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« Tu étais juif, Ulysse, sur Albert Cohen »

Imagolodia Exodului, Acta Iassyensia Comparationis, Editura Universităţii, « AL.I. Cuza », 3/2005, p. 11-23.





En 1988, dans le premier chapitre de ses Lectures talmudiques, Emmanuel Lévinas inaugure « la Bible, aujourd’hui » par une singulière citation du traité Meguila, 7a « où est discutée l’admission dans le canon biblique du Livre (ou du Rouleau) d’Esther »1, le dernier des Cinq Rouleaux insérés dans la troisième partie du Tanah :


1. Rav Chmouel bar Yehouda dit : « Esther a envoyé dire aux docteurs [aux docteurs de la loi] : « Fixez-moi [fixez ma fête] pour des générations [futures]. » Les docteurs lui envoyèrent dire : « Tu susciteras [ainsi] des sentiments violents contre nous parmi les nations. » Elle leur envoya alors dire : « Je suis déjà inscrite [je figure déjà] dans les chroniques des rois de Perse et de Médie ».2


Échoué jusqu’à nous et pourtant parlant « d’un climat spirituel très ancien » nous dit Lévinas, la permanence inouïe de ce texte nous apprend quelque chose d’essentiel sur l’histoire d’Israël, comme un fondement doué d’anticipation – une façon d’être de plus en plus présent avec le temps. Essentiel d’autoriser une persévérance, ce privilège de l’infini ; essentiel de raconter une histoire qui ne peut s’interrompre jusqu’à « aujourd’hui ». Car enfin la victoire d’Esther sur Aman, descendant d’Agag, n’est pas simplement celle de la communauté juive de Suze, c’est celle de tout un peuple sauvé de l’extermination, miraculé encore de la « maison de servitude » dont parle le Deutéronome. Esther, ce nom signifie caché (sétèr), mais une fois inscrit dans la liturgie, il est dévoilé. Sinon pourquoi demanderait-il à être inséré dans la Tradition ? Quelque chose dans l’Histoire ne serait-il pas un hasard ? Comment savoir si le prétendu sens caché qui hante l’Histoire n’est pas en mesure de s’imposer ? Ou que reste-t-il de l’histoire d’Abraham dans celle d’Esther  sinon son parfum3 ? Et provoquons un peu l’entendement : que reste-t-il de l’histoire d’Esther dans celle d’Abraham ? Une fois donnée, cette réponse lapidaire qu’assume Esther indique une autre question : quand bien même le désastre serait évité, que permettrait l’admission du Rouleau d’Esther dans le canon de la Bible juive ? La fête d’Esther est-elle à célébrer parmi les fêtes liturgiques pour les générations futures ? La réticence des docteurs à inscrire l’histoire d’Esther dans l’histoire sainte n’est-elle que l’appréhension de ce qu’en diront les nations ? Peut-être. Mais derrière cette prudence rabbinique, le doute – compétence suprême du rabbin – s’insinue quant à la valeur et la portée de cet épisode national. Ce qu’en feront les nations s’entend comme une perplexité sur la portée universelle du récit et du texte biblique. Si donc l’événement que célèbre le Rouleau d’Esther n’est pas universel, le risque est  grand d’ériger un chapitre de l’histoire nationale en Sainte Écriture et le philosophe de commenter un peu mollement : « Les docteurs rabbiniques ont-ils déjà peur de l’antisémitisme ? Pensent-ils déjà que cette histoire de Pourim, où des Juifs eurent à lutter pour échapper à l’extermination, finira par valoir au peuple juif la réputation d’impérialistes et de conquérants impitoyables si le souvenir de ce génocide manqué se perpétue en revenant tous les ans à une date déterminée ? »4. D’ailleurs, l’embarras va dans les deux sens : rappeler que les juifs sont des victimes n’est sans doute pas plus avantageux que de rappeler que Pourim finit bien pour eux. In fine, ce doute des rabbins fait sens. Il problématise une identité en souci d’universel ; selon la résolution du traité Meguila 16b, le Rouleau d’Esther est universel en ce sens qu’il est « paroles de vérité et de paix ». Matin et soir pendant Pourim, alors même que le nom de Dieu n’y figure pas, lire ce Rouleau revient à commémorer ce qui fait mémoire. Rabbi Yossef déduit de ceci : « Ces jours de Pourim ne disparaîtront pas parmi les Juifs. » Rav Na’hman le déduit de ceci : « Leur souvenir ne s’effacera pas du milieu de leurs descendants. » C’est la « réponse » d’Esther aux docteurs du Talmud : mon histoire appartient d’ores et déjà à l’Histoire universelle inscrite dans les « chroniques des rois de Perse et de Médie ». On est déjà sur le champ de bataille, même pour qui parle de paix. Sachant cela, la grande leçon qui se départage si mal d’une farce – et à ce jeu, pourquoi ne pas commencer par incriminer l’humour (juif) d’Esther ? – est naturellement de savoir s’adapter au mal. La meilleure façon de s’y ajuster étant encore de s’en faire une raison. Si le Rouleau d’Esther parle de vérité – vérité est le témoignage rendu de l’infini – et de paix et si cet épisode est lapidaire selon l’étymologie qui veut la fondation, l’histoire d’Israël serait alors comme le déploiement inouï, persévérant, et de la volonté de Dieu et de sa fidélité à l’Alliance. Si je pouvais me souvenir, je serais sauvé, disait Elie Wiesel. L’ignorance est toujours de l’ordre de l’oubli, lui répondait Hannah Arendt. Et partant, être juif est-ce se souvenir de Jérusalem ? Se souvenir du Temple à la mémoire du Sinaï et pour conséquemment se savoir déporté ? Laissons-là cette libéralisation du monde juif pour nous intéresser à la signification prétendument inspirée ou pas de cette mémoire qu’Israël engage pour sa survie. Lévinas l’explique en ces termes :


