couverture

Demeure des morts, Butô des ténèbres

Actes du colloque international Les Ombres et l’au-delà dans les arts aux XIXe et XXe siècles, dir. Claire Vovelle, Marseille, éd. Tangente, 2006, p. 113-136. Cet ouvrage fait par ailleurs l’objet d’un compte-rendu de Sandrine Cambou, « Les ombres et l’au-delà dans les arts du XIXe et du XXe siècle », Acta Fabula, vol. 8, n° 3, mai-juin 2007.





…que trop de jour évanouirait et que trop peu ne partagerait pas du noir. En Occident, le monde n’est pas si sombre que soudain il ne s’illumine. Clarté vraie des Idées de Platon promue en photologie par la métaphysique occidentale1, jaculation persévérante du parler clair des Lumières ; pour le moderne, lueur des becs de gaz2 bientôt concurrencée par l’électricité : la lumière est effet de source, le monde prend source à cet effet. Au commencement était la lumière. L’Hexaméron ne connaît pas la nuit. Les ténèbres ne sont pas créées par Dieu. Néant séparé de l’Être, la nuit n’est qu’un signe abstrait de l’inexistant. La nuit dans le sens johannique n’apparaît qu’avec la chute. Pour l’instant, le matin et le soir désignent la progression créatrice de la lumière. Ils ne forment que le jour. Cette lumière n’est pas encore un élément optique, elle apparaîtra le quatrième jour avec le soleil astronomique. Que la lumière soit : que pour le monde en puissance, la Révélation soit. Ce que donne à voir la prim’ombra du chant XXXVIII du Purgatoire de Dante, c’est la naissance du monde. Au lever du soleil correspond le dessin sur la Terre du grand mont du Purgatoire. L’image nocturne où l’ombre qui est le tout cède à l’ombre diurne qui n’est plus que la partie ; passage à la limite de la synecdoque à la métonymie, atrophie tropique du terme maximal au terme minimal. Pour le moderne, le prix de cette réduction est une alternative qui permet d’y voir clair, à partir de la métaphore. Le monde est à la fois nommé à partir du blanc et accompli par une extase solaire : la métaphore est lumineuse. Il n’est que d’y voir clair – comme de s’en référer à la vérité, au double transport – : faire tourner le soleil dans la métaphore, tourner la métaphore vers le soleil. La métaphore-héliotrope m’invite à contempler la source de la vérité et du sens, à ne suivre du regard rien d’autre que le tracé de l’absolu3. Le soleil est un philosophème irremplaçable, sans autre spectre possible que la métaphore. L’alêthéia ne partage ni la vérité ni la lumière. La vérité est prête à se faire dévoiler. Ce dévoilement est apophantique et apocalyptique. Il fait aller vers la lumière (eis phaos), il rend à l’évidence, porte au jour, met en lumière. En Occident, puisque voir c’est savoir, la vérité ne fait pas l’ombre d’un doute. Et comme le doute n’est pas bon et la lumière lumineuse, le deus revelatus se nomme Dieu Lumière. Le soleil s’arroge ainsi l’autorité d’un dieu et la métaphore l’éclat d’une divinité. Dieu lui-même est divin d’être lumineux. Soucieux de révéler sa part de soleil intérieur, le héros – enfant ou poète – s’imagine dès lors une ascendance solaire dont la poésie est de « le rendre à son état primitif de fils du soleil ». Fils (Phaéton) et rival (Astérion) tout à la fois. Fils primitif et père usurpé. Comme l’interaction du charbon et de la lumière produit le diamant, le voyant souffre la cécité et le soleil pour entrer en poésie : s’illuminer. Et partout, la lumière. Dépourvue de pesanteur chez Pindare, elle éclaire les vainqueurs et les héros comme autant d’interventions du sacré. L’Ulysse dantesque s’en souvient qui encourage ses compagnons de route à suivre le soleil (Enfer, XXVI, 117) ; le périple vers le pôle Sud s’ouvre par une épiclèse au Soleil levant pour se clore par une invocation au Soleil couchant, signalant un mouvement géographique – le passage de l’Orient à l’Occident – et une géographie poétique. En Occident, les odyssées tournent toutes autour du soleil. La littérature toute entière coure après le soleil.

De tradition occidentale, si le monde est initié par le nomos, il est révélé par le phôs. La lumen naturale signe tout4, de l’intérieur du corpo ombroso jusqu’à l’expérience du « deuil clair » du dernier sourire de Béatrice au chant XXXI du Paradis dont parle Borges dans ses Neuf essais sur Dante5. Et toujours au Paradis (Chant XVIII, v. 21), « Vincendo me col lume d’un sorriso,/ ella mi disse : « vlgiti e ascolta ;/ ché non pur ne’ miei occhi è paradiso », « Me vainquant par la lumière d’un sourire,/ Elle me dit : « Tourne-toi et écoute ;/ Le paradis n’est pas tout dans mes yeux. » Photoscopie : si l’œil ne perçoit pas l’objet mais la lumière réfléchie par l’objet, c’est que l’objet n’est visible que parce que la lumière le rend lumineux. Comme pour les stries du noir de Soulages, la lumière est l’Épouse. En Occident, ce que l’on voit, c’est la lumière qui s’unit à l’objet. L’objet a la forme de la lumière. La lumière à l’objet de sa forme. Révélant l’espace, la vie et la lumière peuvent s’identifier, l’humain et le divin correspondre. Matière remuée de mythes, la lumière est la forme correspondante de l’homme et du divin. Les icones de Novgorod, par exemple, ne dévoilent que la lumière, mais jusqu’à l’étincelle intérieure. Ce n’est pas l’œil en tant que tel qui voit, mais l’âme, par l’œil. Goethe parle d’ailleurs de la « parenté directe de la lumière avec l’œil »6. Il n’y a jamais de source de lumière dans les icones russes et bizantines et l’iconographe peint davantage avec la lumière qu’avec les couleurs. Si la lumière est la matière, la source est superflue. Même en termes techniques, le fond d’or de l’icone s’appelle lumière. Le ciel physique traduisant le ciel transcendant, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel culminent en or pur du Midi sans ombre, en blancheur aveuglante du Thabor. Soleil mystique. Lumière thaborique. Le soleil du zénith inonde le monde par le sentiment doré de son éternité. Les tons bleu pale, écarlate et rouge vermeille se confondent en or fin, mobile, vivant, pneumatisé, en couleur de feu qui annonce le jour du Seigneur. Lumière vaut pour théophanie. Même après la chute, elle luit dans les ténèbres. Fulgurance, elle métamorphose la nuit en jour sans déclin. Si l’apocalyse est au terme, il est aussi au commencement. La ténèbre fuie à l’intérieur d’elle-même, impuissante à se soustraire à la lumière. Lors du Repas du Seigneur, la chambre haute est toute inondée de lumière car le Christ est au milieu des apôtres. Si Satan entre en Judas, celui-ci ne peut plus demeurer dans la lumière : il sort précipitamment. Il faisait nuit. L’Hadès grec ou le Shéol hébreu signifient ce lieu enténébré où l’indigence de l’être est une solitude absolue du regard. 

Partout, la lumière ; nulle part, le soleil. Le paradoxal du photoscopique ocidental, c’est que le soleil y occupe la place d’un abîme impossible à mettre en abyme. Le soleil y est déjà spectral. Plus il meurt, plus il revient. Source invisible de la lumière, il est en deça et au-delà de ce qu’il figure. Il est médusant. C’est pour cela qu’on ne peut le regarder en face. Ressource du soleil, la source s’y dérobe. Charnier, on y entasse les morts. Comme le dormeur du val qui ne dort pas sous le soleil mais « dans le soleil », on y meure en métaphore et en gage de poèsie. Francis Ponge, dans le Soleil placé en abîme, nous met en demeure :


Le PLUS BRILLANT des objets du monde n’est – de ce fait – non – n’est pas un objet ; c’est un trou, c’est l’abîme métaphysique : la condition formelle et indispensable de tout au monde. La condition de tous les autres objets. La condition même du regard.7


La lumière ne donne pas seulement la mesure de l’ombre – lumière blessée à mesure de l’ombre augmentée, d’où ombre assombrie, royaume des morts, frisson du deuil du poème de Borges qui sauve encore une fois le monde, « la lumière discourt inventant des couleurs sales/ Et avec quelques remords/ De ma complicité dans la résurrection quotidienne/ Je recherche ma maison/ Figée et glaciale dans la lumière trouble/ Tandis qu’un étourneau empêche le silence/ Et que la nuit abolie/ Est restée dans les yeux des aveugles »8 –, elle initie et avertit l’origine du monde. À la lumière de mon expérience, elle a valeur d’éveil, depuis l’Orient jusqu’à la conscience occidentale de l’histoire universelle hégélienne9. En Occident judéo-chrétien, la lumière assume presque invariablement la trasumanar, l’être de lumière donc, l’irradiation intérieure, produit comme excès et extase de mimésis, félicité céleste, neutralité de la forme dépouillée d’attributions, forme anonyme mais sensible, forme sans forme, en or blanc10. A contrario, l’ombre se réduit à l’ombre portée, forme de ce qui n’a pas de forme – la lumière – silhouette, détachée en négatif mais engendrée par la lumière, et qui donc ne peut y être absolument opposée puisque c’est de la lumière que jaillit l’ombre, tandis que l’obscurité, visiblement assimilée à une ombre parfaite, achève la disparition des ombres. Ainsi, quand Tanizaki publie son Éloge de l’ombre11 en 1933, le refus de l’éclat et la promotion nostalgique de l’obscurité ont valeur de plaidoyer. Dans un archipel mis au pas de la modernité, l’invitation à préserver la ténèbre a valeur de manifeste. Elle engage à défendre un Japon séculaire gangrené par l’électricité, elle convie à une littérature du peu de visibilité :


Pour moi, j’aimerais faire revivre, dans le domaine de la littérature au moins, cet univers d’ombre que nous sommes en train de dissiper. J’aimerais élargir l’auvent de cet édifice qui a nom « littérature », en obscurcir les murs, plonger dans l’ombre ce qui est trop visible, et en dépouiller l’intérieur de tout ornement superflu. Je ne prétends pas qu’il faille en faire autant de toutes les maisons. Mais il serait bon je crois qu’il en reste, ne fût-ce qu’une seule, de ce genre. Et pour voir ce que cela peut donner, eh bien, je m’en vais éteindre ma lampe électrique.12


Éteindre la lampe électrique, c’est continuer un lieu « obscur et trouble » – la demeure des morts – la littérature. Pour Tanizaki, si une forme n’est pas plus nette à la lumière c’est que l’obscurité fait anamnèse : elle informe la chose, elle y révèle le travail du temps, sa souillure, elle implique la reconnaissance de son Erinnerung. La méfiance envers la lumière porte une vérité au delà et, heureux de cette leçon d’obscurité, le monde s’alentit, la vie elle-même se récupère pour atteindre une continuité foncière, « une épaisseur de silence »13. Les « profondeurs »14 de l’ombre figurent les replis de la sensibilité – kanjusei et kansei15 –, son intensité, sa matière. En se chargeant des contenus sémantiques de la culture nippone, l’obscurité devient la condition indispensable au sentiment esthétique.


