Mouvement n°46

French touch

Mouvement, l’indisciplinaire des arts vivants

N°46, décembre-février 2008, p. 100-103.

Fresh Theory III, sous la direction de Mark Alizart et Christophe Kihm, Paris, Léo Scheer, 2007.


Mark Alizart est né en 1975 à Londres. Il est directeur de l’action culturelle du Palais de Tokyo. Il a publié Stuart Hall (Amsterdam, 2007). Il dirige également le catalogue de l’exposition Traces du sacré qui ouvrira ses portes en mai 2008 au Centre Pompidou.

Christophe Kihm est membre de la rédaction d’Artpress et codirecteur de la revue Fresh Théorie. Il est critique, enseignant, commissaire d’exposition et poursuit dans ces différents lieux et dans d’autres encore ses recherches sur les pratiques artistiques amateurs.

Theory sounds better with you

Les Daft Punk disent qu’ils font partie de la première génération qui n’ait pas eu à choisir entre le disco et le punk, c’est-à-dire qui ne se sente pas tenue de choisir entre le retour aux grands récits et le retour à leur déconstruction. C’est ce qu’on appelle généralement la French Touch – un son ou une attitude hautement rentables à l’export. Et reconnus, d’abord, à l’étranger. Comme la French theory. Surtout que ni l’une ni l’autre n’adoucissent vraiment les mœurs. Loin s’en faut. Car elles ne sont jamais seules en question : quelle que soit la musique que nous écoutons, nous percevons toujours « infiniment plus » que des sons. Disposée donc à servir les causes communautaires, à illustrer à moindre frais les revendications identitaires, instrumentalisée à toutes fins, la French theory a certainement profité d’une promotion spectaculaire outre-Atlantique (à l’exportation, la simulation baudrillardienne, l’assujettissement foucaldien ou les sophisteries derridiennes ont dominé sans partage le marché universitaire) alors que, en France, la contre-révolution conservatrice des années 80 et l’humanisme citoyen abêti d’universalisme abstrait des années 90 interdisaient la « pensée 68 ». Sans pour autant l’enterrer tout à fait. Désormais, il lui revient de préparer son comeback : de revenir. Mais comme revient un fantôme, différent – on revient toujours avec la distance qui nous sépare – sur le mode de la hantise : non seulement, la French theory a des conséquences sur le présent mais elle vit aussi dans le présent. Ici-bas. Aussi, même revenue d’Outre-Atlantique sinon d’outre-tombe, cette théorie a-t-elle tôt fait d’être fresh. Entendu quand même que le retour à la French theory se fait aussi bien contre elle. Être critique, c’est savoir faire la part des choses. Ainsi, les fresh theoriciens, ces « enfants de Mai 68 », cette « génération d’après » dont parle Catherine Malabou, comme les Daft Punk, se mettent-ils aussi bien à l’écoute du disco que du punk, en mixant les objets, en samplant les concepts, en abattant les murs de l’évidence musicale, dans un rapport décomplexé à l’art et à la tradition critique, loin des concessions faites à toutes sortes de conservatismes et d’orthodoxies rampantes. Une façon d’écouter les problématiques de la société contemporaine et de les réfléchir, c’est-à-dire de les redistribuer dans l’espace public – dans leurs contenus, leurs techniques, leurs formes, leurs déterminations sociales et leurs présupposés idéologiques. Et après ? Après, il faut revenir à Deleuze qui avait cette réponse magnifique :

« Lorsque quelqu’un demande à quoi sert la philosophie, la réponse doit être agressive, puisque la question se veut ironique et mordante. La philosophie ne sert pas à l’État ni à l’Église, qui ont d’autres soucis. Elle ne sert aucune puissance établie. La philosophie sert à attrister. Elle sert à nuire à la bêtise. Elle n’a pas d’autre usage que celui-ci : dénoncer la bassesse de la pensée sous toutes ses formes. » 1

Edouard Levé

Pascale Ogier Jacques Derrida

Fresh Théorie publie son troisième opus consacré aux « manifestations ». Pouvez-vous nous parler du projet ?


