Je suis à Gand pour les premières répétitions d'un projet intitulé That Night Follows Day que je réalise sous l’égide du théâtre flamand Victoria. Dans le petit théâtre pour l'instant éclairé d'un arrangement de lumière du jour et de lampes halogènes, je suis assis dans l'auditorium face à une rangée de seize enfants et de jeunes entre 7 et 13 ans. Quand la répétition commence, ils se mettent à dire le texte :
Vous choisissez nos habits.
Vous chantez pour nous.
Vous nous regardez quand nous dormons.
Vous nous racontez que la terre est ronde.
Vous nous racontez des histoires.
Vous nous racontez qu'il ne faut pas avoir peur des ombres.
Vous nous racontez que le son que nous entendons parfois n'est que le vent dans les arbres.
En commençant à travailler sur That Night Follows Day (Que la nuit suit le jour), j'écris un texte qui tente de relever les façons dont les adultes forment, structurent, expliquent et définissent le monde pour les enfants. Je pense aux façons dont les parents, les enseignants et plus généralement le monde adulte construit le monde pour les jeunes, et cherche à conditionner leur rapport au monde, à souligner ou cacher certains de ses aspects, à l'expliquer, à faire du monde un endroit sûr, compréhensible, amusant, intéressant ou simplement vivable.
Dans la performance sur laquelle nous travaillons, cette relation est articulée à travers le texte – par son long long catalogue de phrases associées librement qui relient les différentes choses que les adultes font et disent à propos des jeunes. Elle est également articulée à travers les liens physiques et la mise en scène de la pièce – les jeunes sont disposés en un groupe structuré, en forme de choeur, un genre de choeur non-chantant – net, bien rangé, contenu dans la structure de la ligne, de la façon dont ils sont si souvent disposés et présentés aux publics adulte lors des concerts d'école, des récitals et autres photographies formelles. Sous leur meilleur jour. Parlant à l'unisson. Alignés, regardant droit devant eux et parlant directement de la situation.
Avec Forced Entertainment, j'ai créé de nombreuses performances qui explorent la relation entre les acteurs et leur public – des travaux tels que Première Nuit, Amère Parole, Showtime – en planifiant les hauts et les creux de tout ce besoin, ce voyeurisme, ce désir et cette attente que le théâtre suscite. Dans Que la nuit suit le jour, les relations de puissance, si souvent inhérentes au théâtre – entre la scène et l'auditoire, les divertissants et les divertis – sont ici multipliées par de nombreuses autres structures et circuits de besoin, de désir, de puissance et d'attente qui entrent en jeu dès lors que des adultes regardent des enfants et que des enfants jouent pour des adultes. Il y a, pour le moins, une tension dans l’air, une électricité – une tension au sujet de ce qui pourrait advenir et comment, au sujet de ce qui pourrait être dit ou pas, au sujet de ce qui devrait ou non être nommé.
Je m’intéresse à la dimension politique et aux possibilités de l'art et pour moi ces questions sont puissamment invoquées dans les investigations de la situation directe de performance que nous tentons de mener dans Que la nuit suit le jour – des investigations, des structures et des désirs qui sont mis en jeux quand un groupe de personnes appelé public et qu'un autre groupe appelé « acteur » se réunissent dans une pièce pendant un certain temps afin de faire survenir quelque chose entre eux. Je crois que dans ces situations – qu’elles soient stridentes ou fragiles, désinhibitrices ou tendues et hautement combattues – nous nous testons nous-mêmes et les uns les autres par rapport aux questions de savoir ce qu'est le sens, comment il est créé, ce qui importe, ce qui est beau ou amusant, qui nous pourrions être comme public, et qui nous serions ou voudrions être comme culture ou comme personne. L'électricité et la tension que j'ai mentionnées plus haut – la danse et la négociation du sens entre ceux qui sont sur scène et ceux qui sont dans l'auditoire, et entre les membres divers de la communauté temporaire que nous nommons un public – sont ce que l'on pourrait considérer comme le début de la politique.
J'ai choisi un fragment du texte de Que la nuit suit le jour pour être présenté comme page de travail ici dans Mouvement. C'est peut-être la séquence la plus ardue du texte – un passage où les jeunes gens alignés sur scène racontent quelques unes des opinions, anecdotes, révélations et critiques les plus extrêmes qu'ils entendent ou reçoivent inévitablement de la part des adultes – que ce soit de façon directe ou accidentelle. C'est peut-être le moment de la performance qui suscité le plus de malaise et soulève le plus de questions, même en répétition – le lieu où le poids de nos attentes et de nos projections sur les jeunes (comme d'immaculés et innocents vaisseaux d'espoir) est le plus lourdement affronté, conduit tête baissée dans un mur de témoignages adultes de frustration, d'ignorance, de préjugés stéréotypés et de colère désorientée.