Un coffret, un plateau de table basse, une étagère de laque brillante à dessin de poudre d’or, peuvent paraître tapageurs, criards, voire vulgaires ; mais faites une expérience : plongez l’espace qui les entoure dans une noire obscurité, puis substituez à la lumière solaire ou électrique la lueur d’une unique lampe à huile ou d’une chandelle, et vous verrez aussitôt ces objets tapageurs prendre de la profondeur, de la sobriété et de la densité.16


Dans l’Éloge de l’ombre, l’ombre est ainsi un actant qui rend visible l’entour sémiotique et les effets du temps. Lustre et patine désigneront désormais l’épaisseur grasse de l’ombre. Ce que regrette Tanizaki, sa nostalgie, c’est la substitution d’un éclairage horizontal qui créait des silhouettes dansantes, des jeux d’ombres, à un éclairage vertical qui écrase – opprime – les ombres, et met en lumière un monde et nu et vacant, vidé de jeux.


Or, c’est précisément cette lumière et indirecte qui est le facteur essentiel de la beauté de nos demeures. Et pour que cette lumière épuisée, atténuée, précaire, imprègne à fond les murs de la pièce, ces murs sablés, nous les peignons de couleurs neutres, à dessein.17


Tanizaki remarque d’ailleurs que cette dramaturgie est mise en scène au théâtre – et kabuki – avec un certain bonheur. Elle s’oppose à l’ostentation occidentale, au reflet, au miroir, à la vie diminuée des simulacres modernistes puisque « le beau n’est pas une substance en soi, mais rien qu’un dessin d’ombres, qu’un jeu de clair-obscur produit par la juxtaposition de substances diverses »18. Cette ombrologie photophobique est étrangère au moderne. Elle donne à penser le monde à partir de ses ténèbres, ne le rend visible qu’à partir de son obscurité. Or, cette obscurité exorbitante n’est pas une simple soustraction ou privation de lumière. Elle se mesure aux effets d’un soleil noir, c’est dire qu’elle irradie depuis son obscurité. L’ombre étant première sur le monde, il s’agit de la penser en terme tautologique. Elle n’est pas davantage une défiguration qu’une cécité, elle ressort moins d’une photologie négative que d’une ombrologie qui signifie depuis son propre néant, selon une phénoménologie de l’ombre nécessaire. Cette ombre là n’indique pas un déficit de mimésis. Elle motive autant la sémiosis que la physis, elle modalise à la fois la dimension émotive et l’expérience esthétique du sujet. À cette condition, elle est heuristique et sensible. L’ombre est la valeur.

Cette valeur ne prend sens que dans une configuration culturelle, précisément au moment où celle-ci est menacée. L’éloge de Tanizaki s’écrit en réaction à une modernité clinquante calquée sur le modèle européen et initiée par l’ère Meiji (1868-1912)19 qui vit l’effondrement de l’ordre féodal après plus de deux siècles de règne des shoguns de la dynastie Tokugawa Bakufu. C’est en ce sens que Fontanille parle de « plaidoyer pour l’unité de la culture : si les conditions de la vie quotidienne changent radicalement, les conditions de réception qui ont été prévues par les délégués de la culture disparaissent, et avec elles le sens qui était attaché aux objets, aux éclairages, aux habitudes »20. Les « jeux de l’ombre et de la lumière » expriment non seulement un conflit d’interprétations21 mais, de façon plus dramatique22, une concurrence de mondes. Pour Tanizaki, la divergence entre l’ombre et la lumière est une alternative à la fois « politique, religieux, artistique et économique »23. De sorte qu’en choisissant encre de Chine et éclairage indigent, « notre pensée et notre littérature elles-mêmes n’auraient pas imité aussi servilement l’Occident et, qui sait ? peut-être nous serions-nous acheminés vers un monde nouveau tout à fait original.24 » La réticence à la lumière désigne désormais autant le repli d’un certain régime sémiotique que la retraite d’une certaine configuration axiologique, elle signe un rejet sans concession de la modernité « où le soleil s’obstine à demeurer la métaphore enjouée du soleil, le spectre éblouissant de sa substitution »25. Désormais, l’ombre met en forme à temps. L’ombre est le secret du Japon, le Japon vaut pour son ombre : les conditions économiques du fantasme sont réunies. L’essai de Tanizaki figure le protocole même de la métonymie, c’est-à-dire de la transaction du désir : l’ombre contre un pays. L’hypertrophie tropique répondant désormais à l’identité, le secret se métamorphose en valeur, savoir ou culture. Il n’est plus le simple effet d’une division, de ce qui est réservé, dérobé et protégé, il est l’accomplissement d’une identité, dans le désir et par substitution. De la sorte, résoudre l’énigme de l’ombre revient, pour l’Occidental, à mener un whodunnit impossible. Placé face à une hygiène énigmatique, il lui incombe de révéler le secret d’un assassin – l’idéal japonais du yûgen, le mystère ineffable – sans savoir qu’il en est la victime. L’ombre-Japon signe ainsi un crime parfaitement ironique puisque l’enquêteur est la victime qui s’ignore et se contresigne. Au Japon, l’Occidental arrive toujours après-coup et les « jeux de l’ombre et de la lumière » n’ouvrent pas d’autre nuit que cette inexécutable jonction entre l’Orient et l’Occident. Cette impossible coïncidence des désirs fait toute la valeur du contrat et n’arrête pas de produire, d’un côté comme de l’autre, de la métaphore, du fantasme, séduction et malentendu mêlés. Le désir se confondant avec son objet et le manque à représenter avec l’identité, le Japon se déplace dans l’ombre. Le Japon est à l’image de l’ombre. In fine, l’ombre n’est plus la métaphore. C’est le Japon qui transporte l’ombre, qui est l’image qui n’est manifeste qu’en rapport avec la vérité qu’elle cache et indique tout à la fois, c’est-à-dire avec l’ombre ; montrer qu’on cache n’étant pas le spectacle le plus innocent, le Japon le plus ingénu sera aussi celui qui fera moins que montrer. Par un heureux retournement, le pays du Soleil Levant devient le royaume bien gardé de l’ombre, son sas d’entrée, sa citadelle26. Son économie fait figure de plus-value qui métamorphose une littérature du peu de visibilité en écriture du plus de réalité. La leçon de Tanizaki n’empêchera certes pas la modernité consumériste de gagner du terrain, ni Tokyo de devenir cette « garce de lumière » mais elle signera un manifeste de l’ombre qui fera écho à la même époque, en France, aux inspirations d’Antonin Artaud27 et dont se souviendra le butô.


D’obscurs états d’âme


En 1959, l’année de la traduction japonaise de l’Érotisme de Bataille, Hijikata (1928-1986) scandalise l’archipel. En mêlant l’abjection au sacré – un adolescent mime un rapport sexuel avec un coq avant de le mettre à mort entre ses jambes –, son adaptation de Kinjiki, le roman de Mishima28, fera plus que choquer les autorités culturelles du pays, elle initiera un nouveau théâtre, le buyô converti quelques années plus tard en butô. Cette appellation est formée de deux racines : bu, qui signifie la danse dans son rapport au mouvement, tournoyer plutôt que danser et qui indique encore la danse mais plutôt le bas du corps, la jambe, le sol. En 1962, à l’occasion du spectacle inaugural de la Société de Léda, la dénomination se complique encore d’un ankoku butô qui importe l’idée de poison et l’absence de couleurs. En 1969 enfin, un Garumera shôkai fait une apparition sans postérité. Les traductions françaises ne sont pas davantage assurées : « danse du corps obscur » dispute à « danse de l’ombre » et à « danse des ténèbres ». La traduction anglaise est à peine plus explicite, qui propose dark dance. La préférence ira cependant à l’ankoku butô, désormais communément traduit par « danse des ténèbres ». Née dans l’underground tokyoïte des années soixante, nourri des avant-gardes européennes et d’une culture japonaise plus ancienne, le butô est un théâtre du refus du théâtre. Sur fond de crise post-nucléaire et d’émeutes contre le renouvellement du traité de sécurité nippo-américain, il exprime le malaise d’une génération qui ne se retrouve plus dans l’inertie de l’après-guerre. En formulant un projet de rénovation culturelle qui s’origine à partir d’un refus, le butô participe à l’avant-garde théâtrale de l’angura. Trop instruit par les avant-gardes européennes, il s’en écarte pourtant significativement. Cette tension entre l’Orient et l’Occident n’est certes pas inédite. En 1912, Tsubouchi appelait déjà de ses propres vœux la transaction difficile d’un aller-retour entre un théâtre traditionnel qui ne satisfait plus la jeunesse et l’imitation du théâtre occidental qui ne la contente pas davantage :


