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Faire usage de moi

L’autobiographie, Revue de littérature comparée, Paris, Klincksieck, janvier-mars 2008, p. 109-115.





Olivier Sécardin, Faire usage de moi

Trois choses : l’idée d’un sujet moral allant de soi est une fable ; le récit de soi, une poétique ; la délibération éthique, une opération de critique. Et c’est ainsi que les écrivains ne devraient jamais cesser d’écrire leur vie, en fait. Sinon à quoi sert d’écrire ? Maintenant, c’est ce que je fais.

Olivier Sécardin, Making use of myself

Three points: the idea of a moral subject taken for granted is a fable; self-telling, poetics; ethical deliberation, a critical operation. And this is why writers should never stop writing about their lives, in fact. Otherwise, why writing? Now, this is what I do.



Faire usage de moi


“The end, my only friend, the end”
Avital Ronell à Kathy Acker1



Cette injonction tendancieuse (abusive) commence par envisager la manière dont nous pourrions poser la question du recours autobiographique au sein d’une philosophie contemporaine. Un tel recours – contestation d’une décision ou d’une situation qui fait grief – ne va pas de soi. Elle implique de savoir comment faire usage de moi. Et dans l’hypothèse d’un recours qui ne serait pas gracieux, elle s’apprête à exercer une action en justice. Car l’appel à justice est le grand fantasme de l’autobiographie. C’est une scène, si nous pouvons l’appeler ainsi, qui finit toujours par passer à l’acte. Or, il faut peut-être envisager que le récit des vies coupables, du moins sanctionnés, de saint Augustin à Althusser, ne rend pas toujours justice : si l’avenir dure longtemps2, ce n’est pas de rendre compte de l’acte – au même titre peut-être que n’importe quel héritage, il n’est que ce que nous en faisons – ni de comprendre que la vie est devant soi, c’est précisément que le fantasme n’est jamais que l’un des sens possibles de l’acte. Comme l’écrit Judith Butler dans Le Récit de soi, le soi que j’ai encore à être ne peut que ridiculiser doucement la « posture du contrôle narratif »3. Je ne veux pas dire que je ne peux pas raconter mon histoire mais que je ne peux pas faire autrement que spéculer. Ce que certains appellent autofiction4 et qui est une façon de perdre le fil du récit. Ce qui est absolument fabuleux. À distinguer du fantasme. Sourd et irréductible au pouvoir5, ouvert à la révision, ouvert in extremis, mon événement peut aussi (pro)venir du futur. En même temps, ma préhistoire n’est jamais dépassée ni reléguée dans un quelconque passé : en quoi, en moi, elle n’est jamais passée. Je ne dis pas qu’elle n’a pas d’histoire – il faut se poser ces questions pour qu’il y ait la possibilité même d’une histoire – je dis simplement qu’elle se perpétue sans maîtrise chaque fois que je me raconte. Le soi se forme dans l’histoire mais l’histoire du soi n’est pas donnée. Dans l’autobiographie traditionnelle, disons Rousseau plutôt que Kathy Acker, quelque chose comme l’impératif de cohérence fait effectivement violence et cette violence coercitive, qui est aussi une violence d’imposition par laquelle je me manifeste, réside précisément dans l’acte par lequel le sujet entend réparer sa maîtrise et préparer son unité. C’est un acte mais puissant. De tu je. Récit d’une conversion : comment, d’autre que j’étais, je suis devenu moi-même. Mais aussi histoire d’une reconnaissance : autre que j’étais sans possibilité de redevenir ce que j’étais. Manifestement, j’arrive trop tard à moi-même. C’est une aberration. Jusque dans l’aberration, c’est-à-dire le devenir autre, maître de mon autobiographie6. Camisole libidinale.