Le caractère inspiré du Rouleau d’Esther serait assuré par la permanence même de Pourim dans l’Histoire d’Israël. L’Histoire d’Israël dans sa patience quotidienne, dans sa Passion et jusque dans son désespoir et sa mort dans les camps d’extermination, est étroitement liée – liée d’alliance – à la présence même et au déploiement de l’exister divin. Rien ici qui ressemble à l’orgueil de l’élection que les ennemis d’Israël lui reprochent. C’est comme le foyer ardent de l’humanité toute entière que le judaïsme s’éprouve dans cette Histoire difficile, avec la certitude d’englober encore dans ses épisodes apparemment post-bibliques – et jusqu’au drame d’Esther et son dénouement – tous les justes des nations.5


Le raccourci, cette façon de faire communiquer les temps et les survies, ne pourrait pas être plus saisissant : c’est à la fois l’histoire d’Israël qui est enseignée dans ce détour par l’origine et ce détour par l’origine qui est rappelé dans cette histoire. Autrement dit, l’histoire réelle continue l’Histoire sainte par le fait même de l’acceptation. En raison de l’Exode6 et en mémoire de la double Alliance d’Avraham le passeur avec Elohim, puis de l’Alliance au Mont Sinaï, et je dis bien en raison de l’un (comme on parle de raison historique) et en mémoire (irraisonnée) de l’autre, traverser les couloirs de l’Histoire et d’abord le Jourdain est la seule bénédiction. À la lettre, c’est ce qu’il est dit au chapitre XII de Beréshit : « L’Éternel avait dit à Abram : « Éloigne-toi de ton pays, de ton lieu natal et de la maison paternelle et va au pays que je t’indiquerai. Je ferai de toi une grande nation, je te bénirai, je rendrai ton nom glorieux, et tu seras une source de bénédiction. » Puis, dans Genèse XXXV, 12, à Jacob : « Le pays que j’ai accordé à Abraham et Isaac, je te l’accorde, et à ta postérité après toi. » C’est en ce sens que le peuple d’Israël est élu7 – mais retranché – et que la Tora est un don, Matan Tora comme il est dit en hébreu. Tout cela pour dire par un anachronisme scandaleux que l’Histoire commence par l’Humanité et accomplit l’Exode. Ainsi formulée, c’est toute la problématique juive qui est scellée dans la rencontre improbable ou programmatique de la Loi et de la Terre. La sortie d’Égypte se rencontre toujours elle-même quand elle franchit une limite. Cette limite est le seul chemin du retour. Elle est aussi la première différence qui fait une différence et qui conduit là où nous sommes. Peuple élu à condition8 de son retranchement.

Ce détour n’est certes pas négligeable, puisse l’Histoire inviter en vérité à commencer par la fin. Cette fidélité au sein de la dispersion à ce qui en l’homme est au-delà de toutes normes permet de redire l’A-Dieu et, passant outre les décombres de l’Histoire, de garder cette étincelle intérieure qui rappelle le peuple juif à l’infini. Désormais, plutôt que de retour d’Exode, il conviendrait de parler d’Exode de retour, avec l’infinie patience qu’exigent les formules qui ne vont pas de soi. C’est-à-dire d’un retour désigné comme un tout autre bord à atteindre, rappelant qu’en un temps reculé le Jourdain lui-même s’était refermé à « pleins bords » (Josué IV, 18), comme une histoire qui précisément dépasse les bornes, suivant la « possibilité même d’errer, d’aller jusqu’au bout de l’erreur, de se rapprocher de son terme, de transformer ce qui est un cheminement sans but dans la certitude du but sans chemin » dit Blanchot9. À l’éloignement de l’origine correspond l’imprévisible de l’avenir. Si dans l’histoire du peuple juif c’est la Terre Promise qui est perdue, l’identité, elle, est scellée par fidélité en ce qui en l’homme est au-delà. « Étranger dans une terre étrange » donc, mais en toute confiance, une citation que reprend d’ailleurs Paul Morand à l’Exode dans son essai consacré au voyage. Quant à Sion, quand bien même elle n’aurait pas lieu, elle reste mémoire10 et promesse. L’une se tourne vers le passé, l’autre vers l’avenir. Mais de déchirement en déchirement, la terre promise n’est que plus loin en avant11. On est loin d’Ahasvérus, le mythe du juif errant condamné à attendre le retour du Christ qui apparaît à la fin du XIIIe siècle dans le Livre de Forme de plait de Philippe de Novare et que l’Europe romantique s’ingéniera plus tard à colporter. Alors que le jour où, à la fin de l’Odyssée, surgit l’image de l’olivier figurant l’immense distance qui sépare le point de départ du point d’arrivée, Ulysse ne peut ni saisir ni appréhender l’immense indifférence à l’inconnu que mesure son itinéraire. Le héros grec se heurte à la limite. « […] À l’exploration passionnée de l’inconnu (l’aventure), il préféra l’apothéose du connu (le retour). À l’infini (car l’aventure ne prétend jamais finir), il préféra la fin (car le retour est la réconciliation avec la finitude de sa vie). »12 écrit Kundera. Αποθέωσις est ici à prendre au pied de la lettre comme la mise du fini au rang des dieux. La nostalgie odysséenne est paradoxalement désir de finitude. En jouant le jeu des oppositions factices, nous pourrions comprendre que la différence entre le fils d’Abraham et l’homme grec, fils d’Ulysse ou d’Aristote, c’est l’impossibilité d’imaginer un Ulysse qui rencontrerait la sortie d’Égypte. Et de ce fait même, la sagesse de l’homme grec c’est de comprendre que l’homme est plus fort que son destin, quand bien même ce destin serait décidé par les dieux (Od. I, 16-17). Une sagesse grecque. 