Fresh Théorie est une aventure qui a commencé il y a trois ans, peu après la parution du livre French Theory 2 de François Cusset. Dans ce livre consacré à l’histoire et à l’héritage de la théorie française des années 1960 et 1970, François Cusset mettait le doigt sur un paradoxe : autant cette théorie française est féconde et appréciée aux États-Unis, où elle n’a eu de cesse de nourrir la pensée politique de gauche, avec sa kyrielle de « studies », gender studies, queer studies, postcolonial studies, cultural studies, subaltern studies, etc., autant, en France même, cette théorie est absente, comme le sont ces studies. Peu importent au fond les raisons – contrecoup anti-soixante-huitard, tournant théologique de la phénoménologie française, crise de l’édition des sciences humaines, voire conversion de la gauche de gouvernement à la rigueur dans les années 1980 – le constat était là, et nous avions envie d’y remédier. Plus exactement, Christophe Kihm et moi-même avions le sentiment qu’il était possible d’y remédier, tant la pensée française nous semblait, de fait, riche et vivante, notamment la pensée représentée par les intellectuels d’une trentaine d’années, lecteurs attentifs de la pensée anglo-saxonne, fins connaisseurs de Slavoj Žižek, Judith Butler et Stuart Hall pour les uns, disciples d’Alain Badiou ou de Jacques Rancière pour les autres, mais aussi, mais surtout, amateurs éclairés d’art contemporain, un domaine où, précisément, la pensée française des années 1960 et 1970 n’a cessé d’être lue et activée.


Justement, la force de Fresh Théorie III ne vient-elle pas d’un nouveau rapport à l’art et à la théorie capable de métamorphoser le critique en « curateur de théorie » et Fresh Théorie en « exposition de pensée » ?


Cette idée est apparue peu à peu. À l’origine, comme je le disais, il y a bien d’abord ce fait que c’est dans l’art contemporain que la French theory s’est survécue. Il est clair que, s’ils ont disparu de l’université dans les années 1980, Lyotard, Deleuze, Derrida n’ont cessé d’être convoqués par les plasticiens et les critiques d’art et cela d’autant plus aisément que les uns et les autres avaient écrit des livres sur l’art ou conçu des expositions (Les Immatériaux dans le cas de Lyotard, au Centre Pompidou en 1985). Pour des raisons évidentes, Fresh Théorie s’est donc conçue en parallèle avec des artistes et des commissaires. Le premier numéro a été « curaté » par Christophe Boutin, le directeur de Onestar press, une maison d’édition de livres d’artistes. Le second par le Commissariat, un jeune collectif d’artistes/critiques/commissaires (Dorothée Dupuis, Mathieu Clinchard, Mathieu Ganivet, Fayçal Baghriche) qui nous a choisi une iconographie contemporaine sur la mort. Le troisième par Éric Mangion, directeur du Centre d’art de la Villa Arson, qui a retenu trente événements dans trente ans d’Art Press, coupures de magazine photocopiées en vrac qui créent des télescopages amusants avec les articles. Il y a eu aussi des expos Fresh Théorie, conçues avec la complicité de quelques artistes : Édouard Levé qui avait proposé deux fois des œuvres inédites (photos pornographiques prises au Salon Hot Vidéo de la Porte de Versailles et vanité à l’encre de Chine), Thomas Lélu, qui réalise notamment la couverture de Fresh Théorie, Kolkoz, Tatiana Trouvé, Jeremy Deller, Claude Closky, Yan Duyvendak, Gianni Motti… Cependant, le rapport entre théorie française et art contemporain n’avait jamais été travaillé pour lui-même. Clairement, il y avait plus dans ce rapport que celui, classique, de l’illustration à la théorie. De la même manière, la théorie n’était pas seulement de la critique sur l’art.