Vous nous enseignez qu’un théâtre est un endroit où toutes les choses qui arrivent font partie de l’histoire et où toutes les personnes ne sont pas réelles et toutes les émotions simulées.
Vous nous enseignez que les gens ne pensent pas toujours ce qu’ils disent.
Que les garçons sont plus forts que les filles.
Que les pauvres sont sales.
Que les blancs sont des merdeux/des bouffons.
Que les noirs sont stupides.
Que les étrangers puent.
Que les jeunes ne sont pas fiables.
Que certaines personnes devraient être enfermées pour toujours et leurs clefs jetées (aux oubliettes).
Que certaines personnes ne méritent même pas la mort.
Que d’autres ne méritent même pas la castration.
Que la punition devrait être à la mesure du crime.
Que nous devrions fermer toutes les frontières et les garder fermées pour de bon.
Que les forts l’emporteront et que les faibles iront droit dans le mur.
Que c’est la merde et qu’il est inutile de donner de la confiture aux cochons.
Que tout vient à point à qui sait attendre, que les imbéciles se dépêchent.
Que certains obtiennent ce qu’ils veulent et que d’autres n’ont que ce qu’ils méritent.
Que les voisins sont des enfoirés de menteurs.
Que l’oncle Tony est bigame.
Que grand-mère est hypocondriaque.
Que ce type n’est qu’un égoïste, que celui-ci est lâche et celui-là un imbécile.
Que les femmes ne savent pas conduire.
Que certaines races ont de plus petits cerveaux.
Vous nous dites que nous sommes trop en retard, trop stupides, trop longs à la détente.
Que nous sommes trop calme, trop timide, trop ennuyeux ou suffisants.
Que grand-père ne peut arrêter de boire.
Que tante Ellie est trop bavarde.
Que Grant est insouciant.
Que cette femme a teint ses cheveux.
Que ce type porte une perruque.
Que Jennie est atteinte d’un terrible cancer.
Que Jamie ne se lave pas.
Que le Sida est un châtiment divin.
Que nous ne serons jamais capables ni de chanter ni de dessiner ni de danser ni de nous tenir en équilibre.
Que nous ne comprendrons jamais.
Que nous ne pouvons pas épeler.
Que les pauvres sont fainéants, lâches et bêtes.
Que les riches sont stupides, épuisés ou méritant.
Que nous ne savons rien.
Que nous ne comprenons rien, quoi qu’il y ait à comprendre.
Que nous ne pouvons pas courir correctement.
Que nous lançons comme des filles, que nous nous battons comme des tapettes, que nous nous habillons comme des garçons, que nous pleurons comme de stupides bébés.
Que c’était mieux avant.
Vous nous dites que nous ne sommes que des accidents, non planifiés, non désirés, pas même voulus.
Vous nous dites qu’il faut que nous nous tenions sur nos deux pieds.
Que les homos devraient être soignés en hôpital psychiatrique.
Que les gens d’au-dessus feraient mieux de se mêler de leurs putains d’affaires.
Que la puissance c’est le droit.
Que Rosie a l’air ridicule dans cette robe.
Que Tina n’en a rien à foutre de John et que tout le monde le sait, et que tout le monde en parle.
Que le voisin ne voit pas d’un œil.
Que cette femme a mauvaise haleine, des cheveux gris et des implants mammaires.
Qu’un type n’est bon à rien.
Vous nous dites de fermer nos putain de grandes gueules.
Vous nous dites que la guerre est parfois la seule solution.
Vous nous dites que nous devrions les détruire et les envoyer dans l’autre monde.
Vous nous dites que l’espoir est impossible.
Que changer est hors de question.
Vous nous dites qu’il n’y a rien à faire.
Que vous pourriez prendre tout l’argent du monde et le partager équitablement un jour, mais qu’en moins d’une semaine ou deux il y aurait des riches et des pauvres à nouveau.
Qu’un jour nous serons quittes.
Qu’un jour nous serons désolés.
Vous nous dites que nous ne comprenons pas, que nous ne comprendrons jamais, que nous n’en avons pas la moindre idée, que vous avez besoin d’espace, que vous avez besoin d’une minute, que vous avez besoin de repos, que vous avez besoin d’un instant pour réfléchir.
Que la réponse à l’énigme que nous avons passé l’après-midi à essayer de résoudre était 5,371.