Alors que le périple d’Ulysse ne le reconduit que chez lui, dans sa patrie et son royaume, sur son île chérie bordée d’une mer « couleur de vin », Ithaque, la migration d’Abraham ouvre le chemin à l’inconnu, ne gardant pour elle-même en tout et pour tout que l’appel du Dieu qu’elle a choisi. De Bersabée à Bersabée, quand bien même l’itinéraire est circulaire, il est un chemin sans retour. Une élection. Elle est l’intrusion de l’infini dans une Histoire qui doit pourtant commencer. La paix (shalom) s’y dépose et c’est l’oubli de l’oubli qui fermerait le cœur à l’immémorial. Parce que si Dieu initie le voyage, il sera également au terme, du moins faut-il le croire. La situation est très différente dans l’Odyssée où le retour dans l’espace, le nostos, figure le retour de la mort à la vie. Est-il d’ailleurs nécessaire de rappeler que dans l’Odyssée, les hommes qui sombrent définitivement dans l’Hadès sont dits précisément « sans retour » (a-nostous, XXIV, 528) ? Pour l’endurant fils de Laërte, même si du temps a passé, cet « Inévitable Glissement du temps »13 dont parle Thomas Hardy, la fin du périple signe la reconquête de sa vie d’avant. Car cet avenir que cherche Ulysse est en vérité son passé. Le héros grec est tout entier tendu vers une restauration. Le prophète biblique est tout entier tendu vers une révélation. Ulysse, lui, se fait reconnaître. Au terme de son erre, renaissance et reconnaissance vont de pair. Il n’y a pas d’intervalle résistant entre l’image qu’il se fait de lui-même, même pleine de mensonges et d’inventions, et l’accomplissement de son destin. Il ne peut pas manquer le réel. La frontière se referme sur elle-même comme dans un mauvais rêve et Odysseus-Ulysse est sauf. Indédouané. Le réel est rabattu à sa place, les choses rentrent dans l’ordre. Le même est rescapé. Si Ulysse est élu ou destiné – il est le seul de ses compagnons à faire retour – c’est d’abord d’être rendu à lui-même. Vladimir Jankélévitch a cette formule remarquable de concision quant à l’expédition d’Ulysse : « le but de l’itinéraire odysséen, c’est le rendez-vous avec soi-même. »14 L’endurance du héros grec est l’effort consciencieux pour rendre l’Autre à lui-même sans altérer la pureté jalouse d’un quant-à-soi persévérant. Qu’importent alors les sortilèges d’éternité de Circé et les douces paroles des ensorceleuses, et que m’apporteront les doux fruits du lotus, si je dédaigne tout autre destin au mien. Je suis le chemin et mon retour s’éprouve comme un présent modifié ou vieilli. L’expédition nous ramènera alors avec la force de l’évidence au point de départ que la mémoire précède et double. « Le temps [lui-même] a des retours »15 écrit Nikos Kazantzakis dans le prologue de son Odyssée. Retour à l’envoyeur. En effet, l’invocation n’est pas un menu détail : l’epos est dédié à la Muse Calliope, fille de Mnémosyne, la Mémoire. « Ulysse, écrit Italo Calvino, ne doit pas oublier le chemin qu’il lui faut parcourir, la forme de son destin : en somme, il ne doit pas oublier l’Odyssée »16 car « le retour est défini, pensé, rappelé : le danger est qu’il puisse être oublié avant d’être advenu. » Rien de tel chez Abraham qui ne sait pas vers quoi il se dirige. Quant au Livre d’Esther, aucun retour ne s’y envisage sinon la fête liturgique qu’il engage. Et précisément, seule l’année liturgique peut se répéter puisqu’elle n’est pas dans l’Histoire. In fine, reste à savoir quelle mémoire assume la postérité ou « combien l’Odyssée contient-elle d’Odyssées ? » Embarquée depuis lors dans la modernité, la littérature n’aura de cesse de jouer avec cette clôture. Si le périple d’Ulysse est fini, sa bibliothèque, elle, semble infiniment ouverte. C’est ainsi que, par exemple, l’Odyssée de Kazantzakis « commence où finit celle d’Homère : le Vagabond rentré à Ithaque, rebondit pour une seconde odyssée infiniment plus périlleuse et plus aventureuse que la première ; les vingt-quatre rhapsodies de Kazantzakis succèdent au vingt-quatrième chant d’Homère. »17 […] « cette nouvelle Odyssée renvoie encore à une autre Odyssée : dans son voyage, le Crétois a rencontré Ulysse : voilà donc qu’Ulysse parle d’un Ulysse voyageant dans des pays où l’Odyssée qui est donnée pour « vraie » ne l’avait pas fait passer. […] Qu’est-ce que l’Odyssée, sinon le mythe de tout voyage ? Pour Ulysse-Homère, la distinction mensonge-vérité n’existait peut-être pas : il racontait la même expérience tantôt dans le langage du vécu, tantôt dans le langage du mythe, tout de même que pour nous chacun de nos voyages, petit ou grand, est par quelque côté une odyssée. »18 Et je rappelle cette formule circonspecte que j’avais proposée à Cerisy, « Odyssée d’Ulysse – infini à la dérive – retour à la littérature »19. Selon l’assertion dérridéenne qui fera de toute littérature une odyssée, l’ouverture au texte est l’aventure, une dépense sans réserve. Pour l’heure, du côté d’Homère, l’Odyssée est un modèle de clôture. C’est en ce sens que Lévinas interprète le héros homérique, a contrario de l’acception commune, comme la figure mythique de l’homme grec et du sujet occidental. En Occident, il est communément admis que la philosophie est la patrie de la pensée. Or, l’idée de Patrie est née en Grèce, tout comme la philosophie. De là à ce qu’Ulysse figure le philosophe et la patrie sera l’éternel retour lui-même. Toute la philosophie grecque tiendrait-elle dans le même solipsisme ? « D’où la nécessité de remonter au commencement – ou à la conscience – apparaissant comme la tâche propre de la philosophie », dit Lévinas : « retour à son île pour s’y enfermer en la simultanéité de l’instant éternel, se rapprocher de la mens instantanea de Dieu. […] La conscience de soi est un chemin du retour. Mais l’Odyssée a été aussi une aventure, une histoire de rencontres innombrables. Dans son pays natal Ulysse revient dissimulé sous des faux dehors. Les discours cohérents qu’il sait tenir dissimulent une identité qui s’en distingue, mais dont la signifiance échappe au flair animal. »20 Lévinas fait ici référence au chant XVII de l’Odyssée lorsque Argos reconnaît son maître travesti en mendiant par Athéna. Pour être fidèle à son maître – sinon pourquoi serait-il reconnaissant ? – Argos ne s’y trompe pas, qui lui consacre son dernier souffle. Passant outre le discours, si Argos reconnaît le maître qu’il a en mémoire, c’est qu’Ulysse est resté le même. Le mouvement (la familiarité) de l’animal donne à penser une permanence21 qu’aucun leurre ne saurait travestir et d’abord qu’Ulysse est le maître.