Ne vaut-il pas mieux que le passé meure sans nous influencer, plutôt que d’étouffer notre jeune esprit ? Si le passé doit nous influencer, il faut qu’il soit influencé lui-même par l’esprit de l’âge nouveau. C’est pourquoi nous étudions et imitons vos arts. Certes, nous ne voulons pas abandonner nos arts traditionnels, nous voulons les assimiler à l’art nouveau. Vous voyez que notre problème est double : il nous faut d’abord assimiler vos arts à notre goût national, puis retourner à nos arts traditionnels avec un esprit et d’un point de vue neufs, pour qu’ils nous influencent à leur tour. C’est seulement ainsi que pourra naître un nouvel art national.29


Et, en 1956, le Manifeste du Gutai sera nettement plus véhément :


Désormais, l’art du passé apparaît à nos yeux, sous couvert d’apparences soi-disant signifiantes, comme une supercherie. Finissons en avec le tas de simulacres qui encombrent les autels, palais, salons et magasins de brocanteurs. Ce sont tous des fantômes trompeurs qui ont pris les apparences d’une autre matière : magie des matériaux – pigments, toile, métaux, terre ou marbre – et rôle insensé que l’homme leur inflige. Ainsi occultée par les productions spirituelles, la matière complètement massacrée n’a pas droit à la parole. Jetons tous ces cadavres au cimetière !30


La situation du butô est davantage médiane et, marginalisé un temps au Japon, il renaît finalement en Europe dans les années 1980. Cet avatar marque un infléchissement esthétique. Au premier butô d’Hijikata, inscrivant en creux une contestation sociale et une prétention politique, répond désormais l’économie musculaire du Body Weather Laboratory de Tanaka, l’esthétisme du Sankai Juku ou les affranchissements de Carlotta Ikeda, la très vieille petite fille du butô. Trop indépendant pour fédérer les initiatives, les inspirations et les héritages, Hijikata livre moins une école qu’il n’ouvre une voie, indiquant par-là l’espoir d’une rénovation du théâtre japonais. Lecteur enthousiaste de Sartre, Bataille et Genet, il formule son théâtre en terme de régression, ouverture et issue du négatif, précisément destiné à s’abîmer. En 1983, dans les Mamelles du Japon, il écrit :


Le butô est né d’une prise de conscience d’une crise grave. C’était une forme de régression dans les ténèbres, de refus de lumière. Plus que toute cela, le butô dit toujours « non », il préfère la forme négative et le danseur fait dramatiquement face à son corps ; il ne craint pas d’affronter sa propre désintégration.31


En ce sens, le butô ramasse le paradoxe inhérent à toute avant-garde, à savoir l’obligation de désituer sa propre définition en démystifiant son langage. Avant toute initiative, avant même d’avoir commencé, le butô est menacé de n’être qu’une vanité, une autopsie post-mortem. Définition in situ donc mais contre tout : impossible. Cet évitement est la condition sine qua non, pour le butô, de ne pas dégénérer dans l’inertie mais de préserver sa parole vive, c’est-à-dire de se dérober à lui-même, de persévérer comme culture en acte. Le lieu de l’avant-garde, le lieu depuis lequel elle n’aurait pas d’espace, c’est précisément l’utopie : la refonte perpétuelle de la rupture, la contradiction de la définition in situ, le suicide démiurgique. Ainsi, par une sorte d’opération logique qui l’excède, l’avant-garde ne peut se manifester qu’en se désistant. Cette soustraction signe l’impossible principe de la généalogie. Après Hijikata, il n’y a plus de butô, mais il y a Madonna.32

La butôthérapie est ce retour à la scène originaire du dire qui ne passe plus par la praxis du langage mais par la signifiance du corps indiscipliné : régression en deçà du code communicationnel, repli de la symbolisation sociale, purge de l’appareillage socio-historique dont se garantit et légitime la culture. Ainsi, l’art n’est plus l’apparence de ce dont la mort n’approche pas, le chef-d’œuvre devient obsolète, l’œuvre s’ouvre au désastre, évince la durée et la valeur d’usage, espère son revers. L’expérimentation se substitue à l’expérience. En qualité d’avant-garde, le butô est un dispositif du désastre. Sa pulsion s’origine contre la permanence de l’usage, c’est-à-dire contre le destin de la répétition, contre le langage qui serait le symptôme d’un refoulé : la littérature du trauma. Trop instruit par le moderne, même lorsqu’il rompt avec le shingeki33, le butô ne peut cependant pas prétendre à l’inédit. Il n’est pas exclusif d’identité. Le négatif d’Hijikata ne correspond pas au négatif d’Hegel qui, « lui, représente toute l’opposition qui, en tant qu’opposition, repose sur elle-même ; il est la différence absolue, sans aucun rapport avec autre chose ; en tant qu’opposition, il est exclusif d’identité et, par conséquent, de lui-même ; car, en tant que rapport à soi, il se définit comme étant cette identité même qu’il exclut. »34 Le butô est bien plutôt un complexe intégrateur. En ce sens, il appartient de plein droit au charivari postmoderne.

Cette hérésie qui a pourtant partie liée avec l’avant-garde présente une grande variété d’agencements conceptuels. Son écosystème énonciatif est anarchique, moins affronté à un principe de cohérence, ni même à une quelconque mise en contexte de ses référents qu’à une hétéropraxie des discours. Musique, littérature, théâtre, danse, peinture s’agrégent les uns aux autres précisément pour jouer leur mise en (dé)contextualisation, c’est-à-dire pour différer leur mise en référence. Dans un joli charivari, Mallarmé chevauche Sade, Genet, Sartre, Bataille, Michaux, les mythes gréco-romains, Lautréamont, Nijinski, Perec, Rembrandt, le zen, Rodin, Tanizaki, Beckett, Breton, le Shintô, Stravinsky et ainsi de suite, pour ne prendre que les intertextes les plus récurrents. Cette double hétérogénéité des matières et des signifiants entretient une logique du cannibalisme35 des discours qui se croisent et s’échangent dans le tissu même de leur contestation. En échangeant leurs séductions, les intertextes collaborent entre eux – précisément dans leur rapport – pour initier des interfaces dynamiques, entretenir des commerces génériques, inciter aux inter(ré)férenciations. C’est dire que le butô n’existe pas, du moins si l’on cherche son « unité telle quelle ». Le butô est pluriel. Le butô est disséminé. Sa dissémination est endeuillée d’orthodoxie. L’attribution de postmodernité sera ainsi initiée aux États-Unis par Susan Blakeley Klein36 puis reprise en France par Patrice Pavis dans une perspective interculturelle. Ce dernier lui consacre une conférence à Tokyo en 1998 suivie d’une publication dans Europe37. En revanche, la notion de performance reste en friche. Or, la vertu de liaison du butô, sa stratégie immersive n’est pas intelligible hors de son mode de production. La migration généralisée des signifiants positionne tout événement comme performant. Elle impose le relativisme relayé par et dans la motilité sémiotique. En qualité de texte postmoderne le butô est donc un mode impersonnel. Il n’est ni cause ni effet mais acte. Cet acte est une manifestation de la forme et le gage de la lisibilité ou de l’illisibilité discursive.

Soucieux toutefois d’une définition, en 1974 Hijikata cite Takiguchi : « La poésie n’est pas une croyance. Ni une logique. La poésie est acte. L’acte congédie tout acte. Voici l’instant où l’ombre du rêve ressembla à l’ombre du poème »38 et lui répond :


Un acte est une chose terrifiante. Il est vrai qu’un acte pousse son premier cri de naissance au moment précis où il congédie tout acte. Mais c’est aussi pour cela qu’on oublie souvent, au moment d’agir, l’origine de l’expression. Ce qu’on appelle en général « expression » est en réalité le nom de ce qui a oublié son origine. L’expression est une espèce d’autosécrétion, et non pas un motif apparu dans un but précis (comme une image sur une porte coulissante est en rapport avec cette porte). Mais il arrive aussi que des actes nous transpercent brutalement avant que nous n’ayons eu le temps de reprendre notre souffle. À ces instants-là, comme ce vide transpercé, c’est avec beaucoup d’éclat que nous… que notre danseuse vient à l’existence.39


Métamorphosé en héros mallarméen, Hijikata-Igitur ne peut plus créer que l’impossibilité d’être, non le Néant, mais l’Absolu. Et cette folie le mène à l’acte suprême du butô comme il en amènerait d’autres à jeter les dès ou l’éponge : révélation ou effondrement potentiel, l’acte de naissance et l’acte de décès se conjoignent, le crime ne peut manquer d’être parfait. L’acte met le monde entier en jeu et le butô surgit au moment de sa propre impossibilité.


Ceci devait avoir lieu dans les combinaisons de l’Infini vis-à-vis de l’Absolu. Nécessaire – extrait l’Idée. Folie utile. Un des actes de l’univers vient d’être commis là. Plus rien, restait le souffle, fin de parole et geste unis – souffle la bougie de l’être, par quoi tout a été. Preuve.