The Fat Elvis Years

Ce qui est aussi une façon assez grossière de légitimer la théorie depuis l’art contemporain. Ce qui n’a rien d’original non plus. Je pense notamment au tournant réflexif de Barthes dans le domaine de la critique littéraire, une critique poétique de poèmes critiques.


Mais quoi au juste ? Dans le prologue de Fresh Théorie III, j’ai forgé ce terme de « curateur de théorie » qui me semble pouvoir en rendre compte, et qui s’inspire directement, en effet, de ce que Bruno Latour appelle, après Jean-François Lyotard, une « exposition de pensée ». Précisément, pour Jean-François Lyotard, l’enjeu décisif de la pensée de notre temps était de parvenir à « se voir », à devenir « manifeste ». « Quand les idéaux viennent à manquer comme objets de croyance et modèle de légitimation, la demande d’investissement ne désarme pas, elle prend pour objet la manière de les représenter » expliquait ainsi Lyotard dans un article de 1993 repris dans Moralités postmodernes, qui ajoutait : « Kant appelait “manière” le modus aesthetica de la pensée ». De fait, « on ne guérit pas de l’obsession de raisonner en raisonnant. Ni en déraisonnant. On doit séparer l’apparence des mots et des enchaînements de leur apparition. C’est l’ascèse du style qui exerce cette séparation. Je n’en conclus nullement que l’actualité de l’esthétique exigerait du philosophe qu’il se fasse artiste en écriture, c’est-à-dire poète. Il importe au contraire qu’entre poème et mathème, comme dit Alain Badiou, ou plutôt dans la trame de l’un et de l’autre, une écriture réflexive s’obstine à interroger sa propriété et, par là même, à s’exproprier sans cesse. » En ce sens, je crois qu’on peut dire que toute pensée qui s’inspire de la théorie française des années 1970 travaille à s’exproprier, à son devenir image, à son devenir plastique, pour reprendre un terme qu’affectionne Catherine Malabou. Une « pensée plastique », comme on parle d’arts plastiques, des plasticiens qui seraient indifféremment théoriciens ou artistes, voilà ce que nous lègue la French Theory.


La réévaluation des objets pop et un certain esthétisme attaché au postmoderne ne cachent-t-ils pas un certain snobisme ?


Vieux reproche ! La French theory n’a cessé de se voir accusé d’être snob, cynique, nihiliste… Comme l’art contemporain d’ailleurs ! Les contempteurs de Fresh Théorie ne sont pas pour rien aussi des contempteurs de l’art contemporain d’ailleurs. Dès qu’on dit qu’on s’intéresse à la forme, à l’apparence, à la manifestation, on est suspecté de se détourner du fond, du sérieux, de la gravité. Dès qu’on parle esthétique, on est soupçonné de refuser le débat métaphysique. Sitôt qu’on s’aventure à ne pas juger (entre un grand film et un petit film, entre la vie authenticité et la vie inauthentique, entre le commerce et l’être-pour-la-mort), on est du côté des marchands du temple. C’est compréhensible, mais c’est un peu court. Toute la difficulté de ce qu’on nomme postmodernisme, c’est que le concept nomme à la fois la perte des idéaux, le moment nihiliste de la pensée où tout disparaît effectivement dans l’esthétique, « mise en scène, spectacularisation, médiatisation, simulation, hégémonie des artefacts, mimésis généralisée, hédonisme, narcissisme, auto-référentialisme, auto-affection, auto-construction… » comme le disait déjà bien Lyotard, qui fut en bute, ô combien, à cette critique, ET la refondation de la philosophie sur la base du modus aesthetica. Il faut tenir ensemble les deux bouts. Sinon, évidemment, ça ne vaut rien. Mais on peut quand même faire crédit aux trois fois trente intellectuels de trente ans qu’on a réunis dans les trois volumes de Fresh Théorie de le savoir un peu. Comme on peut faire crédit à Deleuze de ne pas s’être contenté de passer des barricades de 68 à la cinéphilie en pantoufles, ou Lyotard de Marx à Malraux…

Ce troisième opus est sous-titré « manifestations ». Alors que l’on s’apprête à commémorer (mélancolie de gauche pour ceux qui étaient jeunes) ou à « liquider » (succédané du discours de la réforme, préoccupé d’asseoir une légitimité en commençant par lapider un héritage) le quarantenaire de Mai 68, choisir la manifestation est-il un manifeste politique ?