A contrario de l’Iliade, épopée guerrière qui contient en partie le récit de la guerre de Troie, l’Odyssée est en effet une épopée du retour et de la mémoire, respectivement le nostos et la mnémosyne22. Troie est conquise. Le thème guerrier n’est plus l’argument. Désormais, il s’agit de rejoindre la patrie, de conquérir le retour. Si Troie est le point de départ du voyage et l’île de Calypso la douzième étape de son voyage, l’île des Phéaciens est la dernière étape avant Ithaque, destination finale atteinte au chant XII. Suivra une série d’épreuves de reconnaissance qui rétablira définitivement la royauté du mendiant : successivement la reconnaissance du fils (Télémaque) pour son père puis du père (Laërte) pour son fils, et entre les deux, la reconquête de l’épouse (Pénélope) qui scelle la restauration politique, une royauté qu’il n’avait jamais, au demeurant, véritablement perdue. C’est ce mouvement de reconnaissance à soi que note Ricœur dans un bref chapitre de son Parcours de la reconnaissance23 quand il partage cet itinéraire de la « reconnaissance comme identification » et de la « reconnaissance mutuelle » : « un époux sera reconnu, mais sur cette lancée, un maître sera rétabli dans la plénitude de sa maîtrise. » Ainsi, « le périple autour de la Méditerranée est une odyssée close, et le circuit se bouclera : le voyageur du voyage circulaire, arrivé à bon port, rentre dans sa maison et ferme la porte hermétiquement. » dit Jankélévitch24. Fin du voyage pour le lecteur aussi.


L’hypothèse selon laquelle les fils d’Abraham et les fils d’Ulysse ne partageraient pas le même testament n’est cependant pas à prendre au pied de la lettre. Sans quoi la patrie de la philosophie juive ne serait qu’une lointaine chimère. Jérusalem contre Athènes, Platon contre la Bible, prophète contre philosophe… autant d’oppositions qu’il s’agirait de battre en brèche du moment de la réconciliation du Logos avec son Autre. Il est vrai que l’Europe est gréco-romaine avant d’être judéo-chrétienne. On n’objectera pas davantage à l’histoire de la philosophie qui a construit son Logos dans l’ontologie persévérante du report de l’Autre au Même. Mais on récusera Benny Lévy quand il avance qu’une philosophie juive, c’est-à-dire une philosophie de l’exode, est à penser contre les Grecs. Faisons au contraire le pari que ces deux thématisations peuvent être autre chose que contradictoire. Un témoignage de Lévinas nous conduit  un peu plus avant jusqu’à ce Juif parlant grec. Initialement publié en 1975 dans un recueil en l’honneur du peintre Bram Van Velde intitulé « Celui qui ne peut se servir des mots », puis inséré dans Difficile liberté en 1976 sous forme d’apologue midrashique, le texte témoigne de l’internement du philosophe au stalag XI B de Fallingbostel, situé près de Bergen-Belsen :


« Nous étions soixante-dix dans un commando forestier pour prisonniers de guerre israélites, en Allemagne nazie. Le camp portait – coïncidence singulière – le numéro 1492, millésime de l’expulsion des juifs d’Espagne sous Ferdinand V le Catholique. Nous n’étions qu’une quasi-humanité, une bande de singes […] Et voici que, vers le milieu d’une longue captivité – pour quelques courtes semaines et avant que les sentinelles ne l’eussent chassé – un chien errant entre dans notre vie. Il vint un jour se joindre à la tourbe, alors que, sous bonne garde, elle rentrait du travail. Il vivotait dans quelque coin sauvage, aux alentours du camp. Mais nous l’appelions Bobby, d’un nom exotique, comme il convient à un chien chéri. Il apparaissait aux rassemblements matinaux et nous attendait au retour, sautillant et aboyant gaiement. Pour lui – c’était incontestable – nous fûmes des hommes.

Le chien qui reconnut Ulysse sous le déguisement à son retour de l’Odyssée, était-il le parent du nôtre ? Mais non ! Mais non ! Là-bas, ce fut l’Ithaque et la patrie. Ici, ce fut nulle part. Dernier kantien de l’Allemagne nazie, n'ayant pas le cerveau qu'il faut pour universaliser les maximes de ses pulsions, il descendait des chiens d’Égypte. Et son aboiement d’ami – foi d’animal – naquit dans le silence de ses aïeux des bords du Nil. »25


