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« Retour d’Ulysse en Cohénie »

Actes du colloque international de Cerisy-la-salle, Albert Cohen dans son siècle, dir. Philippe Zard et Alain Shaffner, 2005, p. 333-354.





Le périple autour de la Méditerranée est une odyssée close, et le circuit se bouclera : le voyageur du voyage circulaire, arrivé à bon port, rentre dans sa maison et ferme la porte hermétiquement. Mais notre croisière dans le temps est ouverte sur l’infini. Et par conséquent notre circuit dans l’espace restera entrouvert […] Le but de l’itinéraire odysséen, c’est le rendez-vous avec soi-même ; ayant franchi tous les obstacles, dédaigné la fleur de lotus conseillère d’oubli, refusé les sortilèges de Circé, abandonné à leur sort les ombres désolées de ceux qui ne sont plus, fait la sourde oreille au chant des ensorceleuses et aux douces paroles de la nymphe amoureuse, le nostalgique était parti à la rencontre de sa jeunesse et de son passé. Après l’illusoire spatialisation du temps, la temporalisation de l’espace nous confronte au retour avec nos déceptions et avec la vérité.

Vladimir Jankélévitch, L’Irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, 1974, p. 300-302.


Dans les limites de la culture occidentale, Ulysse est récurrent. Dire qu’il est récurrent ne signifie pas pour autant qu’il est permanent. Quand bien même il le serait, la permanence du mot n’est pas suffisante à la validation de l’existence de la chose1. Ulysse n’est pas ab aeterno. Il n’appartient certes pas à toutes les cultures. Ulysse n’appartient pas non plus à Homère et le critique sait que le héros préexiste au poète. Seulement, il faut confesser une insuffisance : nous ne connaissons pas de grand récit antérieur à Homère. Si d’une part chaque occurrence constitue une actualisation et que d’autre part le mythe comme le concept ne peuvent s’établir qu’à partir de la répétition, il faut convenir que le mythe d’Ulysse se constitue et se représente par la somme de ses textes. En suivant Lévi-Strauss, « un mythe se compose de l’ensemble de ses variantes »2. En outre, dire que c’est la diachronie qui dispose la série « Ulysse » ne soulage pas de la peine de savoir quel temps la dispose ni de quel temps elle dispose. Cela signifie que le mythe d’Ulysse n’est pas un objet textuel a priori ou réaliste mais qu’il fait mémoire. À y regarder de plus près, Ulysse n’est d’ailleurs pas un mythe stricto sensu3. Il s’agit bien d’un récit et d’un temps suffisamment reculé, celui de l’après guerre de Troie, pour faire anamnèse mais la fonction étiologique fait défaut. Le récit des aventures d’Ulysse n’explique ni le monde ni son origine. Mythe est ici employé par commodité. Dire en outre qu’Ulysse revient4 n’est pas légitime à moins d’en faire un paradigme : ce n’est pas le même Ulysse qui revient5 ou, pour le dire en d’autres mots, le retour d’Ulysse n’est semblable qu’à lui-même. Et partant, infiniment différent. Selon la leçon de l’Anthropologie structurale, son texte est une variable déterminée par sa réception, qui renvoie au monde possible de son public et y forme un domaine d’altérité. En découpant de façon opératoire le texte « Ulysse » selon chacune de ses occurrences considérée comme un texte de plein droit – l’Ulysse de Du Bellay ne serait pas moins légitime que l’Ulysse de Dante, de Joyce, de Picasso6, de Blanchot ou de Carlos Liscano – la littérature comparée construit un corpus Ulysse comme un texte de textes à double jeu : soit que la labilité du signifiant renvoie à la permanence d’un signifié, soit que les turbulences du signifié assure une certaine persévérance du signifiant. Nous dirons donc que cet Ulysse dont on ne sait plus très bien si il est un texte, un macrotexte ou un mythe fonctionne selon d’une part, un contexte particulier qui est représenté par les conditions de production et de réception, le contexte pragmatique dans lequel il se produit, les modalités d’énonciation qui le produisent, etc. ; d’autre part, un contexte culturel qui est donné par l’ensemble des textes qui appartiennent à la synchronie du texte considéré et qui composent le texte culturel général.