Le document, valise diplomatique et mot magique, réveille les morts. C’est ce que font généralement les vivants – réveiller les morts – soucieux de la tradition des cadavres. Parfois aussi, il est vrai que ce sont les morts qui réveillent les vivants. Dans nos sociétés mortelles postindustrielles, le document est un moment historique, au pouvoir résurrectionnel, une frayeur occulte qui ne peut pas ne pas mettre à l’épreuve sa propre historicité. Parce que le document, au-delà de la variété de ses usages et de ses natures, se sait mortel, il sert à faire peur. C’est son aventure. Et son hégémonie oblige à prendre position. Sur un mode historique et critique. Alors qu’en vérité le document, comme les morts, parle de la vie depuis l’au-delà. Son parti pris n’est ni celui du réel, ni celui de la fiction, mais celui des Esprits. Le document, c’est du spiritisme. De la communication entre les morts et les vivants à l’aide d’un intermédiaire, le médium.
Dans les années 30, en pleine récession post-expressionniste, l’écrivain autrichien Joseph Roth ironisait déjà : « Que l’on dise « document » et chacun est pris d’un frisson d’effroi, comme jadis face au mot poésie. »1 Or, tout le monde sait que le contemporain ne se fait pas avec l’inconnu, mais avec la superstition. La superstition, c’est ce frisson performatif inscrit au cœur même du mot, quand la poésie cède au document. Or, cette légitimité nouvelle, bloquée entre conjuration et incantation, dont parle Joseph Roth en réaction à la Nouvelle Objectivité, en ligne droite de la nouvelle littérature russe, est loin d’être acquise au début du XXe siècle. La tradition de l’indifférence politique du monde littéraire veut que l’on se taise sur les questions de la vie publique. Quand bien même cette indifférence ne se ferait contre aucune documentation, il ne suffit pas de dire « document » pour penser politique. Ni poétique d’ailleurs. En Europe, le réalisme a précipité les surenchères : les contemporains ne le deviennent qu’à condition du document et grands renforts de documentation. En France, Flaubert invente la littérature documentaire en haine du contemporain. Plus documentée que documentaire en vérité. Le naturaliste travaille sur dossier. Du côté de la critique littéraire, on mentionne souvent les 1500 livres lus et annotés par Flaubert pour préparer Bouvard et Pécuchet (1881), ce grand livre de l’idiotie, ou la littérature médicale détaillant « la saveur âcre » de l’arsenic du suicide d’Emma Bovary. Avec cette limite raisonnable que si Flaubert eût poussé jusqu’au bout le souci documentaire, il eût lui-même expérimenté l’arsenic et n’aurait jamais terminé Madame Bovary (1857). Le point de vue documenté eût empêché l’œuvre.
Le préjugé tient à une évidence : le doc a beau renseigner l’œuvre, il ne la fait pas. Alors que l’œuvre suppose une autonomie d’apparat, qui tient debout par la seule force du style, le document (« l’universel reportage » dit Mallarmé) est circonstanciel. On parlera alors de document rédactionnel ou préparatoire. Avec cette ironie génétique selon laquelle ce que rédige le document, c’est déjà son testament, déposé, jeté, incorporé dans une œuvre comme un cadavre dans un tombeau. Six pieds sous terre. Entendu qu’il doit mourir pour faire naître l’œuvre. En revanche, en assimilant le document, la littérature s’assimile elle-même à de l’information. En grande dame ignorante de sa compromission, elle manifeste d’un côté, une dépendance à l’information que constitue le document ; de l’autre, elle revendique son autonomie en se constituant elle-même comme document et parfois même, selon les aléas de la réception, en texte événement. Sans rien (dé)céder de l’œuvre. Autant dire que le réalisme est gagné par le document. En avouant son crime, l’œuvre réaliste se caractérise ainsi comme informative, adéquate au doc qu’elle digère et produit tout à la fois. En littérature, le prédicat essentiel du document – l’extériorité – écrit une cadavérographie. Si l’œuvre est sur l’étagère, les cadavres sont dans le placard. Entendu que si le document peut prétendre à la littérature, c’est moins pour sa qualité documentaire que pour sa qualité littéraire ou artistique. Sinon, « il ne s’agit que d’art documentaire, d’art anecdotique qui n’est plus de l’art » dit Matisse. Exorcisme. Dans l’histoire de l’art, longtemps le document n’a été que l’ombre de lui-même. En 1949, Marc Bloch, l’historien de l’École des Annales, devançant Derrida, l’entendait en ces mots : « Qu’entendons-nous en effet par document, sinon une « trace », c’est-à-dire la marque, perceptible aux sens, qu’a laissée un phénomène en lui-même impossible à saisir ? »2 Trace et spectre. Discrimination historique. Cela dit, faire remarquer que Madame Bovary est soucieuse de documentation sous couvert de détail réaliste, esthétique vériste, ne dispense pas de savoir ce que Madame Bovary documente, ce qui fait son savoir. Autrement dit, de quoi témoigne le document ?
Le poète et romancier américain, William Carlos Williams, avait cette formule magnifique : « It is difficult to get the news from poems yet men die miserably every day for lack of what is found there.»3 Il y a des morts, des millions de morts pour témoigner de cette difficulté à faire parler l’art. On aura toujours plus vite fait de trouver la mort que le document dans l’art.