(creuser tout cela)40


Le butô d’Hijikata se veut donc un acte poétique qui se signifie lui-même : l’ombre du rêve ressemble à l’ombre du poème et le rêve du poème est la poursuite systématique de l’impossible. Il est un acte qui se congédie au moment même de sa réalisation, au moment où il devient sa propre ombre. La revendication vaut précisément pour utopie. Le butô n’est pas un projet, n’est pas une définition, n’a pas de nom, ne s’abstrait pas de lui-même, ne ressemble qu’à lui-même ; il s’actualise en s’abîmant dans sa contingence qui le soustrait à toute événementialité reproductible. Littéralement, le butô ne peut donc pas devenir. Cette actualité sidérante est performante.41

Le butô initie : le monde en lui finit. Cette initiation n’est pas une initiative ; simplement, elle porte un salut au monde qui meurt, alors que le poème, à chaque moment, commence. Ce commencement du poème n’est pas une origine, il est continuel. Le poème est natif. Mais alors d’une nativité soustraite à l’usure, qui ne lui est interdite d’aucun signifiant. C’est un à-dire qui reconnaît le passé, la mémoire d’autrui, le reste de ma mémoire quand je le lis. En quoi il commémore : il rend un instant digne d’une éternelle « nostalgie » – célébration d’un retour du même. Le danseur de butô, dit Hijikata, doit être capable à la fois d’exprimer ceux qui ne sont plus et ceux qui sont à venir. Il est ce que Kazuko Kuniyoshi appelait « un requiem pour un vaste trésor mortuaire »… et la prophétie, le jihishinchô des Haïku et Tanka. L’intention du butô est moins théâtrale que poétique. L’instance de négociation à laquelle le butô doit arracher sa propre possibilité est le poétique. Kuniichi Uno, lecteur de la Yameru maihime de Tanizaki, écrit que « ce sont des mots, l’ensemble est japonais de bout en bout, mais l’événement qui se déroule, interminablement, échappe à la clôture du sens et ne permet de sauver que les bribes d’information anonymes et infinies repliées dans le corps. L’œuvre est à la fois un éloge poétique du butô et une élégie »42. Le butô sait pourtant qu’en dépit d’un poétique qui ne lui est qu’un simulacre, il n’est qu’une ironie du sort43. Comme l’enfant mort-né, le butô assume l’adieu, pour rien, mais pas exactement en pure perte puisque sa désolation ne cesse pas de (me) délivrer le monde qui existe avant datation, vierge d’archive et confondu de mémoire : la ténèbre. Puisque ainsi « nous sommes brisés depuis la naissance, nous ne sommes que des cadavres nous tenant debout dans les ténèbres de l’existence », l’acte est possible : faire retour pour s’y répondre, s’y confondre, « il n’est rien d’autre que l’action qui nous ouvre à des ténèbres plus grandes par l’intermédiaire de la maladie et du secret. Des ténèbres propres à notre corps »44. Cet acte n’est pas un passage, il est un tombeau : les yeux fermés, j’ai les yeux ouverts sur la nuit. Ce tombeau n’est pas une limite, il n’est pas davantage intime45 : il est la levée du corps. Il n’y a pas de chorégraphie qui ne parle pas de la mort. Je me tue quand je danse. En n’arrêtant pas de mourir, je m’incarne sans me limiter. La recommandation d’Hijikata n’est pas équivoque : « chercher dans son corps » : dé-naître. Mais parce qu’il est mort et d’abord parce qu’il est mort à lui-même, ce corps s’adresse le temps et l’espace. Dans sa prière, ce cadavre ne se voit pas, il parle dans l’estime, il s’ouvre d’une hospitalité qui ne se reçoit que d’elle-même. Dans l’acte, ce corps lui « arrive » lui aussi. L’accueil est sa propre source – que n’obscurcit aucun soleil. La nuit s’invente à d’autres cimes.


Pourquoi ne pas essayer de boire l’eau qu’on irait puiser dans sa propre chair ? Pourquoi ne pas planter un escabeau dans son propre corps et descendre en soi ? Je crois qu’ils devraient tenter d’arracher et de manger les ténèbres de leur propre chair ? Mais ils s’évaporent tous progressivement dans le monde extérieur.46


La métaphore liquide dissimule en vérité une métamorphose : mis au tombeau, le corps advient à lui-même. Descendre en soi revient à s’enfouir dans sa propre nuit et, finalement, à ouvrir les yeux47 sur sa propre existence d’outre-tombe48 puisque « la ténèbre est le meilleur symbole pour la lumière, on ne peut comprendre la nature de la lumière qu’en observant profondément les ténèbres »49. Cet entre de l’ombre et de la lumière50, – ce que Tanizaki désigne comme jeu ou éloquence – permet à la fois de regarder la nuit sans être aveuglé et la lumière sans être vu, de susciter l’invisibilité dans un lieu – la scène de théâtre – destiné précisément à rendre visible. « Tout ce qui peut se dire, écrit Quignard, autant le taire. Cela qui ne vient jamais à être signifié (que quiconque parle, aussitôt passe sous silence) il faut tenter de le dire, tenter de le montrer. De le montrer tel – tel qu’il n’apparaît pas, ou s’élude, ou d’emblée est omis, soustrait incessamment. Tel c’est-à-dire de la manière dont il se présente, c’est-à-dire : obscurément. Tel c’est-à-dire tel qu’il est, c’est-à-dire : obscur)51. Cette élégance est à l’opposé de l’éloquence de la Rhétorique : elle est le grand silence de l’image, elle est le langage sans mots des choses infinies. Alors les ténèbres intérieures rejoignent les ténèbres extérieures. Alors la danse extrait le néant de la scène obscure. En faisant se correspondre ombre du dedans et ombre du dehors, le butô permet de voir du dedans les images s’ouvrir à nos yeux, c’est-à-dire se noyer dans leurs ombres. Le butô est la mise en obscurité qui ne conçoit ni dehors ni dedans dissociables, ni en deçà ni au-delà.


La (main)mise en demeure


Le danseur de butô n’est pas toujours blanc, ni chez Hijikata ni chez les autres, et Tanaka le recouvre souvent de terre brune. Qu’importe, pour l’occidental, l’image la plus saisissante du danseur de butô est le corps blafard – anonyme – cette chair laiteuse qui s’immobilise dans sa méditation.


Le fait de peindre le corps en blanc se rattache à un rite primitif et dépersonnalise les danseurs. C’est le symbole de la décomposition, du néant, du nihilisme. Le corps blanc est un canevas vierge, il n’est pas frelaté […] Les corps peints en blanc sont des sculptures mobiles.52


Ainsi blanchit à l’aide d’une mixtion faite de blanc de Chine, de colle et d’ouate, de plâtre, parfois de papier hygiénique et de coton, le corps devient une momie.


Momie, animal mobile, à l’épiderme fin, peau de métal. Ses os, déjà broyés.
Elle ne connaît nul séjour, ni lieu de culte, ni temple, ni cimetière,
aucun lieu qui lui soit propre, on l’a mise au rebut. La momie, ce sont des décombres.
Feuillettement et tremblement du végétal     solitude et le cri de l’animal
Fêlure de l’étincellement du minéral Lame de silence Pellicule de son
Ni tragique, ni comique : non-théâtre. Elle roule brusquement hors du drame.
Comme une voix qu’on croit entendre, comme une résonance vide.
Nul n’ira pour elle battre la cloche.
Elle sonne donc toute seule. Elle tremble.

La momie, c’est moi.53


Corps subrepticement mis en demeure du sarcophage, le danseur du butô est l’instrument d’une intersection, le double-jeu d’un corps et d’une graphie. En lui s’entrecroisent le temps et l’espace, le déjà plus et le pas encore, le visible et l’invisible, l’enfant mort-né et le plus fidèle des amis : « Dans mon corps, il y a la mère, le père, il y a les vieux, les bêtes… »54 […] Au moment où je pense que ma sœur se met debout dans mon corps, je me trouve à terre malgré moi […] Les morts sont mes professeurs de butô. » Le danseur de butô peut ainsi errer cent morts et glisser du frère au fils sacrifié et à la sœur morte. L’acte, s’emparant de ce corps sacrifié, le met en question, l’interroge, et en fait le procès qui aboutit à un autre sacrifice mais simulé, dans lequel c’est l’acteur, métamorphosé en personnage, qui est mis à mort. Le théâtre lui-même est pris dans un rituel sacrificiel. Cette double et réciproque métamorphose en l’autre, c’est l’effet d’oscillationalternative qui la permet. Il installe un corps anonyme, scindé, décombré dans le circuit des hallucinations et des fantasmes qu’il génère. L’affrontement des identités n’a pas lieu, l’un glisse dans l’autre : le corps qui danse est polyphonique. Il danse plusieurs idiomes. Il est à la fois tout le monde et personne, « nothing in himself ». Sa présence sur scène se manifeste par l’unité disjonctive de deux négations : il n’est, ni lui-même, ni tout à fait l’Autre, ni l’un ni l’autre, et l’un et l’autre. Il est grotesque. Le même se fait autre et cet autre se fait l’autre de l’autre qui, pour le spectateur répond du même. Il altère la simple locution en fiction qui promet un retour immémorial au corps de la mère, de la morte. C’est cette oscillation permanente de l’un à l’autre, son mouvement sans borne qui désigne la danse. Pas de danse sans amour.


Le danseur de butô nous fait partager son voyage dans les ténèbres, il cherche à nous faire prendre conscience d’un non-visible et, passant de l’ombre à la lumière puis de la lumière à l’ombre, nous donne un leurre en guise de danse. Si nous croyons avoir saisi une forme de mouvement ou décodé du sens, c’est sans doute que nous sommes passés à côté de l’expérience initiatique. C’est de l’invisible qu’on voulait nous faire entrapercevoir. Il s’agissait pour Hijikata d’une « danse invisible.55


Une danse qui est un leurre : il faut donc y regarder de plus près, puisque ici comme ailleurs « le simulacre n’est jamais ce qui cache la vérité – c’est la vérité qui cache qu’il n’y en a pas. Le simulacre est vrai»56. Une danse qui manque à représenter : en 1970, Gutai met en scène A drama of a human being and Object. Sur scène, les espaces sont délimités par les éclairages. Le corps du danseur est projeté sur une enfilade de paravents-écrans qu’il crève d’un coup57. Avec le butô, la représentation n’est pas sauve. L’esthétique du simulacre est moins une posture esthétique qu’une imposture inesthétique. Elle signale une feintise qui, dans l’ordre sémiotique comme dans le symbolique, joue de la mimésis : dans une telle performance, la représentation est une « représentation » pour les autres comme pour elle-même. La mort n’est plus un événement étanche et unique, elle est l’horizon, c’est-à-dire qu’elle est l’acte lui-même : elle se maintient dans le travail de fiction comme condition et paradoxe très derridien d’une différence sans référence et d’une référence sans référent. Selon la confession de Noguchi : « On appelle vie ce fait d’avancer à chaque pas vers la mort. […] Vivre pleinement dans cette vie où l’on est en train de mourir, c’est la voie de la vie pleine. On vit parce qu’on meurt. Si la vie est agréable, la mort l’est aussi. Si l’on n’éprouve pas le plaisir à mourir, c’est qu’on a pas eu le plaisir à vivre. Il n’y a pas de différence entre un instant avant la mort et un instant d’à-présent»58. Cette stratégie est immersive. Le théâtre entier devient un cimetière : « De la scène, je vois autant de morts qu’il y a de spectateurs. Et ce sont ces images qui m’aident à danser. Si la vie existe, c’est parce que la mort est vivante ; si la mort est présente, c’est parce que la vie est là.»59. Le regard ne doit plus couper. Danse macabre mais danse vitale donc que ce butô des ténèbres. Deux photos de Pierre Espagne, installées en face à face, autour d’Akiko Senuma, offrent une belle illustration de cette émancipation de l’ombre que propose le butô. À l’ombre projeté du bras tendu d’Akiko, le pinceau du calligraphe au moment ou la pointe est au bord de rejoindre son ombre : d’écrire. De profundis, le butô entre l’un et l’autre, entre le corps et la graphie est l’ombre d’un corps et l’ombre d’une trace, dehors – dedans : un fantôme, ce « pépiement des ombres » dont parle Henri Thomas, qui annule un corps en conservant le lieu de l’étrangeté de l’Autre. Encore que le spectre japonais, fait remarquer Tanizaki, n’a pas de corps en manque et en transparence :