Et c’est ainsi que les écrivains ne devraient jamais cesser d’écrire leur vie, en fait. Sinon à quoi sert d’écrire ? Pourtant, du moment que j’entreprends d’écrire à mon propos, je peux décider de commencer par moi-même – au fond, rien ne m’y oblige, absolument rien mais si je commence dans le vif du sujet, je m’aperçois vite en vérité, quand bien même je m’autorise à le croire, que je ne suis pas l’auteur des conditions de ma propre émergence. Aucune vie ne pourrait se dire à soi. Nietzsche parle de généalogie pour désigner cette intervention de l’autre dans ma réflexion7. Parce que je suis déjà impliqué dans un ensemble de normes, de préoccupations, de présupposés, de hiérarchies tramées en sous-main et de protocoles sociaux et moraux qui ne sont pas exclusivement de mon ressort ou de mon fait et qui de toute façon me dépassent8. Ce sont les règles de l’art. Je ne suis pas le premier homme, pour répondre à Camus9. Je suis malmené. Défait. Interpellé. Il faut prendre acte de cela. Le désir d’émancipation à l’égard des contraintes sociales est certes un vœu pieux capable de fonder ou d’inaugurer un certain rapport à soi mais il est illusoire : aucun geste n’appartient en propre à l’auteur ou, devrais-je dire, à l’interprète qui le performe. Il n’y a qu’une illusion d’un passé en soi. Je viens au monde mais je-ne-suis-pas-par-naissance. Si je suis contraint, c’est cette structure de contrainte et de dépossession au sein de laquelle je me donne et je m’est donné qui conteste à la fois la singularité de mon histoire et conditionne la reconnaissance de ce dont je rends compte, en l’occurrence de moi-même. De cette façon, je suis moralement impliqué dans la vie des autres dans mon incapacité à m’autofonder. Partant, le récit de soi est d’abord l’histoire d’une relation. « Généalogie », cela veut dire d’une part que le récit de soi ou plutôt le propre du récit n’est jamais que l’un des possibles narratifs (ce que je suis, ce que je ne suis pas, ce que j’aurais voulu être mais que je ne serai jamais, plusieurs lectures possibles d’une origine et autant de back roads, de petites routes mal indiquées) ; d’autre part, que j’entreprends le récit de ma vie parce qu’on me l’a demandé, même ici. Entendons bien. Mais qui demande quoi à qui est la chose que je ne peux pas savoir. Faire usage de moi n’est pas seulement une injonction tendancieuse (abusive), c’est un fantasme. Tu fantasmes, vraiment. « Plaisir douteux dans la mesure où il m’intéresse », répond Doubrovsky. Tenu irresponsable ? Détenu responsable ? L’irresponsabilité, ce serait de ne pas reconnaître l’autre, l’oublier sans excuse. Mais si je le reconnais, que j’y tiens suffisamment pour le tenir en reconnaissance, alors je ne serais pas irresponsable et si je le suis, à coup sûr, je serais pardonné. Sa mort n’aura pas été vaine. Je serais pardonné parce que je ne peux pas faire autrement. Peut-être même que je serais ému, bouleversé et capable, enfin, d’apprendre ce qu’est aimer : être capable, non de prendre ces initiatives de surenchère sur soi, non de questionner l’autre sans relâche, ne rien vouloir obtenir de lui mais ne rien demander d’autre qu’apprendre à recevoir, sans aucune prétention ni réserve, sans mépris ni détention et recevoir la vie et le savoir comme un don, chaque fois être capable de donner ce don à l’autre, être capable de la même surprise et sans la moindre violence, prendre le chemin de la mort. C’est sur le chemin de la mort que je suis responsable d’affirmer le monde de l’autre. « C’est à partir de lui que le monde… » Le 22 octobre 1913, Kafka dit les choses de cette façon : « N’avoir jamais que le désir de mourir et s’accrocher encore, cela seul est l’amour. » En somme, la simple liberté. La philosophie en acte. Ces normes, elles permettent de reconnaître l’autre. « L’horizon normatif dans lequel je vois Autrui, mais aussi d’où Autrui voit, écoute, sait et reconnaît, ouvre également la possibilité d’être critiqué »10. En ce sens, il me reste à me comprendre à l’avenir et je veux bien comprendre que je dois devenir critique11, expérimenter du moins cette durée : comprendre les limites de mes possibilités. Et prendre le chemin de la mort.