Rien n’interdit, en revanche, de le trouver dans la mort ou l’au-delà. Pour documenter les vivants, donner corps à ce qui n’en a pas et qui, de facto, est menacé d’être enterré sans inventaire. Une affaire de politique d’acquisition se joue ici. Un inventaire dont la possibilité, pour les vivants, est nécessaire à leur propre mort. Sinon, il n’y a pas de mort qui tienne, pas de mort propre, il n’y a que de la hantise. Si mettre la main sur le document tient du miracle, ce prodige ne rend pas compte de la familiarité de celui-ci. Le parti pris du document4 excède les genres documentaires et les fonctions de documentation. À condition de comprendre qu’un document n’est pas simplement un document parce qu’il est annoncé comme tel dans son petit enclos supposé. Ce serait une fiction d’attestation. Pas un état de fait. La poésie surréaliste – aussi effarouchée de dossier soit-elle – n’a rien à envier au théâtre documentaire de Rolf Hochhuth ni au néo-réalisme « presque documentaire » de Jeff Wall, quand bien même cette poésie n’aurait rien voulu documenter. Un document ne résulte pas nécessairement d’un travail de documentation ni d’une intention de documenter. Et s’il s’agit simplement de savoir de quoi témoigne une œuvre, il n’y a pas d’art qui échappe au document. La fonction « document » sera ainsi amalgamée au procès de la signification. Règne à tout va de la sociopoétique. Sans moyen évident d’y échapper : la critique du document est déjà un (méta)document. Le paradigme pop – pop art ou POMO©, le petit nom du postmoderne – n’y échappe pas, lui qui préfère l’empire des images au point de vue documenté, car toute image est passablement documentaire. Document de culture. Culture du document. Elle fait parler les morts, comme le dit si distinctement Derrida : « … une fois prise, une fois captée, telle image pourra être reproduite en notre absence, comme nous le savons déjà, nous sommes déjà hantés par cet avenir qui porte notre mort. Notre disparition est déjà là. »5
Un certain matérialisme historique selon lequel « la sociologie sert de méthode à l’histoire »6, a dit que toute œuvre est témoin de son époque et, en ce sens, est fidèle au documentum, « ce qui sert à instruire » : une activité de connaissance. Or, le document, comme activité de connaissance – autant que de méconnaissance d’ailleurs –, n’est « document » que s’il est interprété comme tel dans une répétition qui lui donne sa valeur de document. On performe le document au moment où on le constate. Pour lui faire tenir un rôle. Il n’y a jamais que des documents singuliers, différés, à venir. En la matière, l’histoire n’est d’ailleurs pas avare d’exemples. Comme les morts quand on les appelle, il faut s’attendre à des miracles. Et à quelques ironies du sort.
En 1621, quand Robert Burton publie Anatomy of Melancholy, toute la physique et toute la médecine gréco-latine s’y retrouvent. Encyclopédie avant l’heure, Anatomy of Memancholy synthétise vingt siècles de littérature métaphysico-médicale autour de la mélancolie. Quand sept ans plus tard, en moins de cent pages, l’Exercitatio Anatomica de Motu Cordis et Sanguinis in Animalibus de William Harvey, amateur d’anatomie expérimentale (c’est en étudiant des cœurs qu’il émet l’hypothèse du retour du sang dans le cœur), apporte un violent démenti à la physiologie galénique en exorcisant le mythe de la composition du sang dont procède, depuis l’Antiquité, la « bile noire ». En 1628, la fabuleuse érudition de Burton bascule dans l’érudition fabuleuse et dans l’archive mélancolique d’une culture désormais moins savante que scientifique. Il y a là comme un déclassement. Désormais, Anatomy of Melancholy ne sera plus que l’amphithéâtre désaffecté d’une ancienne croyance, non plus un document médical, à fonction médicale, à destination de la médecine, mais un document savant périmé se métamorphosant doucement en archive poétique pour les romantiques, et en document historique. Il n’y pas de doc dont le sens et la fonction seraient donnés une bonne fois pour toutes, non modifiés par la réception, indépendants du processus de compréhension historique. Non seulement, aucun document ne constitue une représentation valide ab æterno, mais encore n’est-il jamais identique à lui-même. Infiniment variable selon les conditions de production et de réception, selon les conditions de représentation et les processus cognitifs, le doc est migrant. Il est en puissance. Mortel. Il est indissociable de la morgue comme unité de conservation des corps. Une morgue ouverte aux naissances et à la résurrection. Les corps se relèvent parfois comme acteurs de l’histoire. Ou arrivent 60 ans après les faits, déclassés. En France, le délai légal est de soixante ans pour les fonds intéressant l’État. Cette fragilité qui ouvre, pour l’autre, un chemin vers la culture, ouvre aussi la porte à toutes sortes de manipulations, si ce n’est d’occultismes. Aucun document, aussi daté soit-il, n’assure de la vérité d’une époque. Ne serait-ce que parce qu’aucune production de document n’est définitivement à l’abri d’une quelconque falsification. « Il n’est pas nécessaire de faire passer une photo sur la table d’un falsificateur du Parti armé de ciseaux et de colle pour que son caractère de « preuve concrète » soit entaché de doute »7. C’est pourquoi documenter est un geste politique. Il n’y a pas d’art politique sans (dés)information. C’est pourquoi, dans la question du document, se joue la responsabilité d’une société envers ses disparus, ses ancêtres, ses contemporains – ces étrangers avec qui on partage le temps qu’on est vivant –, ses enfants, sa mémoire et ses productions.