De tous temps, les spectres japonais ont été dépourvus de pieds ; les spectres d’Occident ont bien, eux, des pieds, mais en revanche leurs corps tout entier, paraît-il, est translucide. Fût-ce de pareils détails, il appert que notre imagination elle-même se meut dans des ténèbres noires comme un laque, alors que les Occidentaux attribuent à leurs spectres même la limpidité du verre.60


Dans le même volume, un texte de Michel Butor répond à cette mise en demeure :


dedans

une présence en train de se coaguler
le foyer de la danse accueille ses fureurs

au secours ! la maison sombre

la main creuse son ombre sur la feuille
l’imprégnant d’une effervescence funèbre

Dehors
(…)

à la frontière

les imprégnant d’une effervescence lunaire
la poutre dans les yeux devient rayon de cendres

au secours la maison brûle.61


Tandis que « la main creuse son ombre sur la feuille », Hijikata propose la métaphore d’une instrumentalisation vacillante de la main. L’acte pousse son cri de naissance en figurant l’éclatement d’une unité assurée par un sujet plein, son hémorragie, sa mise au tombeau. Cette asymétrie fait spectacle. Cet éclatement se produit dans l’entre-deux inassignable d’une « crise » où l’être se dissout dans l’impossibilité d’un « rien », dans une tension des contraires dont la conjonction demeure écartèlement : le danseur n’a plus lieu. Dès lors un vide vertigineux se creuse, un infini, une parodie aussi, qui annule le temps, de sorte qu’il n’est subséquemment de place ni pour la substance d’une volonté ancrée dans son origine ni pour ce qui, dans l’intervalle supprimé, l’archive émigrée, aurait pu se jouer. Cette dépossession est la source de la prière, l’appel aux morts, le spectre dévoué d’une jouissance rien d’autre que spectaculaire.


Une fois de plus, il m’est curieusement apparu qu’en réalité, on ne peut ni s’emparer de quelque chose ni lâcher quelque chose qu’on a saisi. En d’autres termes, la main qui saisit, dans l’acte même de saisir, en vient elle-même à être prise dans la main. D’où il s’ensuit qu’on ne marche pas plus qu’on n’est marché, et que, pour savoir si l’on est en train de saisir ou si, en fait, on a lâché prise en saisissant, c’est à la main qu’il faut le demander. Le lien avec ce processus allant en s’approfondissant, la ligne pousse son cri de naissance. Cela me fait penser que l’exécution de n’importe quel acte contient quelque chose qui ressemble à cette ligne de vie maculée ou occultée. Voilà les pensées qui me traversent l’esprit lorsque je découvre les mots si inattendus de Takiguchi.62


Par une opération de dessaisie qui serait digne d’un exorcisme chez Artaud, la ligne se rattrape sur elle-même pour conduire la main qui la trace. L’impossibilité de rattraper l’objet qui vient à manquer est la bascule même qui introduit au fantasme, l’autre temps qui soustrait à la répétition, dévie brusquement de l’ordinaire, interrompt l’usage et l’écriture pour faire surgir das Unheimliche63, l’ombre au tableau, ce qui n’appartient pas à la maison et pourtant y demeure. De la même façon que le sphinx est l’ombre d’Œdipe, le danseur devient improbable à lui-même puisque, dès lors qu’il ne se ressemble pas, il ne peut s’adresser la question que par l’intermédiaire de son double. L’adresse devient attente ou demande (commande ?) et, pris dans le grand jeu de l’origine en partage, manquer de répondre ne peut que laisser à désirer. La question mérite peut-être qu’on la retourne (qu’on l’exorcise).


Il arrive qu’un homme qui tient un crayon, même s’il veut fortement le lâcher, sa main ne le lâche pas cependant : au contraire, elle se resserre, loin de s’ouvrir. L’autre main intervient avec plus de succès, mais l’on voit alors la main que l’on peut dire malade esquisser un lent mouvement et essayer de rattraper l’objet qui s’éloigne. Ce qui est étrange, c’est la lenteur de ce mouvement. La main se meut dans un temps peu humain, qui n’est pas celui de l’action viable, ni celui de l’espoir, mais plutôt l’ombre du temps, elle-même ombre d’une main glissant irréellement vers un objet devenu son ombre. […] La maîtrise de l’écrivain n’est pas dans la main qui écrit, cette main « malade » qui ne lâche jamais le crayon, qui ne peut le lâcher, car ce qu’elle tient, elle ne le tient pas réellement, ce qu’elle tient appartient à l’ombre, et elle-même est une ombre.64


Voilà donc ce que l’on appelle une absence de mainmise. La dévotion du créateur à son art est l’émancipation de l’ombre, la possibilité du fantasme : du couple. Cette union impensable ne risque certes pas le divorce et ne va pas sans amour, « car la source inépuisable de cet élan impétueux des ténèbres vers la résurrection c’est la vitalité immense de l’amour sans bornes, l’amour qui seul peut faire ressusciter des ténèbres pour renaître totalité »65. Début de la communication : que le n’importe quoi du Je t’aime soit autorisé d’un envoi destinal, destiné de qui tu sais, renvoyé par je ne sais quoi. Début de la littérature : du point de vue de la possibilité, que le Je t’aime n’arrive pas à destination. L’asymétrie du couple, c’est là que commence l’amour et finit le destin. Et cet amour ne va pas simplement de soi, précisément parce qu’il laisse à désirer. Seule l’écologie amoureuse métamorphose le destin en origine puisque aimer le destin revient à être libre, entre nous. En retour, encore faut-il en faire le deuil : s’adresser au fantôme. Vertu de l’exorcisme : convoquer les morts, sans défi de pardon, est encore le meilleur moyen de s’adresser aux vivants.


Fermant les yeux pour que la nuit ne soit plus un exil


So that light sinks into itself, becomes dark, and heavy
Like a surface stained with ink : there was something
Not quite good or correct about the way
Things were looking recently : hadn’t the point66


Une culture vivante est plus que la somme des codes et hiérarchies, valeurs, normes et tabous religieux, politiques et moraux en usage qui la composent. Toute culture s’invente, se transforme, s’ouvre à la perturbation. De sorte que toute mise à jour lui est aussi sa métamorphose. C’est ainsi que peuvent s’intégrer et rétroagir en toute innocence des codes qui lui étaient auparavant étrangers, jusqu’à devenir des codes dominants. L’histoire de la culture est l’histoire de l’ambivalence intra discursive et nucléaire des codes dominants et des codes secondaires, de codes externes et préexistants et de conventions instituées ex novo dont les unités sont produites par invention. Si la culture est une procédure non fixée d’association d’un code à un autre, elle fait l’objet d’une appréhension herméneutique. Le code n’est jamais qu’une convention, il n’est ni le message ni la signification. Il représente simplement la règle qui associe les éléments d’un système aux éléments d’un autre système. Ce n’est pas le dehors de ces structures qui forme la culture, c’est la façon dont celle-ci perturbe de l’intérieur les complexes discursifs qui la structure. La culture n’est ni une structure ni la différence qui ne dirait plus rien de l’épreuve de la différence. Ce n’est certes plus l’anathème qui vaut : « ou bien on est dans la culture ou bien on ne l’est pas du tout » ; ni une pensée en terme de structures ni un réductionnisme ne peuvent encourager une sémiotique de la culture comprise à la fois comme représentation (ne serait-ce que celle de ses acteurs puisque la communication localise les partenaires de l’énonciation dans un rapport social ; le contenu de la communication est au moins ce rapport) et comme couplage variable d’une société avec son écosystème, comme fiction. Tout processus de communication est médiatisé et toute interaction est médiée. Dans une perspective de modélisation dynamique, toute culture se constitue d’interrelations entre des contenus, des formes et des actions.



Acteurs-Contenus-Support




La culture est ponctuellement signifiante : provisoirement fidèle à son image et à son action d’origine. La définition de Lotman de la culture comme « totalité de l’information non héréditaire accumulée, conservée et transmise par divers groupes au sein de la société humaine » signale d’une part qu’il y a une économie imaginaire de la culture dont le produit capitalisé est appelé à se formuler en terme de patrimoine ; d’autre part, qu’elle s’exerce en interaction avec les autres cultures dans le concert des mondes66. Mais cette économie, particulière et générale, théorique et pragmatique, n’est pas une donnée stable, homogène, engendrée et contenue par un écosystème, une histoire, une langue… Elle est hétérogène, ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle fait le jeu de la dialectique marxiste. L’hétérogénéité dont elle se constitue est précisément sa formalisation du point de vue des codes, des matériaux et des dimensions. Dire que la forme de la culture est hétérogène, c’est envisager le moment de son arrêt, le moment où la négativité passe par le code pour le transformer sans le perdre, c’est avouer ne pas savoir de quoi elle se constituera. Du point de vue de la possibilité, c’est lui laisser le jeu de la révision et de la valeur en suspens. En ce sens, la sémiotique de la culture s’accorde très légitimement à la littérature comparée dont la vertu est précisément de mettre les systèmes en rapport. Tous les textes seront certes virtuellement en rapport avec tous les textes mais la différence est précisément le rapport : le rapport n’est pas le même, qui se dit de la différence. La différence est la structure de renvoi, c’est-à-dire l’exercice de la normativité. Désormais, le problème est bien de mesurer les traces de cette production de l’autre dans le même dissemblable à lui-même. Culture et littérature comparée en reviennent donc au même différent : toutes deux sont au rouet de significations différées, toutes deux gardent la trace en mémoire. Cette mémoire est la condition pour que la lecture soit un lieu de sens : une hantise.