S’il est vrai, dit Rousseau, qu’on « ne connaît guère que soi, s’il est vrai même que quelqu’un se connaisse », que puis-je savoir de moi sans le voir d’autrui ? Sans le savoir d’autrui ? Et que savoir de moi que l’autre puisse user (puisqu’il est ici question de ce deal : d’usage-mésusage) ? C’est la fonction légitimante et moderniste des Confessions de Rousseau, qui fonde son droit : connais-toi toi-même en toi et fais-le savoir. Et sa juridiction littéraire qui prend chacun à témoin. Moi, force de loi. Mais si le soi ne peut échapper à soi, s’il n’apparaît jamais au foyer de la conscience comme une chose, s’il est présence à soi, comment pourrait-il être question d’un seul savoir de soi ? Un savoir et non un sentiment de soi ? « Je sens mon cœur », dit Rousseau. Veraces sensus suos esse dicit. Mais si le sentiment intérieur est si manifeste, pourquoi diable sa reconnaissance n’est-elle pas immédiatement accordée ? Pourquoi toute cette violence ? Pourquoi ce que je suis pour moi, en moi, n’est pas ce que je suis pour les autres ? Chez Rousseau, ce qui s’apparente d’abord à une vaine insistance fétichisée sur la forme vide – moi (petit chimpanzé) – a tôt fait de se transformer en défi symbolique, c’est-à-dire en acte d’affirmation d’une fidélité à une quelconque lutte ou utopie12, disons politique. Ego confondu. Son interpellation, en la matière, constitue une révolution littéraire. Pour dire les choses très rapidement : dans la scène du crime – d’interpellation – l’âme, dont Rousseau revendique sans cesse la transparence, ne s’écarte pas de la posture. C’est même précisément l’inverse qui se produit. La persévérance tranquille de la posture est toujours le signe de la fidélité au contenu. C’est la douce ironie des cadavres : l’acte (la résurrection) se produit du moment où l’insistance sur la forme vide devient le signe de la fidélité au contenu, quand il n’y a plus rien à perdre. Quand celui qui a raconté longuement sa vie, arrivé à la limite de ses efforts, épuisé sa mémoire et toute finalité instrumentale du langage – encore que la morale présuppose la rhétorique – se rend compte non de lui mais qu’il n’a rien dit, rien fait, rien imaginé. Dans le fantasme, la résurrection, alors, oblige chacun à venir se présenter avec ses actes. Elle est la fin des Temps préalable au Jugement. Qui oblige quiconque à lui rendre Justice. Sauf que l’on peut juger sans reconnaître. C’est l’erreur de Rousseau. En ce sens, les Confessions, comme L’Avenir dure longtemps, comme les Circonfessions de Derrida, comme tous les récits de vie coupable finissent par passer in extremis à l’acte13 : l’interdit biographique signe l’autorisation de l’œuvre, toutes modalisations confondues.