Qui sait ce que l’art archive dans ses oeuvres ? Peine perdue. Savoir quelque chose et ne pas le faire savoir revient à ne pas le savoir. S’il est question de savoir si le doc permet de cerner l’événement, il est plus redoutable encore de savoir ce qui permet de distinguer le doc. N’est-il pas rétroactivement produit par l’événement ? C’est le destin de toute illusion rétrospective de remotiver ce dont elle prétend se constituer. Dans l’hypothèse même d’une alternative, intestine – que le document ne soit qu’une partie de l’art, de la littérature – ou confondante – l’art est le document – la fonction document reste du côté de l’histoire sans pour autant s’assurer d’un quelconque signifié historique. Sans même s’assurer d’une histoire institutionnelle. Selon le mot de Foucault, l’histoire elle-même n’est jamais qu’une « certaine manière pour une société de donner statut et élaboration à une masse documentaire dont elle ne se sépare pas. » Il pense avoir le pouvoir sur le temps alors que c’est le temps qui a tout pouvoir sur lui. Perplexité du contemporain : le document fait l’histoire, l’histoire produit du document. À peine est-il contemporain de lui-même que déjà une archéologie8 est à faire, une mémoire à exhumer, une enquête à mener sur sa présence et son absence dans les différents présents. Car le document n’est jamais ni totalement underground, ni totalement mainstream, ni pleinement intérieur, ni pleinement extérieur à l’œuvre – la littérature peut témoigner d’un événement qui n’a eu lieu qu’en elle – ni pleinement présent, ni pleinement absent. En art, dans sa course folle vers la légitimation – autonomisation et dissolution –, il a sciemment brouillé quelques pistes. Mais pour peu qu’on l’interroge, le mot est si étroit qu’immédiatement il devient métaphore.
Et d’abord celle d’une crise de l’institution. Au sortir du XIXe siècle, la pratique du document en art et en littérature, pourtant réévaluée par le naturalisme, reste confidentielle. Non pas que le recours aux processus documentaires soit marginal, mais plutôt qu’il ne soit pas revendiqué comme tel. La photographie, en particulier, en s’affranchissant de la peinture et du registre de l’illustration, en renouvelant les querelles entre l’art et la technique ; surtout, en ouvrant une nouvelle ère de la représentation, a cristallisé l’antagonisme entre œuvre et document. D’où une dévaluation persistante de ce dont elle est créditée. Pour l’idéalisme académique, dire qu’elle n’est jamais qu’un document est le plus sûr moyen de la refouler dans les marges. Mépris d’époque. Pour la photographie, revendiquer une puissance d’expression capable de produire des œuvres, c’est postuler une certaine légitimité artistique. En s’associant au surréalisme, la photographie (Atget, Man Ray, Coburn) a fomenté une avant-garde façon Rimbaud. Avec la tradition des cadavres exquis, la sélection des images, leur commentaire et leur montage, qui dépasse le simple editing (chez Max Ernst en particulier et, à la même époque, le cinéma d’un Vertov et l’avant-garde interventionniste d’un Flaherty) déterminent la signification documentaire. La légende hante la signification d’une image9.