Dans le concert des méthodologies para-consistantes et des travaux interdisciplinaires, la littérature comparée pourrait de nouveau se faire entendre si elle prenait le soin de répéter sa leçon, à savoir que toute sémiotique de la culture est une sémiotique de la diversité qui inclut l’accident, le terme nié, non-identique. Comme la différence, la culture n’est pas une totalité, elle n’est jamais pleine ; sa sémiotique n’est ni formelle ni totalitaire. La culture est à la fois un horizon déterminé (équivoque) et l’horizon de tous les horizons possibles (infini). L’équivoque répondant à l’infini, cet horizon est à la fois anticipateur et rétrospectif. Il présuppose une mémoire, ne serait-ce que celle qui indique comment une culture se choisit et choisit de faire événement pour elle. À condition que la comparaison se motive de cette mémoire et de sa mise en relativité, la littérature comparée n’est ni une nouvelle Babel, ni une étude d’influence, ni une thématique, ni une anthologie (une action qui s’est oubliée) ni une analyse formelle. En négociant les mondes fictifs du texte et les mondes probables du lecteur, les communautés interprétatives et les herméneutiques raisonnées, l’influence rétrospective et l’influence anticipatrice, toute littérature comparée se métamorphose en critique potentielle de la culture. Cette critique potentielle ouvre des perspectives, qui ne sont ni celles de la fin de l’Histoire de Fukuyama, ni celles du choc des civilisations de Samuel Huntington. Mettre en rapport c’est vouloir instruire la différence par l’identité, c’est savoir faire une place à l’Autre, sinon à l’antagonisme, sans bénéfice d’inventaire univoque. Ce qui défie tout autant la tentation d’exotisme : l’Orient est plus intéressant que d’être le simple envers de l’Occident. Une cohérence peut-être étrangère. Le Japon est fait de sa cohérence ou pas, à la limite peu importe, du moins je ne peux rien en savoir, pourvu que l’étonnement reste de mise. Encore faut-il déjouer le normativisme et le fonctionnalisme de la production de l’Autre. À cette condition, la catégorie Japon nous aide à réfléchir notre Occident. Elle accomplit l’image d’un monde, l’effet d’un discours qui n’est pas nécessairement singulier et sa lecture en autorise la re-présentation. Mais en aucun cas, cette représentation légitime un impérialisme (manipulation et répression) et de l’univers représenté et du discours le représentant. Toute culture manque à être effective, c’est-à-dire humaniste en un sens et dans l’autre. Toute culture reste à s’inventer : à être désapprise. C’est le refus d’accepter la complexité des cultures qui conduit à l’affrontement au nom de la culture, en dépit de cette évidence que la culture ne sait pas faire la guerre. Le refus de la complexité a un autre nom, c’est l’idiotie. Un peu comme William Wilson et M. Goliadkine se reconnaissant se démasquent l’un l’autre, l’ombre en vient à me cacher deux fois ce que je ne connais pas. À ce titre, les démêlés du butô avec la culture européenne sont complexes. En qualité d’objet culturel, le butô est un singulier-pluriel de sémiotique culturelle, qui renvoie au monde possible de son public et y forme un domaine d’altérité. Dès lors, l’enjeu est de mesurer quoi se confond avec quoi pour qui et avec quels effets. Dans quelle mesure la culture occidentale a-t-elle édifié le butô et dans quelle mesure le butô a-t-il construit le théâtre occidental ? Au double jeu des culturations et des déculturations, c’est finalement l’histoire littéraire qui dit qui doit quoi à qui. Elle le dit d’une façon non moins provisoire puisque le temps de cette histoire est infiniment réversible. Le rapport n’est jamais systématiquement celui de simple accessoire. On n’est pas quitte avec la différence parce qu’on en dit que l’identité. L’un n’est jamais simplement l’enfant bâtard ou l’impensé de l’autre qui, au demeurant, n’en revient pas. Dans ce jeu des effets mesurés aux reflets, l’un n’est pas non plus univoquement le spectre (exorcisme et conjuration) de l’autre. En effet, la hantise n’est jamais spéculaire, elle aussi est provisoire. Les « jeux de l’ombre et de la lumière » sont une autre métaphore pour désigner la littérature comparée. Une métaphore précisément, qui assume son jeu : à savoir que tout décodage est un nouvel encodage ; qui précise sa relative relation au sens : à savoir que la critique littéraire est moins un outil de connaissance qu’un outil de simulation ; une simulation qui n’est ni une assimilation ni un vœu pieux mais une anthropologie de la résistance : la fabrique patiente de mondes même et autre.

Loin de tout esthétisme et de toute idée de faire de l’Art, le butô vise à présenter l’irreprésentable de la vie par un appel permanent à la transgression dans la contemplation esthétique. Le butô n’a pas pour fonction de représenter la réalité, quand bien-même la réalité désignerait enfin quelque chose qui ne soit pas n’importe quoi, mais bien plutôt de désigner les conditions de la représentation en faisant surgir les drames cachés – idéologiques, poétiques, mythologiques – : le rythme essentiel des existants. En Europe, sous la double protection de la scène et du fait théâtral institutionnalisé, inséré dans un circuit économique, le théâtre a restreint le comédien à la copie, effectuant par cette réduction la catharsis des « monstres » aux aguets de chaque spectateur. Le théâtre s’est ainsi engagé dans la voie du Même à l’Autre puis de l’Autre au Même, c’est-à-dire dans la voie de la domestication. Au terme de la représentation, le comédien est sauf, le spectateur est purgé, la cité n’est certes plus la même, du moins est-elle saine et sauve. L’histoire du théâtre européen est une histoire hygiénique. En revanche, comme le kabuki ou le , Le butô est la formule d’une transaction avec la mort, la notre – celle du spectateur – et celle des autres. Le corps du danseur agit à la fois comme un catalyseur qui fait apparaître tout ce qui est caché et comme le révélateur d’un drame originel qui est en nous, au demeurant une histoire de spectres. Si la véritable mémoire est le corps, tout le passé est contenu dans le corps. Il ne s’agit pas de la mémoire sociale, fondement de la culture, qui placée par l’homme en dehors de lui-même fonctionne comme un réservoir de la culture humaine, mais de celle qui, antérieure au langage, constitue le lieu de transmission de certains articulations sémiotiques de la fonction symbolique. Libérer le corps comme le fait le butô, c’est libérer la mémoire. À cette fin une métamorphose et un dédoublement s’opèrent de nouveau mais en sens inverse, c’est-à-dire du symbolique au sémiotique, ayant comme point d’appui le corps. En voulant le dépouiller de marquage symbolique, le butô joue l’autre de l’homme, le monstre, la bête, le fantôme, non pour s’en délivrer ou l’installer aux marges comme le fait le théâtre grec, mais pour se réconcilier avec lui.


Notre idée pétrifiée du théâtre rejoint notre idée pétrifiée d’une culture sans ombres, et où de quelque côté qu’il se retourne notre esprit ne rencontre plus que le vide, alors que l’espace est plein. Mais le vrai théâtre parce qu’il bouge et parce qu’il se sert d’instruments vivants, continue à agiter des ombres où n’a cessé de trébucher la vie. L’acteur qui ne refait pas deux fois le même geste, mais qui fait des gestes, bouge, et certes il brutalise des formes, mais derrière ces formes, et par leur destruction, il rejoint ce qui survit aux formes et produit leur continuation.68


Pour se réconcilier avec son ombre – rejoindre ce qui survit aux formes, le corps en moins – peut-être faut-il en effet souffrir de la perdre. Pour Bob Harris, le personnage de Sofia Coppola, comme pour le touriste en visite à Tokyo, la capitale nippone n’est qu’un décor. Visiter Tokyo, c’est faire l’expérience d’une chute, d’un arrêt sur image davantage qu’une chute dans le discours. Double blind finalement, c’est là l’univocité de la traduction qui est perdue en même temps que toute univocité d’y voir clair. Les néons font le jour, tant et si bien que la lumière artificielle fait littéralement écran : on n’y voit plus rien, le regard est halluciné, le ciel est obstrué. Arrêt sur image : le corps est le temps d’une hypnose (d’une distraction). Mais pour peu que les néons défaillent, voilà l’ampoule à incandescence d’Edison mise en difficulté, voilà le corps obscur du Japon qui perpétue sa danse. Pour l’européen depuis l’Europe, le butô ressemble fort à une invitation. Du Fiat lux à l’ombre, le parcours proposé est le sens inverse de l’histoire universelle hégélienne. La leçon testamentaire des ténèbres – la carence en photons – engage à habiter l’ombre comme condition pour habiter les choses. L’ombre est la source. Le butô est une désobligeance au regard de la lumière et sans doute faut-il espérer que sa leçon ne soit jamais claire. Paroles d’ombre, ce serait continuer la demeure des morts – l’art – la littérature – cette « maison, écrit Levinas, qui se situe en retrait par rapport à l’anonymat de la terre, de l’air, de la lumière, de la forêt, de la route, de la mer, du fleuve… »69, cette adresse dont la sincérité de l’habitant s’oppose à la politique de l’occupant, et cette jouissance de la demeure à la représentation du territoire. C’est espérer qu’un jour enfin, on puisse regarder la foudre comme l’éblouissante obscurité ; espérer qu’au jeu de l’ombre et de la lumière, l’ombre ne soit pas toujours perdante ou perdue ; qu’un nouvel Orient ne fasse pas le jour et que Tokyo en profite pour offrir un spectacle fait d’une autre invisibilité ; que le butô fasse à son tour un bébé fantôme au spectre du théâtre européen : pour ne plus trouver un soleil à chaque détour de métaphore ; pour ne plus porter un soleil dans les yeux ; pour que voir ne soit plus savoir ; pour que « l’ombre m’ouvre les yeux,/ et le rapprochement de l’impossible au fond du jour/ […] sans que rien ne me soutienne ni me guide/ que la puissance de l’erreur,/ qu’une ombre taciturne et ne portant de lampe »70 ; pour que réflexion faite, les prédicats suivants soient un peu plus littéraux que figuraux :