Et c’est ainsi que les écrivains ne devraient jamais cesser d’écrire leur vie, en fait. Sinon à quoi sert d’écrire ? Seulement, dans le récit des vies coupables, rendre compte de soi a un prix : (se) donner la mort. Quel prix le sujet doit-il payer pour (se) dire la vérité ? Doit-il la payer de sa vie ? Foucault envisage ce prix quand il s’intéresse à l’Oracle de Delphes qui a initié Socrate – « Connais-toi toi-même » – et à la psychanalyse : « La question du prix que le sujet a à payer pour dire le vrai, et la question de l’effet sur le sujet du fait qu’il le dit. »14 Si le projet autobiographique a pour désir de rendre compte d’un acte – celui de (se) donner la mort – afin de lever « le verrou doublement cadenassé » par le meurtre d’Hélène et par l’ordonnance de non-lieu (le défaut d’interpellation) chez Althusser, de pleurer la mère morte chez Derrida – il a toutes les chances de se lire lui-même de façon quasi-performative, gardant une étrange proximité avec la chose à mesure qu’il marque ses distances. Moins libéré que délibéré. Il rend moins justice qu’il n’est peut être d’abord préjudiciable. Contre l’idéalisation de l’autonomie du sujet moral considérée comme allant de soi mais hanté par les formes de justification et parfois l’examen de conscience, il rend lisible le récit de soi. Or, l’ironie avec tout trauma c’est précisément ce qui le constitue en tant que tel : il en va toujours d’un événement destiné à se répéter, donc que l’on peut dire originaire mais que le sujet ne peut que tardivement expérimenter lors d’une seconde occurrence. Avec cette ironie du sort que le langage, loin d’être l’instrument de réparation de la victime, entérine la nouvelle violence qu’elle subit. Pourquoi ? Parce que dans les faits, le trauma ne conçoit pas qu’on puisse en faire la narration, ni l’intégrer à notre univers symbolique. Le réel de l’histoire est précisément ce qui résiste à la narration15, même à l’historicisation. Traumatobiographie. Un geste compte pour un acte dans la mesure où il déplace son fantasme originel. Selon le présupposé que l’acte fait être alors que le geste rend possible. Préjugé moderniste qui voudrait nous guérir des illusions quand il nous empoisonne la vie. On connaît la chanson (on nous raconte des histoires) : la substance contre la puissance, l’âme contre le corps, l’ordre (gestus) contre la transgression (gesticulatio), l’authentique contre le spectacle et ainsi de suite. L’impuissance du geste est telle que si celui-ci ne fait pas acte, il se retrouve en flagrant délit de posture. Cet impératif d’actualisation labellisé performance – qui sait parfaitement ce qu’il insinue – est pourtant loin d’être aussi performant qu’on le dit. Il est surtout une posture typique de l’imaginaire moderne projetant en avant une légitimité fondée dans une origine perdue ; à ne pas confondre avec le discours de la réforme, préoccupé d’asseoir une légitimité en commençant par lapider un héritage. Simplement, l’impossibilité de rendre compte de soi n’est pas un échec moral. Au contraire, c’est une théorie de la responsabilité. Et un cadre de compréhension de la réponse éthique. C’est pour cela que l’héritage (l’injonction d’un acte) doit être respecté à la lettre. Parce que le geste, pris à la lettre, est alors une façon de réaliser « la traversée du fantasme ».