Sans doute Lévinas ne porte t-il pas Ulysse dans son cœur et ce passage n’augure certes pas d’un quelconque rapprochement entre le héros grec et le peuple d’Abraham. Ajoutons qu’Ulysse ne lui est pas la figure exemplaire de l’homme grec. Ce chien, ironiquement métamorphosé en chien errant, ce n’est pas Argos dit Lévinas, il descend des « chiens d’Égypte ». La réminiscence odysséenne est aussitôt récusée. Mais cette référence aux chiens d’Égypte reste quelque peu mystérieuse. Deux versets de l’Exode sont ici d’un grand secours, d’abord au verset 31 du chapitre 22 où il est dit que la viande d’une bête déchiquetée par un fauve dans la campagne est à réserver aux chiens puis au 7e verset du chapitre 11 qui annonce la mort des premiers-nés d’Égypte : « Ce sera alors, dans tout le pays d’Égypte, une grande clameur, telle qu’il n’y en eut jamais et qu’il n’y en aura jamais plus. Mais chez les Israélites, pas un chien ne jappera contre qui que ce soit, homme ou bête, afin que tu saches que Yahvé discerne Israël de l’Égypte. Alors tous tes serviteurs que voici viendront me trouver et se prosterneront devant moi en disant : « Va-t’en, toi et tout le peuple qui marche à ta suite ! » Après quoi je partirai. » Ce chien sans Logos (sans patrie donc) est témoin silencieux du jour où le peuple hébreu, lui-même traité comme un chien, se défait de l’esclavage. Il est témoin de cette nuit où se prépare l’accession de tout un peuple au statut de peuple libre. Il atteste de la dignité de la personne et c’est en ce sens que l’humanité qu’il reconnaît à une « quasi-humanité » est une amitié. Lévinas conviendrait d’une moralité sans éthique. Ici, la différence entre Argos et ce chien du bord du Nil, c’est la béance incommensurable entre deux conceptions ou deux ordres de l’humanité. Pour l’homme grec, c’est l’appartenance à une cité qui fait l’humanité. C’est pourquoi Lévinas insiste : « Là-bas, ce fut l’Ithaque et la patrie. Ici, ce fut nulle part ». Encore une fois, le détour n’est pas négligeable : la barbarie nazie semble répéter l’expulsion des Juifs d’Espagne ordonnée par Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon et vaut la servitude égyptienne. Ici comme ailleurs, le peuple de l’Alliance reste a-patride. Et pourtant, pour ce chien sans patrie ni philosophie, même réduits à cette indigence extrême des camps, « nous fûmes des hommes. » De quel droit ? De droit naturel. Sa sagesse animale est cette façon d’être moral sans être éthique. Nous comprenons alors que cette singulière réminiscence odysséenne n’incite pas à judaïser outre mesure le héros grec. Elle rappelle surtout que les chiens ne sont pas ceux qu’on croit.

Cette fraternité d’errants dans la dissension est un héritage pour le moins équivoque. Si Ulysse hante la littérature de la Shoah – ou disons la littérature de témoignage –, et j’en parle comme d’un spectre qui fait retour, la valeur de cette commémoration n’est pas sans poser quelques problèmes. Pour les uns, l’évocation du personnage d’Homère s’associe opportunément au courant négationniste. Le Mensonge d’Ulysse de Paul Rassinier est publié en 1950. Citons également Georges Steiner dont les thèses ne sont certes pas négationnistes mais pour le moins ambivalentes. Dans le Transport d’A. H., publié en 1981, c’est Hitler qui exhorte l’humanité à défier le Juif comme Ulysse a bravé les sirènes : « Bâillonnez-le s’il le faut ou bouchez-vous les oreilles, comme le fit Ulysse le marin. Si vous lui donnez la parole, il vous dupera et vous échappera. Ou se trouvera une mort douce. »26 Pour les autres, « le héros aux mille tours » n’est pas si étranger au destin juif qu’il faille le révoquer. Cette « fraternité d’errants »27 selon la belle formule de François Rastier, n’est pas inédite. En 1638, Zachary Bogan publiait un Homerus Hebraizon. Depuis lors, l’Ulysse juif en pays judéophobe28 de Joyce s’est ajouté à un corpus pour le moins impressionnant. Les vingt-quatre heures de l’Ulysse de Joyce et plus tard les quarante-huit heures de l’Invention du monde d’Olivier Rolin répertorient la même prétention catachétique qui est désir sémaphorique d’encyclopédie dit Derrida29. À prendre au pied de la lettre : au cours de son périple contraint, le héros grec a effectivement accumulé un savoir « en-cyclo-pédique ». Autrement dit un savoir mis en Kuklō, « en cercle » ; un tout complet dont le héros a fait le tour et qu’il est prêt à retransmettre dans un récit didactique (paideia). Or, pour le moderne, la perspective eschatologique est insensée. À quoi bon savoir ? – cette question que ne peut pas se poser Damiel, l’ange déchu de Wim Wenders, tant qu’il ne sait pas, est le lamento du moderne. Chez Dante, la mise en Enfer dans la fosse du huitième cercle sous prétexte d’avoir vu « le monde sans habitant qui est par-delà le soleil » livre à la modernité un modèle incrédule à la trajectoire sotériologique du retour au paradis perdu. Le salut du retour supposait une justice divine. Mais pour le moderne, Dieu est mort et l’individu n’a plus de soleil à qui se vouer. Contrairement au modèle homérique, le modèle dantesque préfère le miel de l’oubli au miel du retour. Ithaque sombre dorénavant dans un oubli volontaire, et, avec elle, une fonction archaïque de l’épopée. L’Ulysse de Kundera30 est émigré tchèque sans lieu ni langue frappé d’amnésie. Irena est « émue par cette fraternité nocturne » des émigrés qui « pendant la même nuit, en d’innombrables variantes, rêvaient tous le même rêve. Le rêve d’émigration. »31 François Maspéro, lecteur de Dante, actualise un Ulysse en une Italie fasciste « lourde du silence du passé ». Solal, le personnage éponyme d’Albert Cohen est anti-héros détraqué dans un monde à la fois tout autre et tout indifférent. Dans Belle du Seigneur, sa nekuia est sans répondant puisque son destin est de comprendre qu’il est déjà, précisément avant toute descente, ad infernos. « Chevalier de mer », exilé de sa terre natale, « bloqué entre l’Holocauste et le Temple », l’Ulysse cohénien est contraint à une odyssée sans retour. Sa judéité devient la métaphore de l’homme sans Dieu. Enfin, l’Ulysse de Kazantzakis est tout aussi bien désigné comme le « Meurtrier de Dieu ». C’est avec violence que le héros recommande à ses compagnons d’oublier Ithaque : « dites adieu à l’île, déracinez la patrie. Si vous pouvez, lancez-la derrière vous dans la mer […], car à l’aube nous partons pour le dernier voyage, le Voyage sans retour ! » (II, p. 95) ; « la mémoire dévorait toute entière l’île démantibulée » (III, p. 98). Ulysse renonce au souvenir de la patrie. Il la laisse derrière lui, alors qu’elle se retrouvait devant lui dans la boucle du retour et excitait par le souvenir le désir du nostos. Dieu s’en meurt. Mais chez Primo Lévi32, c’est l’homme lui-même qui agonise. À l’étoile polaire qui indique le chemin au voyageur, à l’étoile de David qui supporte l’espoir, succède l’étoile jaune, l’étoile d’infamie qui indique le chemin de la déportation. Le voyage n’est plus un moyen d’arriver quelque part. Son récit est celui du survivant qui est allé aux Enfers. Primo Levi aventure même une analogie édifiante : « Auschwitz serait la punition des barbares, de l’Allemagne barbare, du nazisme barbare, contre la civilisation juive, c’est-à-dire la punition de l’audace, de la même manière que le naufrage d’Ulysse est la punition d’un dieu barbare contre l’audace de l’homme. »33 Ainsi, Benjamin Fondane qui révèle Ulysse en juif34. Dans sa première version d’Ulysse, celle de 1933, le poète est clivé : « Juif, naturellement, et cependant Ulysse », mais dans la deuxième version la réticence cède à l’identité : « Juif, naturellement, tu étais juif, Ulysse. »35 On le voit, l’oxymore a du mal à tenir en place. L’Ulysse juif se fait au prix d’une symétrie boiteuse. Et d’ailleurs l’oxymore n’est pas pour autant révoqué. Quant à cette double détermination, l’une n’est pas la cause de l’autre, n’est pas non plus son itération. Et pourtant, voilà que dans ses cauchemars les plus monstrueux, le Juif déporté rêve à Ulysse. En ces temps sombres parmi les sombres, voilà que le déporté préfère Ithaque à Jérusalem.