Dans le silence d’une fin de nuit, le veilleur prend conscience qu’allumer une lampe, passer dans une pièce voisine ne le délivrerait nullement, qu’il restera pris (murs, nuit) jusqu’au lever du jour. Incroyable hésitation, pour le dire, entre deux images dont l’une (le mur repeint par l’aube) confirme, dont l’autre (porte, ouverture) nie l’idée d’enfermement. Elles ne s’opposent pas si jour et nuit ont même origine, si l’originel, l’insondable est l’obscurité, et la transparence, la belle lumière – du matin, d’octobre, de l’hiver -, une sorte d’obscurité à rebours ou, ce qui revient au même, l’ombre d’une autre lumière, éblouissante : « Le temps m’aidera seul à en sortir en peignant prudemment, peu à peu, le jour sur ses murs (et je n’en serai donc pas vraiment sorti) – mais cette image est plus pensée qu’éprouvée, car l’aube sera vraiment plutôt l’ouverture d’une porte dans ces murs – même si réflexion faite, le jour est peint sur le noir de la nuit ».71


pour que le spectre qui fasse retour ne soit plus décomposé ; pour que l’ombre ait de l’esprit donc, qu’elle ne soit ni sans corps ni demeure.



Olivier Sécardin

Université de Paris-IV Sorbonne, Université de Kyushu





Notes

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[1] DERRIDA (Jacques), « La mythologie blanche », Poétique, Paris, Seuil, N°5, 1971.

[2] Flaubert, notamment, a écrit de très belles pages sur « la lumière des becs de gaz, qui se tordaient au vent dans la brume », FLAUBERT (Gustave), L’Éducation sentimentale, histoire d’un jeune homme, Œuvres, t. 2, Texte établi et annoté par A. Thibaudet et R. Dumesnil, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 448.

[3] Tracé promu « idéal occidental » par une exposition à la Bibliothèque de la Part-Dieu, à Lyon, du 28 octobre 2000 au 27 janvier 2001, De l’ombre à la lumière, Un idéal occidental.

[4] « Peindre le Paradis, c’est s’engager en un lieu totalement et absolument clair où la lumière signe tout. C’est l’être converti en lumière, c’est le corps endeuillé rendu à l’air libre et spatialisé du matin qui revient en nous chaque jour. Ouvert au mouvement indifférent et splendide des saisons. C’est Matisse et sa couleur changée en vitrail dans la chapelle de Vence – déposée sur le verre et non plus sur le lin opaque de la toile. C’est la grande aventure cézanienne – et sa photo-analyse des lois de la vision, des lois du monde – se dépliant en trois dimensions à l’intérieur d’un lieu conçu entièrement par lui et qui augmente le vide. C’est la camera oscura muée en camera chiara, ouverte aux mouvements incessants de la lumière, au grand dehors, au grand autre de l’être, et immédiatement introjectée en plus-être. », MARCHESCHI (Jean-Paul), « Cosí figurando il Paradiso : paraphrase du peintre, Paris, Larousse, Littérature, n°133, mars 2004, p. 79.

[5] BORGES (Jorge Luis), Neuf essais sur Dante, traduit de l’espagnol par Françoise Rosset, Paris, Gallimard, 1993.

[6] GOETHE, Traité des couleurs, Paris, éd. Triades, 1973, p. 81.

[7] Cité par Jacques Derrida, Signéponge, Paris, Seuil, 1988, p. 113.

[8] BORGES (Jorge Luis), « Le jour se lève », Extrait de Fervor de Buenos Aires, 1923, trad. Gonzalo Estrada et Yves Peneau, cité dans Borges, Cahier de l’Herne, Paris, Éditions de l’Herne, 1981, p. 65.

[9] « Dans l’aperçu géographique a été déjà indiqué d’une façon générale le chemin que suit l’histoire universelle. Le soleil se lève à l’Orient. Le soleil est la lumière et le rapport simple et universel à soi-même, donc l’Universel en soi. Cette lumière en soi universelle en tant qu’individu, en tant que sujet, est le soleil. […] L’histoire universelle va de l’Est à l’Ouest, car l’Europe est véritablement le terme et l’Asie, le commencement de cette histoire. Pour l’histoire universelle il existe un Est par excellence, χατ’έξοχήν, bien que l’Est soit pour soi quelque chose de tout à fait relatif : en effet, quoique la terre forme une sphère, l’histoire cependant ne décrit pas un cercle autour d’elle ; elle a bien plutôt un Est déterminé qui est l’Asie. Ici se lève le soleil extérieur, physique, et à l’Ouest il se couche, mais à l’Ouest se lève le soleil intérieur de la conscience de soi qui répand un éclat supérieur. L’histoire est l’éducation par laquelle on passe du déchaînement de la volonté naturelle à l’Universel et à la liberté subjective. », HEGEL (Georg Wilhelm Friedrich), la Raison dans l’Histoire, trad. K. Papaioannou, p. 279-280, cité par Jacques Derrida, « La mythologie blanche », Poétique, Op. cit., p. 50.

[10] NURIDSANY (Michel), Dialogues de l’ombre, Paris, Editions des musées de la Ville de Paris, 1997.

[11] TANIZAKI (Jun’ichirô), In’ei raisan, Tokyo, Orion Press, 1933.

[12] TANIZAKI (Jun’ichirô), Éloge de l’ombre, traduit du japonais par René Sieffert, Paris, Publications Orientalistes de France, 1977, p. 103.

[13] Ibid., p. 56.

[14] Ibid., p. 54.

[15] Sei, la nature, la qualité, le caractère ; kan, sentir, éprouver.

[16] TANIZAKI (Jun’ichirô), Éloge de l’ombre, Op. cit., p. 42.

[17] Ibid., p. 52.

[18] Ibid., p. 77.

[19] Ère Meiji : 1868-1912 ; Ère Taishô : 1912-1926 ; Ère Shôwa : 1926-1989.

[20] FONTANILLE (Jacques), Le Ralentissement et le rêve, A propos de L’Éloge de l’ombre de Tanizaki, Nouveaux Actes Sémiotiques, PULIM, 26-27, 1993, p. 13.

[21] « En fait, la beauté d’une pièce d’habitation japonaise, produite uniquement par un jeu sur le degré d’opacité de l’ombre, se passe de tout accessoire. L’Occidental, en voyant cela, est frappé par ce dépouillement et croit n’avoir affaire qu’à des murs gris dépourvus de tout ornement, interprétation parfaitement légitime de son point de vue, mais qui prouve qu’il n’a point percé l’énigme de l’ombre », Junichirô Tanizaki, Éloge de l’ombre, Op. cit., p. 52.

[22] Les « jeux de l’ombre et de la lumière » s’accomplissent dans la mise en scène, c’est-à-dire dans la substitution irréductible à la différence.

[23] TANIZAKI (Jun’ichirô), Éloge de l’ombre, Op. cit., p. 29.

[24] Ibid., p. 30.

[25] DUPIN (Jacques), « Soleil substitué », L’Éphémère, Paris, Éditions de la Fondation Maeght, N° 19-20, 1972-1973, p. 458.

[26] « …Je suis émerveillé de constater à quel point les Japonais ont pénétré les mystères de l’ombre, et avec quelle ingéniosité ils ont su utiliser les jeux d’ombre et de lumière. Et cela sans recherche particulière en vue de tel effet précis. […] Tout compte fait, quand les Occidentaux parlent de « mystères de l’Orient », il est bien possible qu’ils entendent par là ce calme un peu inquiétant que secrète l’ombre lorsqu’elle possède cette qualité-là. », TANIZAKI (Jun’ichirô), Éloge de l’ombre, Op. cit., p. 56-57.

[27] « Comme toute culture magique que des hiéroglyphes appropriés déversent, le vrai théâtre a aussi ses ombres ; et, de tous les langages et de tous les arts, il est le seul à avoir encore des ombres qui ont brisé leurs limitations. Et, dès l’origine, on peut dire qu’elles ne supportaient pas de limitation. Notre idée pétrifiée du théâtre rejoint notre idée pétrifiée d’une culture sans ombres, et où de quelque côté qu’il se retourne notre esprit ne rencontre plus que le vide, alors que l’espace est plein. », ARTAUD (Antonin), Le Théâtre et son Double, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1964, p. 18.

[28] MISHIMA (Yukio), Les amours interdites, trad. du japonais par René de Ceccatty et Ryôji Nakamura, Paris, Gallimard, 1994.

[29] « The Drama in Japan », The Mask, vol. IV, n°4, avril 1912, p. 309-320, cité par Béatrice Picon-Vallin, « Avant-propos », Butô(s), Paris, CNRS, coll. Arts du spectacle, 2002, p. 11

[30] YOSHIHARA (Jirô), « Gendai bijutsu sengen », Geijutsu shincho, « Manifeste de l’art Gutai », Nouvelles Tendances artistiques, Tokyo, décembre 1956, p. 202-204, trad. Francette Delaleu.

[31] HIJIKATA (Tatsumi), Les Mamelles du Japon, brochure-programme, Paris, Maison des cultures du monde, 1983, p. 4.

[32] MADONNA, «Paradise (not for me) », Drowned World Tour 2001, WEA, 2001.

[33] « Shingeki has become historical, it has become a tradition in its own right. The problem of the younger generation has been to come to terms with this tradition. For us modern European drama is no longer some Golden Ideal as yet out of reach. It is instead a pernicious, limiting influence... Shingeki no longer maintains the dialectical power to negate and transcend; rather, it has become an institution that itself demannds to be transcended. », TSUNO (Kaitaro), «The Tradition of Modern Theatre in Japan», trad. David Goodman, Canadian Theater Review, n°20, 1978, p. 11.