Ulysse représenté – édité – transmis – devenu ainsi contexte d’usage et texte exemplaire7 conditionne notre aptitude – la compétence individuelle affrontée à l’horizon de compétence – à trouver de la ressemblance, c’est-à-dire à augmenter le comparable de son corpus. Cela dit, si la comparaison ne peut être confondue avec la répétition, elle ne peut s’établir qu’à partir de celle-ci, en présupposant une mémoire. À cette condition, mais j’y reviendrai, la littérature comparée peut accomplir la jonction de la structure et de la matière à partir de laquelle se construit la cohérence d’un monde pluriel où la comparaison ne manque pas de principe.


Ulysse prototype est écho et précurseur, télescopage d’«avant » et d’«après », éclat de la succession, possibilité indéfini de discours. Si Ulysse est un partage des grands romans modernes, Solal, le héros d’Albert Cohen n’en est pas là. L’Ulysse8 de Joyce en 1922, la Naissance de l’Odyssée de Giono en 1925, l’Odyseia9 de Kazantzakis en 1938, Il Disprezzo10 de Moravia en 1954 se produisent dans un intervalle de trente ans. Belle du Seigneur est publié en 1968 mais est conçu dès les années trente. La concentration est pour le moins inhabituelle, postérieure de vingt-huit siècles au terminus a quo. Or, l’Ulysse n’est pas le seul horizon commun de ces textes, l’attribution de modernité leur est également connexe et peut-être même davantage notable. Cette convocation n’est pas innocente. Depuis Cervantès, Fielding, Diderot, Sterne, la modernité a pris l’habitude d’être déceptive : elle signifie une appartenance au monde vécue sur le mode du doute. Elle est une monstration des liens arbitraires qui unissent les mots aux choses dont le roman européen s’est fait le spécialiste, en deuil de l’épopée. Désormais, appelé comme le Quichotte par un lointain qui se refuse et un proche qui n’est plus familier11, le héros moderne est nostalgique. L’aller, s’il permet un retour dans l’espace, ne permet pas un retour dans le temps. Une certaine modernité dit ainsi l’impossibilité du retour dans le temps plutôt que dans l’espace et sa douleur, étymologiquement la nostalgie. La vérité de l’odyssée moderne, c’est la vérité qui cache qu’il n’y en a pas : la déception est vraie. La modernité est l’odyssée de ce retour qui devrait être la cure de la nostalgie, mais qui ne peut pas l’être.

Pour le moderne, le recours à Ulysse signifie la dissonance : l’impossibilité de vivre le texte archaïque et son symbole, sa dissolution dans l’anti : l’anti-épique, l’anti-nature, l’anti-roman, l’anti-héroïsme. L’odyssée du moderne est un aller sans retour : un désespoir de l’exil.12


I : Le Jeu des écritures ou l’odyssée intertextuelle.


Si les lectures de jeunesse fonctionnent comme les indices de sens de ce qui préfigure, dans le discours, la représentation à venir, elles sollicitent une mémoire culturelle. Il ne s’agit pas d’une détermination de type génétique selon le schéma texte de départ → texte d’arrivée qui ferait de l’un cause de l’autre. La lecture de jeunesse est bien plutôt un fil d’Ariane qui désigne moins une hypotextualité qu’une intertextualité dont la mesure est la « chambre d’échos » de la bibliothèque personnelle ou du musée imaginaire13. Chez Cohen comme chez tout lycéen français du début du XXe siècle, ce transit est assuré par les classiques : Homère, Virgile, Ovide, Dante, Du Bellay, Shakespeare, Fénelon ou Baudelaire. La figure d’Ulysse informe en anaphore ce corpus : les Tristes14 dont se souviendra Du Bellay et les Pontiques15 chez Ovide, la Divine Comédie16 chez Dante, le « Sonnet XXXI » des Regrets dont se souviendra à son tour le poète grec Séféris17, les Antiquités de Rome et Défense et Illustration de la Langue française chez Du Bellay, Troïlus and Cressida18 chez Shakespeare,  enfin « le Voyage » des Fleurs du Mal19 chez Baudelaire, lecteur de Tennyson. Dans tous ces textes, Cohen a rencontré un signifiant « Ulysse » qui dès lors a pu s’élaborer comme relais de la signification. Quand bien même Cohen n’aurait lu ni l’Odyssée ni aucun de ces textes, en Occident moderne, il n’est pas nécessaire d’avoir lu Homère pour connaître Ulysse. En retour, il n’est pas plus suffisant d’avoir lu Homère pour connaître Ulysse. La production ou la mémoire du héros antique n’ont pourtant pas suscité un grand enthousiasme du côté de la critique. Cohénienne. Jacob, Énée, Thésée, Don Juan, Roméo et Juliette, Faust remportent depuis trente ans la faveur de la critique. Dans l’indifférence générale, Ulysse-Homère est réduit à quelques remarques impressionnistes qui suggèrent plus qu’elles n’expliquent et qui, tant s’en faut, engagent finalement à se demander si Cohen a lu et usé d’un quelconque texte Ulysse. Ainsi, dans son « Avant propos » à l’édition de Belle du Seigneur en Pléiade, Christel Peyrefitte évoque une obscure parenté avec la geste homérique :