À la frontière de la nuit, le narrateur de Si c’est un homme livre à son compagnon de malheur un étrange commentaire de texte de l’Enfer de Dante : 


« … quella compagna Picciola, dalla qual non fui diserto », mais je ne me rappelle plus si ça vient avant ou après. Et puis le voyage, le téméraire voyage au-delà des colonnes d’Hercule, que c’est triste, je suis obligé de le raconter en prose : un sacrilège. Je n’en ai sauvé qu’un vers, mais qui mérite qu’on s’y arrête : … « Acciò che l’uom piú oltre non si metta. »


… Afin que nul n’osât se hasarder plus loin. Pourquoi préférer l’Ulysse de Dante à celui d’Homère ? Parce que le héros dantesque est puni d’avoir été trop loin, déporté ? Ce n’est plus la porte du levant que franchit Ulysse et qui assimile l’Odyssée à une exploration des portes de la mer (XII, 259) mais la porte du couchant qui est sans retour. Voilà ce qui s’appelle une déportation. Et pourquoi donc se remémorer tel épisode en de pareilles circonstances ? N’y voyons pas d’innocence. S’interroger sur le choix du modèle dantesque mérite au moins autant d’attention que le fait même d’une quelconque récitation. Parce que dans la récitation, la remémoration autorise un retour inaliénable au texte. « Quand le texte est la patrie, écrit Steiner, même quand il est enraciné uniquement dans la remémoration exacte  et la quête d’une poignée de vagabonds, de nomades du mot, il ne saurait s’éteindre. »36 Cette textualité toute en mémoire est tragique de s’exiler de l’action mais heureuse de reconquérir une patrie. Le texte est la survie. Le hors-texte, l’oubli, la mort, le non-retour. Nous comprenons aussi pourquoi l’écriture et le témoignage permettront au survivant de fixer une limite à la barbarie sans rien épargner au mal. Circonscrire au lieu de former encyclopédie. C’est aussi en ce sens qu’il faut « vivre pour raconter ». C’est pareillement en figurant une limite ultime odysséenne, un point de non retour que Lévi, dans Les Naufragés et les rescapés (I Sommersi e i salvati, 1986), quarante ans après Auschwitz, désigne le point culminant de l’horreur que furent, en Europe, les fours crématoires – autre « vérité à face de Méduse » (una verità dal volto di Medusa)37. Ce n’est plus la cheminée fumante de Du Bellay ni l’âtre refroidi de Tennyson, c’est la Gorgone enfumée :


Noi sopravvissuti siamo una minoranza anomala oltre che esigua : siamo quelli che, per loro prevaricazione o abilità o fortuna, non hanno toccato il fondo. Chi lo ha fatto, chi ha visto la Gorgone, non è tornato per raccontare…38


Réminiscence de la Gorgeiè kephalè à la fin de la nekuia homérique ? Dans l’ordre de l’autobiographie, comme dans celui de l’épopée, on ne peut faire retour et raconter qu’à condition de ne pas avoir vu la face de Méduse, ne pas avoir franchi la limite ultime, le point au-delà duquel il n’est pas de retour possible. Si nous nous souvenons bien de l’Odyssée, c’est sur la berge extérieure de l’Océan qu’Ulysse doit se rendre pour évoquer l’âme du devin Tirésias et s’exposer par cette transgression au surgissement redouté de la Gorgeiè Kephalè, la tête de Méduse39. L’expédition au pays des morts s’aventure en géographie mythique des lointains (peirata : « les confins, XI, 13) et se présente comme un voyage, non pas sous terre, mais bien sur terre, au-delà du fleuve frontière (XI, 13 sqq). Ce lieu de la révélation possible du visage énigmatique de la Gorgone est la borne définitive sur laquelle vient buter le voyage odysséen.