En 1930, la même année que la tentative de revue Documents animée par Bataille et Carl Einstein, Walter Benjamin écrit que « le montage véritable part du document. Dans sa lutte fanatique contre l’œuvre d’art, c’est par le montage que le dadaïsme s’est allié à la vie quotidienne. » L’art et la vie montés ensemble contre l’œuvre d’art. Un commentaire de Philippe Soupault dans Arts et métiers graphiques, publié en 1931, un an après la tentative de revue Documents animée par Bataille et Carl Einstein, dit assez cet état des lieux : « Après avoir été méprisée, négligée et calomniée, la photographie vers 1923 a connu brusquement une vogue qu’il est encore difficile de qualifier. L’engouement était extrême. On a voulu à tout prix que la photographie soit un art […]. Ce qu’il convient surtout de souligner avec le plus de force, c’est que la photographie est avant tout un document et qu’on doit d’abord la considérer comme telle. » À partir de là, mais surtout après la Seconde Guerre mondiale, un mouvement inverse se produit, non sans provocation, par lequel le doc arrache sa sociabilité et commence à faire la valeur. Sauf que l’on peine encore à voir la moindre politique d’acquisition de documents pour un musée. C’est ainsi qu’en 1946, mais publié pour la première fois dans Tel Quel (n°15, automne 1963), Artaud écrit avec un sens prononcé de l’ironie et du désespoir que ses « dessins ne sont pas des dessins mais des documents. »10. Au cinéma, le Groupe des 30, constitué dans les années 50 autour de la défense du court-métrage, défend le documentaire, traditionnellement discriminé au bénéfice du cinéma de fiction. Même revendication avec le Cinema novo au Brésil et le mouvement informel autour du cinéma direct vers 1960. En 1972, l’écrivain russe Varlam Chamalov ambitionne même une « prose écrite, en document » en détestation du roman ; façon, pour lui, de revendiquer le surgissement d’un énoncé et la singularité d’une expérience. Avec un train de retard. Au début du XXe siècle, l’historien de l’art, Aby Warburg, proposait déjà de « transformer l’expérience en document et inversement »11. Si les dessins d’Artaud sont des documents, n’est-ce pas déjà de savoir de quoi ils parlent ? C’est aussi réévaluer la part d’expérience et d’investigation dans l’art, donc, d’une certaine façon, accréditer le sujet qui fait le document – et qui fait l’expérience du document. Le document supposé-faire-foi plutôt que supposé-dire-vrai. L’appréhension. L’éthos plutôt que l’ambition formelle. Vient-il pour autant s’y confondre, de sorte que le sujet serait la poétique du document ? Ou le témoin est-il dissociable de l’information qu’il transmet ? Car le document est lui-même une façon de sociabilité que la révolution hypertextuelle a encore démocratisée et, paradoxalement, re-historicisée. Il est moins formel qu’il ne met en forme la communauté. Il dit l’urgence d’élaborer en termes plastiques le contraire d’une esthétique.
L’esprit du temps est au document. Il suffit de vérifier l’intérêt du public pour les procédures d’enquête. La photographie anthropométrique et la vidéo de surveillance attestent d’une économie sécuritaire mondiale, d’une libido policière. Cette société là ressemble à Jackie, l’héroïne de Red Road (2006), le film d’Andrea Arnold, qui garde l’œil ouvert toute la journée devant ses caméras de surveillance. La police, c’est tout organe de surveillance dont le corps fantôme surveille et archive les individus pour les contraindre aux postes – de télévision et/ou de police – mais qui se désiste au moment de la responsabilité. Dans 1984, le roman de George Orwell (pas l’album d’Eurythmics), la théorie du Parti est que le passé n’existe pas en soi, sinon les archives ne seraient pas falsifiables. Entendu que les faux documents font la loi. Winston, le héros du roman, employé du Parti, vivant futur disparu révolté underground, le comprend à ses dépends pour avoir lui-même participé à la violence d’État : « Tous les documents ont été détruits ou falsifiés, tous les livres récrits, tous les tableaux repeints. Toutes les statues, les rues, les édifices, ont changé de nom, toutes les dates ont été modifiées. Et le processus continue tous les jours, à chaque minute. L’histoire s’est arrêtée. Rien n’existe qu’un présent éternel dans lequel le Parti a toujours raison. Je sais naturellement que le passé est falsifié mais il me serait impossible de le prouver, alors même que j’ai personnellement procédé à la falsification »12. Quelque chose vient de disparaître : le motif dans le tapis, la vérité du/dans le document. Or, la démocratie ne va pas sans ce droit inconditionnel d’accéder aux archives.
Une autre façon d’arrêter l’histoire, c’est-à-dire la participation active et le rapport critique à la politique, c’est de l’oublier. En surproduisant l’information, la culture télévisuelle et numérique pousse au relativisme, quand bien même la révolution numérique intéresse directement le problème de la consultation (des morts). Si l’esthétisation des images (l’emprise du design sur l’art) a pour horizon la vacance historique, la société du spectacle est une fausse démocratie. Qui mène à l’indifférence précisément sous couvert de rapport critique. Ainsi, le discrédit de toute image dite documentaire. Car désormais, il est difficile de croire qu’un document, une photographie par exemple, produit simplement du témoignage, sinon de la preuve, en exposant des faits qui impliqueraient une objectivité sans sujet. L’inflation de témoignages inaugure le soupçon, conspire à la disqualification. Cette promotion du document ressortit essentiellement à une culture du fait imagé, infléchie dans le sens du divertissement sous l’emprise des mass médias. Dans un contexte de globalisation multiculturelle, il y a là comme une nouvelle forme d’occultation des faits d’actualité. Dans son hyperbole, cette déception livre un paradoxe : la photographie n’est pas une image du monde réel mais une image avec le monde (où s’interposent tous les fantômes) ; l’histoire est moins un acte qu’une image, donc livrée à l’appropriation esthétique. Cette dissociation du croire et du voir, mais aussi de l’agir et du comprendre, ouvre de nouvelles possibilités au document et aux fantômes.
