le rapport essentiel de l’individu à l’Autre donc soi, à l’être, à son lieu de vie donc à la vie. Ce qui ressort dans les différentes énergies des Épilogues, c’est cette réaction de survie, comme vérité de l’être, comme loi de l’individu, vivre pour survivre quelque soit les conditions de cette vie, c’est ce que dit le non né, l’inexistant de l’Épilogue d’un non-né, c’est ce qui nous rapproche tous l’envie de vivre.
Alain dit que les Épilogues sont dans ses veines. Que ses Épilogues sont des jets de parole. Que Les Contemporaines disent merde. Pas comme le récit oral de sa mère ni Baudelaire ni le poète Sony Labou Tansi dont je dois lui rendre les livres, ni le théâtre de Koltès… Il dit qu’il est le corps d’au moins vingt personnes. Des morts et des vivants. Il dit qu’il est une vilaine somme de folies, d’angoisses, de raisons. Il dit que souvent dans l’être obscur. Il dit qu’il va se battre vivant. Qu’un mort qui se bat, c’est déjà beau. Et que c’est déjà une chose vivante. C’est souvent comme ça qu’il parle. Un épilogue, oui et justement parce qu’il n’y a plus rien à dire lorsqu’un avortement est fini, il n’y a plus rien à dire pour l’avorton, il n’y a plus rien à dire pour un individu qui a tenté la traversée et qui s’est noyé, il n’y a plus rien à dire pour une pute abattue par son client dans les ombres des trottoirs, pour ces trois morts le plus grave encore c’est qu’ils ne seront pas enterrés parce que leur condition asociale ou non sociale, un avorton, un clandestin, une prostituée, tous des exclus qui n’ont pas de place en société, ils n’ont pas d’enterrement, ils n’ont pas de cérémonie, ils meurent comme des bêtes et ils ne seront pas enregistrés dans le registre civil, ils n’existent pas même en vie, peut-être que ce sont déjà des morts en vie et les voilà qu’une fois morts pour de bon, ils font plus de bruit que vivants, ils ne peuvent vivre que dans l’épilogue, lorsque tout est fini, lorsque tout le monde a quitté la place, lorsque rien ne peut plus se passer, justement lorsque l’action est jouée, lorsqu’il n’y a plus le temps pour faire advenir autre chose, l’épilogue est le verbe clandestin, la parole clandestine, la parole des ombres, des endroits de l’impossible, des êtres sans voix, des exclus, de ceux que nos scènes éclairées poussent dans les ombres, de la misère lointaine qui s’invite à notre table pas pour mendier ou pour être les victimes mais pour parler et nous baver sur nos visages le crachat de leur audace de vivre, leur orgueil du cœur qui… et qui, même au-delà de son battement, précise son appartenance à la vie… Mes envies de tuer. Clandestins ! J’ai envie de tuer. Clandestin. Nouveau Nègre ! Bête errante ! J’ai envie de tuer. Votre Nègre, votre Putain, votre bête et pas n’importe laquelle mais, celle qui enrage, qui vagit le silence des enfants qu’on jette à la mer, les pleurs des mères ivres qui les regardent disparaître sous la houle ! Le sang du massacre ! J’ai envie de tuer. Tu as tes papiers ? Tu as tes papiers, ventre du lagon buveur de sang des noyés ? Dans mes yeux, j’ai les visages de la première noyade au millième noyé. J’ai envie de tuer. Dans mes oreilles, j’ai les cris de mort d’un maillon de noyés du premier à l’innombrable mort. J’ai envie de tuer. Clandestins ! Sans papiers ! J’ai envie de tuer.
Il valait mieux que cet entretien se poursuive sans trop d’envie de tuer.
Parce que si cette rue est ce qu’elle est, si ce pays est ce qu’il est, je ne dois pas me taire et je prends la parole, je parle encore, je lève encore ma parole comme un rempart contre le silence pour remplir ces espaces de mes mots de bouche, de mes mots de plaies, des mots des orifices, mes mots mal articulés, mes mots trébuchés, mes mots de déjection, les mots de mes accents, mes mots d’en bas, je parle à ne jamais me taire dans ces centimètres kilométriques où le silence est un poison, je parle par la bouche ou par le sexe, avec ma langue horizontale, ou ma langue renversée mais je parle, je parle, je parle… Je parle pour ne pas laisser le silence m’avaler, parce qu’il est, certes, pénible de nous entendre hurler nos mots de haine, mais il est assourdissant d’écouter le silence nous dire ce que nous sommes, ce que nous ne sommes pas, ce que nous aurions voulu être mais que nous ne serons jamais. Au moins, j’ai fait ce que j’aurais pu.