« J’aurais bien voulu voir les héros des vieux âges, Thésée, Pirithoos, nobles enfants des dieux. Mais avant eux, voici qu’avec des cris d’enfer, s’assemblaient les tribus innombrables des morts. Je me sentis verdir de crainte à la pensée que, du fond de l’Hadès, la noble Perséphone pourrait nous envoyer la tête de Gorgo, de ce monstre terrible… Sans tarder, je retourne au vaisseau ; je m’embarque et commande à mes gens d’embarquer à leur tour, puis de larguer l’amarre. »40


Ulysse n’ira pas au-delà ; à la fin de la nekuia, il fera retour chez Circé, avant d’aborder Ithaque. D’un bord au même. La Gorgone articule ainsi une frontière géographique imaginaire à une limite ontologique ultime, celle-là même qui distingue dans la littérature grecque le monde des vivants de celui des morts. Si Ulysse avait franchi cette limite, il eût basculé « sans retour » de l’autre côté de la vie, ce point au-delà duquel nul retour n’est possible. Primo Levi le dit très bien dans une note à la version théâtrale de Si c’est un homme : « nous espérions non pas vivre et raconter, mais vivre pour raconter. C’est le rêve des survivants de toutes les époques, du fort et du lâche, du poète et du simple, d’Ulysse et du Ruzzante. »41 Au Lager, dit le témoin, les limites ne sont pas les colonnes d’Hercule, ce sont les barbelés : au-delà, c’est la mort. « C’est, commente le narrateur, rompre un lien, se jeter délibérément sur un obstacle à franchir ; nous la connaissons bien, cette impulsion. »42 La désespérance du témoignage, c’est l’impossibilité pour le survivant du Lager de rapporter à ses contemporains la vision ultime et terrifiante qui commence derrière la porte de la chambre à gaz, cette porte flanquée d’un terrifiant gorgoneion. C’est l’impossibilité de ne pas transformer une échappée en suicide. Sans rationalisation historique ni théologie a posteriori qui justifierait de quelque façon Auschwitz, le seul espoir de Si c’est un homme est de recevoir mission des victimes, au nom de tous les hommes. L’Ulysse Periagon de Georgi Tenev dira de la même façon l’a-dieu : « Ils deviennent lointains/ tous les coins proches/ Et l’ombre/ de Méduse/ descend/ sur/ le bateau,/ et le nuage/ de la Chimère obscurcit/ les ondes/ sous/ les rames. »


L’Appel à Ulysse


Si Ulysse est familier au déporté, c’est d’abord de lui rappeler ce qu’une errance séculaire lui a toujours refusé, la patrie. A-patride mais philosophe, fort ou lâche, poète ou simple, l’anaphore d’un Juif parlant grec dans la littérature des camps initie la piste d’une secrète parenté entre le prophète biblique et le héros d’endurance, entre le temps et le mythe. Sur le chemin des camps, ce n’est certes plus l’Ulysse antique des aèdes mais le héros d’une errance tragique, victime d’un « Dieu barbare », désespérant de raconter le survivant en dénombrant les disparus. L’amalgame des modèles homérique et dantesque permet l’allégorie d’un salut à la fois oublieux et soucieux de mémoire. Façon d’associer la destination d’Ulysse à la destinée de l’homme. De la même façon, Pourim, cette histoire qui revient de loin et qui « vaut toutes les fêtes juives »43, avait la vertu de reconnaître une mémoire déjà fixée. Au-delà de la fin, puisse le survivant témoigner d’Esther contre Hitler qui, connaissant mieux le Rouleau qu’Aman, annonçait qu’il n’y aurait pas de second Pourim. Et les juifs de se rappeler que si Hanoukka était le miracle, Pourim, la fête des sorts, était la chance. Paroles de vérité et de paix : ces jours d’extermination ne disparaîtront pas parmi les Juifs. Leur souvenir ne s’effacera pas du milieu de leurs descendants. Aux héritiers de la mémoire de s’en faire les témoins. En voyageant ainsi avec Ulysse, le déporté appelle secrètement un retour qui serait une réconciliation avec la finitude de sa vie. Surtout que ce voyage aux Enfers se solde par un retour à la vie d’avant dans la paix, du moins d’aller quelque part, ne serait-ce qu’au-delà. Ulysse donc, un temps, ce qu’il n’a jamais cessé d’être, un compagnon de route. Ce que c’est de parler grec. Ce que c’est que d’être un homme.



Olivier Sécardin





Notes

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[1] Emmanuel Lévinas, À l’heure des nations, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. Critique, 1988, p. 21.

[2] Ibid., p. 19.

[3] Hadassa (myrte) est le second prénom d’Esther qui laisse donc dans son sillage comme le parfum de la tradition des Patriarches (Abraham, Isaac et Jacob).

[4] Emmanuel Lévinas, Op. cit., p. 24.

[5] Ibid., p. 39.

[6] Les Hébreux eurent à subir un premier exil en Égypte, suivi d'un exode miraculeux couronné par le don de la Tora, avant de s’installer dans le Pays d’Israël où David devint roi ; son fils, Salomon, y fit construire le Premier Temple. Le périple se poursuivit avec l'exil en Babylonie, le retour et l'édification du Deuxième Temple dont la destruction initia le début d’un exil plus endurant.

[7] Jonas sait mieux que quiconque que l’élection est toujours au plus près de la fuite. 

[8] Sur l’Alliance conditionnelle, Exode XIX, 5.