Héros singulier qui passera deux fois la frontière dont on ne revient pas, personnage solitaire à la recherche de l’absolu, Solal ne peut être revendiqué ni par le monde des vivants ni par le monde des morts. […] Solal a la beauté insolente des héros d’Homère, lui qui peut mourir et se lever, lui qui peut oublier sa vie passée parce qu’il est d’autres vies à venir et qui, reprenant le départ, a le pouvoir, lui, de regarder le soleil « face à face »20.


La comparaison n’est pas assumée, « beauté insolente » n’est pas davantage manifeste. Ulysse n’est pas mentionné, il n’est d’ailleurs pas le seul héros homérique, tout au moins est-il le plus familier au moderne. La conjecture de Peyrefitte dissimule mal inférence et conjonction de trois topoi : le thème de la descente aux Enfers – nekuia et descensus ad infernos, le motif solaire, enfin le thème de la migration. Aucun de ses thèmes n’est propre à l’épopée homérique et à ce que nous désignons comme univers de discours Ulysse. Dans le répertoire de la mythologie grecque, les figures d’Orphée, d’Hercule ou de Thésée expérimentent toutes aussi bien la descente aux Enfers et Pierre Brunel note que « la nekuia est fragment d’un mythe (le mythe d’Ulysse) ; d’un autre côté, elle est transcendante à ce mythe puisqu’elle se retrouve ailleurs »21. La relation avec la geste homérique est ainsi posée sans se justifier autrement que par l’allusion. Tout aussi peu explicite est le mot de Jacques Gaillard : « Pagnol le virgilien et Cohen l’homérique »22. Certes, la mise en parallèle des deux auteurs est motivée par des circonstances biographiques. Depuis l’entrée en troisième A1 au lycée Thiers en 1909, Cohen et Pagnol se sont liés d’une profonde amitié. Tous deux ont certes lu Virgile23 mais ont-ils lu Homère ? Dire que Pagnol est virgilien et Cohen homérique est-ce signifier que Pagnol est à Virgile ce que Cohen est à Homère ou que Virgile est à Pagnol ce que Homère est à Cohen ? Cohen serait-il homérique d’avoir lu Homère ? ou simplement d’être comme Homère ? Le signifié de la relation reste problématique, « chambre d’échos » de ce qui ne répète pas 24. Confrontée au soupçon intertextuel, l’interprétation doit se rabattre sur l’empirique des indices de sens. Au vertige du sans fin des opérations possibles se substitue l’observation des marqueurs des procédures d’embrayage et de débrayage énonciatif. Du côté des éléments de la lisibilité discursive donc, le personnage, parce qu’il représente lui-même une polysémie complexe définie par les relations qu’il entretient avec les autres personnages, occupe une position particulière.