[34] HEGEL (Georg Wilhelm Friedrich), Science de la logique, Paris, Aubier, 1947, II, p. 58.

[35] Postmodern as «the random cannibalization of all styles of the past, the play of random stylistic allusion.», JAMESON (Frederic), « Postmodernism, or The Cultural Logic of Late-Capitalism », New Left Review, N°146, 1986, p. 65-66.

[36] BLAKELY KLEIN (Susan), Ankoku Buto : the Premodern and Postmodern Influences on the Dance of Utter Darkness, Ithaca (N.Y.), Cornell University, coll. Cornell East Asia Papers, 1988.

[37] PAVIS (Patrice), « Le Butoh en Europe : un postmoderne éternel ? », colloque la Modernité après le post-moderne, Université de Tokyo, du 8 au 10 novembre 1996 ; Id., « Du butô, considéré comme du grand-guignol qui a mal tourné », Europe, Revue Littéraire Mensuelle, N°76, Nov-Dec 1998.

[38] TAKIGUCHI (Shûzô), « Shi to jitsuzai », « La poésie et l’existence », trad. V. Linhartova, Dada et surréalisme au Japon, Paris, Publications Orientalistes de France, 1987, p. 149.

[39] HIJIKATA (Tatsumi), « Sen ga sen ni nitekuru toki », Hijikata Tatsumi zenshû, Akiko Motofuji, Toshihiro Tanemura, Yoshihisa Tsuruoka, Tokyo, Kawade shobô-shinsha, 1998, p. 264, cité par Miryam Sas, « De chair et de pensée : le butô et le surréalisme », Butô(s), Op. cit., p. 43.

[40] MALLARMÉ (Stéphane), « Argument », Igitur ou la Folie D’Elbehnon, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1996, p. 434.

[41] « De par sa nature même, écrit Roselee Goldberg, la performance défie toute définition précise ou commode, au-delà de celle élémentaire qu’il s’agit d’un art vivant mis en œuvre par des artistes. Toute autre précision nierait immédiatement la possibilité de la performance même dans la mesure où celle-ci fait librement appel pour son matériau à nombre de disciplines et de techniques – littérature, poésie, théâtre, musique, danse, architecture et peinture, de même que vidéo, cinéma, projection de diapositives et narration –, les déployant dans toutes les combinaisons imaginables. En fait, nulle autre forme d’expression artistique n’a jamais bénéficié d’un manifeste aussi illimité, puisque chaque artiste de performance en donne sa propre définition, par le processus et le mode d’exécution même qu’il choisit », GOLDBERG (Roselee), La Performance du futurisme à nos jours, Paris, Ed. Thames & Hudson, p. 9.

[42] UNO (Kuniichi), « Ayashii Karada » (« le corps suspect ») in Tatsumi Hijikata, Jihishinchô ga basabasa to hone no hane o hirogetekuru, Tokyo, Shoshi Yamada, 1992, p. 103.

[43] « Le butô est toujours sur le point de naître. S’il venait à la vie, il cesserait d’exister. Il est éternellement non-né. », MARO (Akaji), in BLACKWOOD (Mickael), Body on the Edge of Crisis, film, 90 mn, 1990.

[44] MUROBUSHI (Kô), « La femme », trad. Akihiro Osawa, Butô, Scènes, n°1, revue de l’Espace Kiron, Paris, mars 1985, p. 34.

[45] Jean Kalman a bien noté que le corps est relié au ma, que le corps dont il s’agit n’est pas intime mais qu’il accueille l’espace et le temps : « Pour Hijikata Tatsumi, la danse n’est pas la recherche d’une image ni d’une figure, mais la chair elle-même qui se cherche à travers la ténèbre. », Jean Kalman, « Hijikata et l’affaire des ténèbres », Libération, Paris, 26 juin 1983, p. 26.

[46] HIJIKATA (Tatsumi), « Nikutai no yami wo mushiru », repris dans Hijikata Tatsumi zenshû, Op. cit., t. 2, p. 9-10.

[47] Même Carlotta Ikeda, pourtant désormais relativement éloignée du Butô formule sa danse en termes scopiques : « Ma danse n’est ni une forme ni une technique particulière, mais plutôt un effacement de soi, une sorte de néant. Devant le corps, l’esprit s’efface. Ma quête est parfois à la frontière de la normalité et de la folie. Même si aujourd'hui je ne roule plus les yeux en arrière, il s’agit de voir dedans. Les yeux sont creusés dans la tête, ils cherchent quelque chose à l’intérieur. », BOISSEAU (Rosita), « Carlotta Ikeda, l’intimité brute du butô », Paris, Le Monde, 14 janvier 2004.

[48] « Les morts sont mes professeurs de Butô. », HIJIKATA (Tatsumi), « Cette garce de lumière », trad. Akihiro Ozawa, Pour la danse, n°123-124, Paris, avril 1986, p. 14.

[49] HIJIKATA (Tatsumi), cité par Jean Viala, Nourit Masson-Sékiné, Butoh. Shades of Darkness, Tokyo, Shufunotomo Co, 1988, p. 188.

[50] D’où cette prédilection pour les espaces ambigus – amphibigus dirait Ponge – la grève, la lisière, l’entre-deux monde qui expriment l’entre-deux corps.

[51] QUIGNARD (Pascal), « Le manuscrit sur l’air », L’Éphémère, Paris, Éditions de la Fondation Maeght, N° 19-20, 1972-1973, p. 283.

[52] D’après Akaji Maro cité par MYER-SCOUGH (Marie), « Butoh. Bodies Beautiful and vile », in Tokyo Journal, Tôkyô, Oct 1983, p. 10-12.

[53] MUROBUSHI (Kô), réponse aux questions d’Odette Aslan, lettre, juillet 1999, trad. Patrick de Vos, « À partir du Dairakuda-kan, Butô(s), Op. cit., p. 141-142.

[54] HIJIKATA (Tatsumi), cité par Tanaka, « Entretiens », réunis par Katy Roulaud, Empreintes, n°6, Paris, février 1984, p. 36.

[55] MOTOFUJI (Akiko), Hijikata Tatsumi to tomo ni (Avec Hijikata Tatsumi), Tôkyô, Chikuma Shobô, 1993, p. 213, cité par Odette Aslan, « Sexualité, peau nue et gestuelle », Butô(s), Op. cit., p. 242.

[56] BAUDRILLARD (Jean), Simulacres et Simulation, Paris, Galilée, 1981.

[57] Cette perforation se souvient-elle des Paravents de Genet, celle de la Mère ? « De très loin, du fond de la scène, derrière les nombreux paravents de papier, apparaît une minuscule silhouette. Elle franchit lentement, en les crevant, tous les paravents et elle grossit à mesure qu’elle approche. Enfin, la voici derrière le dernier, c’est-à-dire le plus près du public, et, crevant cet ultime papier, elle apparaît : c’est la Mère. » [Jean Genet, Les Paravents, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1999, p. 213], relayée par celle des spectateurs : « Mon but, en l’écrivant, était de déchirer le spectateur, pas de l’apaiser, mais de le déchirer pour lui permettre d’entendre une musique très douce, pas un prêche ni des cuivres » […] puisque « tout doit être réuni afin de crever ce qui nous sépare des morts. » [GENET (Jean), Lettres à Roger Blin].

[58] Noguchi (Minoru), cité par TSUDA (Itsuo), Le Dialogue du silence, Paris, Le Courrier du Livre, 1979, p.118 et 109.

[59] Kazuo Ôno à Didier Méreuze, « Je veux danser avec la mort », La Croix, Paris, 12 septembre 1986.

[60] TANIZAKI (Jun’ichirô), Éloge de l’ombre, Op. cit., p. 78.

[61] Texte de Michel Butor, Photos de Pierre Espagne, dessins de Gregory Masurovsky, autour de Akiko Senuma, danseuse de buto, Uchi-Soto, Dedans – Dehors, Cenvas Editeur, Frasne/Saint-Imier, 1995.

[62] HIJIKATA (Tatsumi), « Sen ga sen ni nitekuru toki », « Quand une ligne en vient à ressembler à une ligne », Hijikata Tatsumi zenshû, Akiko Motofuji, Toshihiro Tanemura, Yoshihisa Tsuruoka, eds, Tokyo, Kawade shobô-shinsha, Op. cit., t.1, p. 264.

[63] « Mettre mon corps dans une région où ma pensée qui cherche la maîtrise de la situation, étant impitoyablement neutralisée, il ne me reste qu’à en appeler immédiatement à la mobilisation des forces endormies dans mon corps. En bref, demander la crise. A ce moment-là, invoquées, les forces diverses, latentes et primitives qui me sont inconnues sortent des ténèbres enchevêtrées de mon corps. Offrir celui-ci à la fraîcheur du devenir instantané des forces ; à la puissance de l’affirmation. Préparer seulement un minimum de structure. Intégrer des relations extérieures, agencées à ma danse, ménageant plusieurs coupures. La rendre inachevée. », MUROBUSHI (Ko) traduit par Akihiro Osawa, « Du sommet glacial du Buto », Scènes, revue de l’espace Kiron, Op. cit., p. 33.

[64] BLANCHOT (Maurice), L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1968, p. 14-15.

[65] VIALA (Jean), « Modernité et traditions : paradoxes », Scènes, Op. cit., p. 23.

[66] ASHBERY (John), « Clepsydre », L’Éphémère, Paris, Éditions de la Fondation Maeght, n°17, 1971, p. 106.

[67] En particulier, BHABHA (Homi), The Location of Culture, London, Routledge, 1994 et Francis Mulhern, Culture/Métaculture, London, Routledge, 1999.

[68] ARTAUD (Antonin), Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1964, p. 18-19 et 94-95.

[69] LEVINAS (Emmanuel), Totalité et infini, essai sur l’extériorité, La Haye, M. Nijhoff, 1961, p. 129.

[70] JACCOTTET (Philippe), La semaison, Carnets 1954-1979, Paris, Gallimard, p.26.

[71] CHAPPUIS (Pierre), « Au souffle », Tracés d’incertitude, Paris, José Corti, coll. En lisant en écrivant, p. 161