Un temps, on a cru que, parce qu’elles seraient produites par les machines, les actualités ne pourraient mentir. Positivisme à la courte vue. Joseph Roth disait qu’une seule objectivité était possible face à la falsification des médias : « l’objectivité artistique »13. Tout positivisme technologique méconnaît le risque d’amnésie des machines. Celui d’une histoire sans mémoire ni témoin. Le document, produit par la technique, est aussi ce qui y résiste le plus. Heureusement que les fantômes dépendent toujours de la technique. Dans Body Missing (1995), Vera Frenkel interroge ce que pourrait être un point de vue documenté sur les camps. Dans « Réconciliation avec la mort », elle restitue l’inventaire et exorcise le numéro d’acquisition des œuvres d’art pillées par les nazis pour créer le grand musée de Linz. Dans la barbarie nazie, le projet d’un grand corps artistique s’est fait par l’extermination techno-rationalisée et massive des corps juifs. Tous ces tableaux manquants. Ce que les Alliés ont trouvé. Ce que les Russes ont emporté. Tous ces corps disparus. C’est ce que dénoncent les fantômes, en masse et que lèvent la pratique documentaire. Le document s’impose ici comme un devoir de mémoire envers les victimes. Un appel à la justice. Une dissipation d’anonymat. Un « documentaire de mémoire » dit Lanzmann à propos de Shoah (1985), dont l’investigation est une entrée en résistance. Qui redonne un corps, dans l’art, une œuvre de l’art, à ceux qui n’en ont plus, à une époque défunte, à destination de ceux qui ne s’imaginent pas. Lanzmann insiste : Shoah n’est pas la transmission d’un savoir, c’est « une incarnation, une résurrection » car « comprendre » l’Holocauste serait une obscénité absolue. Shoah transmet plutôt que représente. Pour ce grand corps juif démembré à qui une histoire manque, il s’agit moins de se souvenir que de désigner l’oubli, la mort. Sans s’y arrêter : au-delà de la commémoration, au-delà de l’identification compassionnelle, l’oubli est destiné à faire mémoire. Dans sa matérialité, dans sa factualité, contre toute indifférence, le document rend la justice sensible jusque dans l’au-delà. Dans Waiting for a Miracle (1994), The Dead are Alive : Eyewitness in Rwanda (1995) qui partage sa politique de résistance avec le Rwanda Project 1994-2000 de l’artiste chilien Alfredo Jaar, enfin Seeing is believing (2002), Katerina Cizek, interroge elle aussi le pouvoir insurrectionnel/résurrectionnel de l’archive, de l’image et du documentaire « activiste ». Le documentaire, comme mauvaise conscience du néo-libéralisme, montre alors ce que personne ne veut voir. Depuis la seconde moitié du XXe siècle, le médium vidéo, et en particulier la télévision, produit l’essentiel des archives contemporaines. Des archives d’images. Qui ne laissent pas au cadavre le temps de se refroidir : ce n’est pas seulement la mémoire qui s’élabore à partir des images du monde construites par la vidéo, c’est le monde lui-même. Or quelle représentation de l’événement est possible quand l’image vient à manquer ? Ou que l’événement est oublié ? Il importe donc de se demander en quoi le document est devenu le topos ou l’atopos d’une éthique contemporaine.
Depuis le début des années 90, le Web montre qu’on n’a pas plus vite fait de trouver la mort que le document dans l’art. Le techno-formalisme occulte conclut que les deux « trouvailles » sont contemporaines l’une de l’autre. Le document est dans la mort autant que la mort dans le document. Si bien que le Web pourrait reprendre à son compte ce que Comte disait de l’humanité : peuplée de plus de morts que de vivants. En qualité de dispositif documentaire, d’hypertexte, le Web est un système d’indexation d’information permettant l’interconnexion de documents à l’aide d’hyperliens. « Hyper » décrit le supplément d’information en qualifiant un document par rapport à sa localisation, à son indexation dans une structure, celle-ci permettant des liens que le lecteur peut activer avec d’autres documents, non hiérarchisés. Non linéaire, conversationnelle, la lecture hypertextuelle est un mode de lecture en multi-fenêtrage sur l’au-delà. Or, l’un des plus célèbres patterns du Web est une métaphore qui donne tout son sens à la métaphore spirite : « The document has been moved ». Qui peut signifier deux choses : que le document n'existe plus – ce qu'on appelle une « page morte » – ou bien qu’il est déplacé sur une autre adresse. À prendre au pied de la lettre, que signifie cette possibilité que le document perde sa place dans le dispositif documentaire ? Que signifient ces possibilités de suppression et de délocalisation ?