1) : Dans l’ombre de l’épopée, la communauté des Valeureux instruit l’univers cohénien d’un éclairage antique. Le nom même des Valeureux25 indique la perspective d’une mémoire épique26 et d’un long périple dont le titre initial devait être la Geste des Juifs. Les cinq cousins – « grands discoureurs »27 – sont les personnifications d’autant de vertus : Saltiel symbolise la prudence et la sagesse, Mangeclous la ruse et l’éloquence, Michaël la force physique et l’endurance, Mattathias l’économie, Salomon l’innocence. Entre les cinq cousins, la relation n’est pas d’équilibre : Mangeclous est le personnage central, le seul à être éponyme. Il est un « grand discoureur » devant l’éternel, virtuose dans l’éloquence28 de soi-même, c’est-à-dire dans le récit de ses aventures. Mangeclous est un narrateur qui semble bien avoir hérité de la verve d’Odysseus. De même que le roi d’Ithaque est surnommé « père des menteurs »29 – qualité dont le gratifie le porcher Eumée à la suite du récit de son nostos (IX-XII), Mangeclous est appelé « Bey des menteurs et Père de la Crasse, […] homme habile et miséreux, pourvu d’une faim et d’une soif célèbres dans tous les ports méditerranéens. Les gens de Céphalonie le surnommaient encore le Capitaine des Vents…30 Du moment de leurs récits, Mangeclous comme Ulysse sont en performance. Car enfin pourquoi raconter tant d’histoires si ce n’est pour séduire ? Ce n’est pas toujours le cas, mais la question qui se pose à l’un comme à l’autre est d’ordre éthique, c’est celle du séducteur rattrapé par le soupçon de mensonge qui « donne l’apparence de vérités » (XIX, 203) et du « fourbe discours » qui est l’apparat du sophiste : dans les deux cas, un succédanée du travail de la fiction. Question de survie. Mangeclous, consacré menteur – double et duplice – de souffrir d’un manque d’appartenance, n’a plus qu’à multiplier les identités d’emprunts, les identités feintes, les travestissements. Littéralement, il en fait son métier :


Mangeclous avait d’innombrables métiers. Il s’était acquis une brillante réputation de médecin et avait mis en vers les propriétés médicinales de la plupart des légumes et des fruits.[…] Il était, de plus, oculiste, savetier, guide, portefaix, pâtissier, gérant d’immeubles, professeur de provençal et de danse, guitariste, interprète, expert, rempailleur, tailleur, vitrier, changeur, témoin d’accidents, fripier, précepteur, spécialiste, peintre, vétérinaire… raconteur stipendié d’histoires joyeuses.31


Pot-pourri comique de compétences, fricassé de rusés – il appartient au type du panourgos –, éloquent, séducteur, équivoque, Mangeclous est «ingénieux »32. Il est celui qui, par l’esprit créateur, parvient à déjouer les pièges de la nature. Ulysse et Mangeclous sont des ingénieurs polymechanos. C’est cette qualité essentielle que Gabriel Audisio33 retient chez « l’homme aux milles ressources » qui déjoue les forces naturelles, qui aveugle Polyphème et qui s’attache au mat de son navire pour échapper aux sirènes. L’esprit positif de la mètis est l’usage de l’objet qui ne ruse pas, l’intelligence avisée qui corrobore l’esprit créatif de l’ingénieur. Chez Cohen, avec Solal, Mangeclous est le héros bifide de la compétence et de la performance. Il est au ghetto de Céphalonie ce qu’Ulysse est à ses compagnons de voyage. Il est l’écho d’un Ulysse familier d’une île dont on ne sait plus très bien si elle est la Céphalonie ou le rêve de la terre perdue : la Corfou natale de l’écrivain ou le rêve de la terre promise ou l’Ithaque du retour d’Ulysse. Pourquoi, dans la perspective d’une réminiscence de jeunesse, avoir choisi Céphalonie plutôt que Corfou ? À en croire la toponymie cohénienne, « tout se passe comme si, par la référence aux Phéaciens, « chéris par les dieux », Cohen voulait conférer à son texte une ambiance paradisiaque aux origines mythologiques. »34 Si Troie est le point de départ du voyage et l’île de Calypso la douzième étape de son voyage, l’île des Phéaciens est la dernière étape avant Ithaque, destination finale atteinte au chant XII. En une nuit, le navire magique des Phéaciens – « sans rames ni gouvernail » y ramène Ulysse endormi. Au début du chant XIII, Ulysse fera la preuve de sa valeur en subissant une série d’épisodes de reconnaissance. Quant aux Phéaciens, l’Odyssée suggère que le pays n’existe plus, perdu d’une disparition sans autre trace que la métamorphose : un oracle leur avait prédit que leur pays serait enfoui sous une montagne et le navire qui a amené Ulysse est transformé en rocher au moment où il dépose son passager. Ainsi, dans les Valeureux, Ulysse devient un lointain héritage culturel. Cohen évoque « le muret qui surplombait les bains de Nausicaa. »35 Mangeclous découvre les sites pittoresques des aventures odysséennes comme « l’écueil d’Ulysse » : « Au loin, contre l’écueil d’Ulysse, des dauphins gambadaient en bande écolière. […] Odorante de vie, commencement du monde, palpitante, si belle, sa mer Ionienne. »36 La Cohénie n’est plus un territoire référentiel mais imaginaire et symbolique où la convocation de fragments d’un ensemble poétique venu de l’Antiquité signale la primauté de la connotation sur la dénotation de sorte que le signifiant Ulysse s’insère dans  un mode de renvoi oblique et allusif qui n’est ni l’origine de l’énoncé ni son signifié mais un point d’écho parmi d’autres.