Feinter pour ne pas l’affronter. Je dois respirer, respirer, il faut que je respire, il faut que je respire, je respire, je respire, respirer, mais le temps, le temps s’étire de mon ventre à ma langue, le temps qui se dépose sur ma langue comme une envie sèche de crier, envie aride d’hurler, désert qui veut gronder, tonner le désert, gémir le désert, gueuler l’amertume du temps de ce qui ne veut pas s’achever, le temps posé sur la langue sèche, ma langue sans salive, ma langue aride, ma langue pendue qui crie et qui s’étire depuis mon ventre jusqu’au ciel avare, ma langue qui me crie, ma langue qui me crie à tout moment la fin qui ne veut pas venir, il faut que ça finisse.
Jeudi 28 février – Je comprends que c’est d’abord à un projet de poésie auquel je me confronte : Alain crame des cervelles. Crameur de petits feux d’écervelés. Alain cra-meur. C’est ce qu’il appelle la poésie qui se rebelle, qui résiste, poésie de réaction, poésie de sursaut, de désir, de volonté, de vie, celle qui s’érige contre la bêtise mondialisante, capitaliste, impérialiste, la bêtise de bouclage de bec, la bêtise de la passivité, contre les dictatures, cramer, contre le génocide, cramer, contre la domination intellectuelle, cramer, contre l’exclusion, cramer, une poésie d’orgueil et de réaction ; il pense que seule cette poésie peut faire sens aujourd’hui puisqu’elle est un rapport de vérité avec le monde, une expérience singulière et individuelle, une poésie qui multiplie les interprétations du monde, qui s’inscrit dans la tolérance et la curiosité de connaître l’Autre, ses valeurs et le fondement de sa pensée, sa sensibilité et ses orientations qui enrichissent la sensibilité humaine par la diversité des expériences artistiques. Il dit que Les Contemporaines veulent faire entendre la multiplicité des poésies, les nombreux rapports au monde, elles éloignent les dogmes, les vérités uniques, la domination de la pensée unique relayée par les médias occidentaux et la diffusion calculée des œuvres d’art du Nord au Sud et jamais l’inverse. Il dit sa déclaration d’intention. En ce sens seulement Les Contemporaines sont un engagement politique puisque elles appellent les artistes à résister contre l’uniformisation de la pensée et des formes artistiques par l’art engagé. Elles se méfient du communisme qui est le premier grand mouvement de pensée à dimension mondiale qui a soufflé en Afrique et essentiellement en Afrique de l’Est après la Deuxième Guerre mondiale. Alain raconte qu’à travers ce mouvement de grands leaders ont pris assise dans le mouvement de libération de différents pays de la région comme le Mozambique, Samora Moises Machel, Kenya, Jomo Kenyatta, Tanzanie, Mawalimu Julius Nyerere, Comores Ali Soilihi etc. Or ces leaders, lorsqu’ils ont accompli leurs engagements dans la révolution nourrie des idées communistes, sont devenus très influents et ont été érigés en guides de la nation, pères de la révolution par une littérature dont les gardiens sont les partisans du Parti révolutionnaire, Shama sha ma pindruzi à Tanzanie et aux Comores, Frelimo au Mozambique. Il dit qu’ils ont voulu instituer un esprit nationaliste incontournable de telle sorte que – et c’est là la perversité de l’histoire du communisme en Afrique – toute autre pensée ou renouveau de la pensée mené par les leaders des nouvelles générations ne puissent plus s’exprimer : toute opposition à la pensée communiste a été et est encore considérée comme une trahison de la nation. Ces pays sont tombés dans une dictature de répression contre tout ce qui a tendance à aller à l’encontre du leader-père-de-la-nation, le Parti révolutionnaire, un parti ethnique ou familial gère le pays comme une entreprise depuis les indépendances, seuls les coups d’État financés par des nations étrangères ont pu parfois renverser le pouvoir, de par l’évolution politique la notion de démocratie est loin d’être acquise par des peuples qui n’ont toujours fait qu’obéir à ce qui semblait être l’esprit nationaliste et l’intérêt commun, l’artiste lorsque il s’exprime doit faire les éloges du guide, la notion de création et de créativité n’existe pas car il faut s’aligner à la cause du Parti, en conséquence, des générations sacrifiées avec elles leurs intellectuels et leurs artistes. Il lui semble donc important de revenir sur ce moment de l’histoire qui a provoqué des espoirs de liberté pour interroger le rôle de l’artiste face d’une part au pouvoir communiste et d’autre part face à la notion de liberté d’expression dans ces pays.
Au petit matin, les roussettes, les chauves-souris géantes de l’île, ne sont plus effrayées par le soleil. Nous devions poursuivre cet entretien. Mais Alain n’est pas venu et j’ai repris la barge.
[1]Pierre Caminade, « La France et l’Union des Comores : saboter et protéger », Multitudes, été 2004, N°17, p. 119-122.