« The document has been moved » est une métaphore du deuil, une épitaphe. Et comme toutes les métaphores, il y est question de déménagement. Une fois que le document a été déplacé, où le localiser ? Et que localise t-il ? Si ce n'est précisément les limites du document et de son environnement, de l'art et de la technique, du message et du medium... Dans quel lieu ou non lieu s’y retranche t-il ? Cet au-delà est-il localisable ? Donc, ce que je lis quand « The document has been moved », c'est à la fois la possibilité de ne pas le retrouver, mais aussi la possibilité de le chercher ; c’est mon destin de documentaliste ; c'est surtout une définition extraordinaire du document qui, comme tous ces morts, me parle de la vie et de la mort depuis l'au-delà. Ce document du new historicism, c’est du spiritisme. De la réception d’archive. De la communication entre les morts et les vivants à l’aide d’un intermédiaire, le médium. C’est en ce sens que l’historien Stephen Greenblatt, se proposait d’entrer en communication avec les morts. Pour ceux qui n’ont pas vécu ce qu’on souffert les fantômes, converser avec les morts revient à expérimenter leur vie (ce qui est passé par eux) malgré tout. Ce n’est qu’à condition de cette hantise, c’est-à-dire à partir du moment où les événements du passé ont non seulement des conséquences dans le présent, mais aussi qu’ils vivent dans le présent, que nous faisons l’expérience de l’histoire. Ces fantômes attestent de qui nous sommes. Ils ne sont pas seulement les métaphores d’une histoire mémorisée, ils sont la technologie de cette histoire-mémoire. En vertu de quoi, le message (le contenu de la communication), c’est effectivement le médium. Consulter cette histoire ne va pas sans communiquer avec les morts. Qu’il faut absolument déterrer : il n’y a pas d’histoire sans fantôme. Même moved à une adresse à la destination incertaine, le document expérimente l’histoire en performant la disparition. Comme les morts qui reviennent d’entre les morts ou les fantômes, c’est pour quelque chose et non pas pour signifier la fin de la fin. Car la disparition ne saurait disparaître. C’est son complexe de Lazare. Ou alors que le doc disparu soit métonymique du dispositif. Le document serait déjà le disparu d’un autre document : transdocumentalité par laquelle la trace fait signe vers un au-delà en même temps qu’elle signe une disparition, temporaire ou pas. Une mainmise différée, une conversation d’outre-tombe. Qui rappelle la fragilité du document, sa mortalité, qui rappelle que nous ne sommes nous-mêmes que des usagers fragiles. Qu’un fantôme ne se tient jamais à prudente distance du monde matériel. Surtout, qu’il n’y a pas de document qui ne va sans communication avec les morts, sans résurgence posthume de ce qui a disparu, sans souvenir des survivants.
[1]Joseph Roth, « Schluss mit der « Neuen Sachlichkeit » ! », Die literarische Welt, les 17 et 24 janvier 1930.
[2]Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris, Colin, 1949, p. 103.
[3]Difficile de s'informer à partir de poèmes, pourtant tous les jours on meurt misérablement par manque de ce que l'on y trouve.
[4]Communications, Paris, Seuil, n°71 et 79, 2001 et 2006.
[5]Jacques Derrida,Échographies – de la télévision, Paris, Galilée, 1996, p. 47.
[6]Nicolaï Boukharine, La théorie du matérialisme historique, Manuel populaire de sociologie marxiste, Paris, Ed. sociales internationales, 1927.
[7]Ferdinando Amigoni, « L’ombre du corps : Belmoro de Corrado Alvaro », Les Ombres et l’au-delà dans les arts aux XIXe et XXe siècle, sous la direction de Claire Vovelle, La Tangente, 2006.
[8]L’archéologie comme « description intrinsèque du monument », Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 14-15.
[9]L’Evénement, les images comme acteurs de l’histoire, exposition présentée au Jeu de Paume, Paris, du 16 janvier au 1er avril 2007, Paris, Hazan, 2007.
[10]Antonin Artaud, Œuvres complètes, t. XXI, Cahiers de Rodez, Avril -25 mai 1946, Paris, Gallimard, p. 266.
[11]Aby Warburg, « On planned American visit (1927) », cité par Philippe-Alain Michaud in Aby Warburg et l’image en mouvement, Paris, macula, 1998, p. 282.
[12]George Orwell, 1984, Paris, Gallimard, 1950, p. 221.
[13]Joseph Roth, « Die Tagespresse as Erlebnis », Op cit., 4 octobre 1929.