Et c’est ainsi que les écrivains ne devraient jamais cesser d’écrire leur vie, en fait. Sinon à quoi sert d’écrire ? Cette conclusion presque ironique ne renonce pas à la possibilité de prendre un autre chemin, elle invite simplement à se mettre en disposition d’autobiographie comme manière de vivre. Vivre sa vie dans la vérité sans savoir. Comment faire usage de moi autrement qu’en vue de l’usure qui serait la mort de l’art ? Il faut délibérer. Non pas dans une relation moralisante à soi mais dans la pratique morale du souci de soi dit Butler citant Foucault à propos d’Épictète : « Ces exercices font partie de ce que nous pourrions appeler une « esthétique de soi ». Car on ne doit pas se mettre dans la position du juge prononçant un verdict. On peut se comporter envers soi comme un technicien, un artisan, un artiste, qui de temps en temps s’arrête de travailler et examine ce qu’il est en train de faire, se remet en tête les règles de l’art et les compare avec ce qu’il a effectué jusqu’ici. »16 A contrario, si la répétition ne laisse plus devenir, c’est l’oubli de la répétition comme expérience, comme apprentissage qui menace le sujet. Menace de l’ordre du processuel où le sens vient finalement de la répétition qui fait loi. Ce serait une fin sans fin. Une vraie bêtise. Ce qui serait une autre façon de se traumatiser. Or, il faut faire à l’usage que cela s’use ou il faut faire faire à l’usage que cela s’use : s’épuiser à partir de l’usage afin qu’aucune expérience ne se répète à partir de moi. La récurrence de soi dont Levinas dit qu’elle est infinie n’envisage aucune imposition de la marchandisation industrielle. Faire usage de moi, c’est reconnaître à l’autre la possibilité de me raconter et de me faire raconter mon histoire, de me faire écrire. De me rendre justice aussi. Une poétique à l’œuvre. Le livre et la vie. Mais de façon à ce que la littérature ne vienne pas à la place de l’autre. Qui es-tu plutôt que qui suis-je ? Mais qui que tu sois, que je ne cesse de me répéter et cette répétition formule l’ignorance dans laquelle je suis tenu et qui m’identifie. Beaucoup préféreraient sans doute la mort à cette prise en otage. Ainsi, renonçant à être l’auteur de ma propre institution, je rends compte de moi in process : j’engage une relation morale aux autres, je pleure sans compter ceux que j’ai perdus, je pense aux miens, je recours au vécu dans l’expérience conceptuelle et la philosophie en acte ; surtout, je réinvente l’otium dont parle Stiegler dans De la misère symbolique : « modelage du soi par une discipline et une pratique de soi, un se produire soi-même comme soi-l’autre par des techniques d’individuation : c’est une poétique dans cette mesure stricte où c’est une poiesis. »17 Le ciseau et le marbre. À condition d’agencer l’otium au cœur de la question politique, se manifeste un devenir artiste : quiconque est artiste en puissance mais aucun homme n’est jamais un artiste en acte. Reste à répondre à l’appel ou à l’interpellation de l’autobiographie, furtivement mais délibérément, afin de préserver de chaque geste la puissance. Avec maestria, selon la définition qu’en propose Giorgio Agamben : « face à l’habileté, qui nie et abandonne simplement sa propre puissance de ne pas jouer, la maestria conserve et exerce dans l’acte non pas sa puissance de jouer (telle est la position de l’ironie qui affirme la supériorité de la puissance positive sur l’acte) mais celle de ne pas jouer. » Comme Glenn Gould au piano, en somme, « le seul qui peut ne pas jouer, et, en appliquant sa puissance non seulement à l’acte, mais à sa propre impuissance, joue, pour ainsi dire, avec sa puissance de ne pas jouer. »18 Jouer avec sa puissance de ne pas jouer, c’est prendre le chemin de la mort. Prendre le chemin de la mort. Les détester, ces hypocrites. Savoir que l’on ne sera jamais quelqu’un de respectable et prendre le chemin de la mort. The end, my only friend, the end.



Olivier Sécardin





Notes

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[1] Avital Ronell, « Tombeau pour Kathy Acker », Fresh Théorie II, Paris, Léo Scheer, 2006, p. 96.

[2] Le 16 novembre 1980, dans un appartement de fonction de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, Louis Althusser étrangle sa femme, Hélène. Le philosophe est transféré à Sainte-Anne avant d’être reconnu irresponsable de son acte. L’expertise psychiatrique conclu à la psychose maniaco-dépressive et permet de rendre une ordonnance de non-lieu le 23 janvier 1981. Selon l’ancien article 64 du Code pénal, « il n’y a ni crime ni délit lorsque l’accusé est en état de démence au moment des faits ». D’habitude, la loi est impuissante à vous protéger, pas à vous punir. Encore que le refus d’une explication publique est une condamnation parfois plus longue qu’aucune peine de prison. C’est donc pour ne pas se laisser taire et pour lever « le verrou doublement cadenassé » par le meurtre de sa femme et par l’ordonnance de non-lieu qu’Althusser entreprend de rédiger L’Avenir dure longtemps. L’enjeu essentiel de ce « document autobiographique » en grande partie rédigé en 1985 est de « soulever la pierre tombale du silence ». Il en retourne d’une comparution à double horizon : sa liberté et l’appréciation publique. C’est pour cela que le projet autobiographique devient un « actus essendi : un acte d’être » dit Althusser : dans son fantasme, un appel à la justice et non pas simplement l’histoire d’un meurtrier. Louis Althusser, L’Avenir dure longtemps suivi de Les Faits, Paris, Stock / IMEC, 2007.

[3] Judith Butler, Le Récit de soi, Paris, PUF, 2007, p. 82.

[4] « […] si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau. », Serge Doubrovsky, Fils, Paris, Galilée, 1977, p. 10.