[9] Maurice Blanchot, De Kafka à Kafka, Paris, Gallimard, 1981, p. 122.

[10] Psaumes, CXXXVII, 5-6.

[11] Maurice Blanchot indique une lecture un peu similaire : « Or, Abraham, en sacrifiant son fils unique, doit sacrifier le temps, et le temps sacrifié ne lui sera certes pas rendu dans l’éternité de l’au-delà : l’au-delà n’est rien d’autre que l’avenir, l’avenir de Dieu dans le temps. L’au-delà, c’est Isaac. », De Kafka à Kafka, Op. cit., p. 100.

[12] Milan Kundera, L’Ignorance, Paris, Gallimard, 2003, p. 14.

[13] Thomas Hardy, Le Retour au pays natal, Paris, Les Éditions du Rocher, 1990.

[14] Vladimir Jankélévitch, L’Irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, 1974, p. 302.

[15] Nikos Kazantzakis, Odyseia, Athènes, Pirsos, 1938 / L’Odyssée, trad. Jacqueline Moatti, Paris, Plon, 1971, p. 31.

[16] Italo Calvino, « Les Odyssées dans l’Odyssée », La Machine littérature, Paris, Seuil, 1993, p. 96.

[17] Ibid.

[18] Ibid., p. 101.

[19] Olivier Sécardin, « Retour d’Ulysse en Cohénie », Albert Cohen dans son siècle, sous la direction de Alain Schaffner et Philippe Zard, Paris, Éditions Le Manuscrit, 2005, p. 354.

[20] Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, Le Livre de Poche, 2004, p. 125, 129.

[21] Et chez Calvino, « comme si la continuité de l’individu ne se manifestait qu’à travers des signes perceptibles par les animaux », « Les Odyssées dans l’Odyssée », Op. cit., p. 98.

[22] L’épopée est d’ailleurs dédiée à la Muse, fille de Mnémosyne, la mémoire. L’épopée commence avec son invocation.

[23] Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, Trois études, Paris, Gallimard, 2005, p. 126.

[24] Vladimir Jankélévitch, Op. cit., p. 300.

[25] Emmanuel Lévinas, Difficile liberté, Essais sur le judaïsme, Paris, Albin Michel, 1963 et 1976, p. 233-235.

[26] Georges Steiner, Le Transport d’A. H., Paris, Julliard, 1981, p. 60.

[27] François Rastier, Ulysse à Auschwitz, Primo Levi, le survivant, Paris, les Editions du Cerf, 2005, p. 40.

[28] M. Deasy à Stephen : « On dit que l’Irlande est le seul pays qui puisse s’enorgueillir de n’avoir jamais persécuté les juifs. Saviez-vous cela ? Non. Et savez-vous pourquoi ? Il fronçait dans la lumière riante un austère sourcil. – Pourquoi monsieur ? demanda Stephen qui essayait un sourire. – Parce que, dit M. Deasy pompeusement, elle ne les a jamais laissés entrer. », James Joyce, Ulysse, Paris, Gallimard, 1929. 

[29] « Le cercle ulysséen de l’encyclopédie », Jacques Derrida, Ulysse gramophone, Paris, Galilée, 1987, p. 97-98 et Marthe Robert, L’Ancien et le nouveau, Paris, Grasset, 1983.

[30] Milan Kundera, Op. cit.

[31] Milan Kundera, Op. cit., p. 21.

[32] Primo Lévi, Si c’est un homme, Paris, Presses Pocket, 1988.

[33] Entretien avec Daniella Amsallem, cité par Myriam Anissimov dans Primo Levi, ou la tragédie d’un optimiste, Paris, Le Livre de poche, 1996, p. 316.

[34] Remarquons bien qu’Ulysse est d’ailleurs la plus importante figure mythique à avoir fait l’objet d’un traitement chrétien, comme l’indique l’article « Christianisme et mythologie » du Dictionnaire des mythologies d’Yves Bonnefoy, qui donne le détail de l’appropriation du mythe par les Pères de l’Église. « Christianisme et mythologie », dans le Dictionnaire des mythologies, Yves Bonnefoy, t. 1, Paris, Flammarion, 1979, rééd. Mille et une pages, 1999, pp. 314-317.

[35] Benjamin Fondane, Mal des Fantômes, Paris, éd. Plasma, 1980, p. 25.

[36] George Steiner, « Notre patrie, le texte », De la Bible à Kafka, trad. De l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Bayard, 2002.

[37] Primo Levi, I Sommersi e i salvati, Opere, volume primo, Torino, Giulio Einaudi editore, 1958, rééd. 1987, p. 689. / Les Naufragés et les rescapés, trad. André Maugé, Paris, Gallimard, coll. Arcades, 1989, p. 53. 

[38] « Nous, les survivants, nous sommes une minorité non seulement exiguë, mais anormale : nous sommes ceux qui, grâce à la prévarication, l’habileté ou la chance, n’ont pas touché le fond. Ceux qui l’ont fait, qui ont vu la Gorgone, ne sont pas revenus pour raconter… » Ibid., p. 82 ; texte italien p. 716.

[39] En particulier, Sylvain Détoc, Méduse, Paris, Éditions du Rocher, coll. Figures et mythes, 2006.

[40] Homère, Odyssée, trad. Victor Bérard, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1955, XI, 630-638, p. 711-712.

[41] Primo Levi, « Note à la version théâtrale de Si c’est un homme », L’Asymétrie et la vie, Articles et essais 1955-1987, Paris, Robert Laffont, 2004, p. 55.

[42] Primo Levi, Si c’est un homme, Op. cit., p. 175.

[43] Rappelons les initiales de Pourim en hébreu : P pour Pessah, Vav pour Vesoukot, Resh pour Rosh Hashana, Youd pour Yom Kippur, Mem pour Matan Torah. Ce qui signifie que Pourim seul est égal à toutes les fêtes juives.