Nous l’espérons. Mais comme les autres l’étaient aussi à leur façon. À l’heure où la gauche s’essaye à une énième refondation, mais un peu tard, si Fresh Théorie poursuit son activité de think tank à la recherche de manières de réactiver la pensée française des années 1960 et 1970, c’est évidemment aussi, ou d’abord pour son caractère politique. Il est clair que le premier opus – le bleu – était peut-être plus axé sur la culture, au sens des cultural studies, mais il était aussi axé sur la question du partage (hautement politique) entre authenticité et inauthenticité. Le deuxième, le Black album, était clairement métaphysique, mais là encore, également politique dans son rapport à la question du désœuvrement et du présentisme. Le troisième se préoccupe en effet de savoir à quelle condition des manifestations, dans tous les sens du terme peuvent encore être possibles. En filigrane, s’y lit une réflexion philosophique sur l’événement, à la croisée de Deleuze et Badiou, une réflexion, esthétique donc, sur le concept d’exposition, ainsi que, là toujours, quoique en effet pour la première fois d’une manière aussi directe, une réflexion politique sur le fait de la manifestation, et plus directement encore sur les manifestations de « Mai 68 » qui nous a valu un très beau texte de Dork Zabunyan, « Les enfants de Mai 68 » : « De cet événement, pour ceux qui ne l’ont pas craint ou n’ont pas cherché à s’en servir pour essayer de faire peur, comment accepter de parler sans feindre l’amertume ? ».


Une dernière question pour finir. Format poche et prix minimum (15 euros) : quelles sont les conditions matérielles de la réalisation du projet intellectuel ?


Le petit prix était une évidence, compte tenu de notre propos et des lecteurs qu’on souhaitait toucher. On tenait à ce que ce livre circule facilement parmi les étudiants en école d’art, les jeunes, les artistes aussi. Là-dessus, deux solutions. Ou bien on trouvait le moyen de faire quelque chose d’aussi beau et d’abouti que la Revue de littérature générale d’Olivier Cadiot et Pierre Alféri (POL, 1995 et 1996), qui reste un modèle indépassable. Ou bien on contournait le problème en faisant un format poche. On a retenu la deuxième idée, qui nous paraissait aussi bien adaptée à l’esprit de Fresh Théorie, faire une sorte de pulp philo, presque de livre jetable, pop, coloré, qui contraste avec la somptuosité traditionnelle des gros livres de théorie. Colette Barbier, la directrice de la Fondation d’entreprise Ricard, a aimé le projet et elle nous a soutenus d’emblée, sur la base de cette complémentarité, qu’elle défend depuis longtemps, entre théorie et art contemporain. Léo Scheer nous a accueillis dans sa maison d’édition, où publiaient déjà Catherine Malabou et François Cusset. Et voilà. Je pense qu’ils ne le regrettent pas. On ne devait faire qu’un livre, on en a fait trois, dont deux ont déjà été réédités plusieurs fois. Les rencontres Le lundi c’est théorie à la Fondation d’entreprise Ricard font le plein. Fresh Théorie a trouvé son public. C’est une immense satisfaction qui donne envie de poursuivre le travail engagé, voire de l’étendre.



Propos recueillis par Olivier Sécardin

Notes

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[1]G Deleuze, Nietzsche et la philosophie, chapitre III, paragraphe 15, Paris, PUF, 1962.

[2]François Cusset, French Theory, Paris, La Découverte, 2003.