[5] Michel Foucault parle d’une « forme de pouvoir [qui] s’impose [aux sujets] une loi de vérité qu’il leur faut reconnaître et que les autres doivent reconnaître en eux », « Le sujet et le pouvoir », Dits et écrits IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 227.

[6] Comme Althusser, dépossédé de son histoire mais maître de son récit : «Hélas, je ne suis pas Rousseau. Mais formant ce projet d'écrire sur moi et le drame que j'ai vécu et vis encore, j'ai souvent pensé à son audace inouïe. Non que je prétende jamais dire avec lui, comme au début des Confessions : « Je forme une entreprise qui jamais n'eut d'exemple. » Non. Mais je pense pouvoir honnêtement souscrire à sa déclaration : « Je dirai hautement : voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus. » Et j'ajouterai simplement : « Ce que j'ai compris ou cru comprendre, ce dont je ne suis plus tout à fait le maître mais ce que je suis devenu». Louis Althusser, Op cit., p. 48.

[7] Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, Œuvres philosophiques complètes, VII, Paris, Gallimard, 1971.

[8] En particulier, Stanley Fish, Quand lire, c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007.

[9] Albert Camus, Le premier homme, Paris, Gallimard, 1994.

[10] Judith Butler, Op. cit., p. 24.

[11] « La critique ne porte pas seulement sur une pratique sociale donnée ou sur un certain horizon d’intelligibilité dans lesquels apparaissent les pratiques et les institutions, elle suppose également que je me remette moi-même en question. Pour Foucault, le questionnement sur soi s’avère une conséquence éthique de la critique, comme il le montre clairement dans « Qu’est-ce que la critique ? », un texte écrit en 1978. Il s’avère également que se questionner de la sorte implique de se mettre soi-même en danger et de compromettre la possibilité même que les autres me reconnaissent, puisque interroger les normes de la reconnaissance qui règlent ce que je pourrais être, se demander ce qu’elles excluent, ce qu’elles pourraient être contraintes de recevoir, c’est, sous le présent régime, risquer de ne pas être reconnu comme sujet ou du moins créer l’occasion de se demander qui l’on est (ou peut-être) et si l’on est, ou non, reconnaissable. », Judith Butler, Ibid., p. 23.

[12] En particulier, Fredric Jameson, Archéologies du futur. Le désir nommé utopie, Paris, Max Milo Editions, 2007. 

[13] Et non pas dans le sens de Gabriel Albiac, « Disons-le tout de suite: l'autobiographie est un genre littéraire de fiction et essentiellement mystificateur. On ne raconte jamais sa vie pour en dire la vérité, mais pour y rétablir – en fait, pour y feindre – un sens. Bien sur, rétrospectif. Toute autobiographie l'est en futur antérieur. Ce qui commande le paradoxe de L'Avenir dure longtemps c'est le fait que le sens qu'on y essaie de déployer finit par être celui d'une rigoureuse autodestruction. Si le meurtre qui se situe au point du départ de ce texte a, d'une façon à peine métaphorique, détruit la vie de l'auteur, les pages qui le racontent -et en cherchent à donner raison-semblent avoir à compléter cette tache tragique : son objet n'étant que l'anéantissement ou, tout au moins, l'essentielle dévaluation de l'ensemble de l'œuvre qui a précédé cet événement définitif. », Gabriel Albiac, « Althusser lecteur d’Althusser, l’Autobiographie comme genre imaginaire », Futur Antérieur, numéro spécial Lire Althusser aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 9.

[14] Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France, 1981-1982, Paris, Gallimard / Le Seuil, 2001, p. 31.

[15] En particulier, Leigh Gilmore, The Limits of Autobiography: Trauma and Testimony, Ithaca, Cornell University Press, 2001.

[16] Michel Foucault, Fearless Speech, J. Pearson (éd), New York, Semiotext, 2001, p. 166, cité par Judith Butler, p. 129.

[17] Bernard Stiegler, De la misère symbolique, 2. La catastrophè du sensible, Paris, Galilée, 2005, p. 181.

[18] Giorgio Agamben, La Communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, Paris, Le Seuil, coll. La librairie du XXe siècle, 1990, p. 41.