2) : Le personnel féminin à l’œuvre n’est certes pas moins en reste. On y rencontre d’ailleurs une Pénélope, femme du ministre grec Kanakis et de grande dynastie qu’Adrien sollicite : « Oui, un coup de fil à cette chère Pénélope, épouse Kanakis, ça se devait. »37 Non sans humour, cette « sale Pénélope » s’apparente à la figure de la fausse confidente pour Ariane. Pour un peu, elle l’étranglerait38. Puis à Genève, mépris mondain : « Hier, dans la rue, la Kanakis l’avait regardée avec curiosité, sans la saluer. »39 Voilà donc une Pénélope mariée acquiescant tout le mal que dit Ariane d’un Solal-Ulysse. Difficile cependant de mesurer la valeur de cette onomastique qui, privée de marqueurs autres que le simple nom, n’autorise probablement pas plus qu’un clin d’œil de la part de Cohen. En revanche, Aude et Ariane ne font pas défaut du côté du signifié qu’elles livrent. Ainsi, sur les bords du lac Léman, Solal « chevalier de mer et redresseur de torts »40 surprend Aude pendant son bain de soleil. Installé dans un temps poétique, le paysage maritime fournit un rythme naturel aux protagonistes. L’indéfini de la caresse d’Éole, le cache-cache des couleurs et le jeu des formes fournissent les éléments de ce locus amoenus. Le temps d’une inconscience, les protagonistes s’abandonnent au vouloir de la nature. La rencontre entre Aude et Solal en appelle une autre, mythologique, celle de Nausicaa, fille d’Alcinoos, la « vierge aux bras blancs », et Ulysse41 qui « ressemble aux dieux des champs du ciel », « rayonnant de charme et de beauté », auréolé de « boucles de cheveux aux reflets sombres d’hyacinthe ». Solal se levant « aux premiers rayons du soleil buvant à longs traits la brume », et sitôt dans le lac tandis que le soleil joue « obliquement dans l’eau » et c’est l’effroi, « des boucles noires, ruissellent et un dieu s’élève hors de l’eau. Elle voit les perles d’eau sur l’or bruni de Solal gonflé de force précise. Elle voit le jeu des muscles de Solal, serpents enlaçant leurs rondeurs inégales. »42 Aude « miraculeusement surgie », alors que « sur le fond sombre du ciel, des dieux d’artifice poursuivaient de lumineuses déesses »43, s’apparente à la Nausicaa du chant VI de l’Odyssée, fille du roi Alcinoos vouée à un amour sans espoir pour Ulysse, elle-même comparée à l’Artémis chasseresse. En contre-jour à Aude et semblable à Ulysse entouré de cette enveloppe de mystère que lui confère la déesse Athéna, Solal « boit la brume ». La métaphore zoomorphique reste pourtant problématique. Faut-il comprendre cette métaphore comme suggestion de la proximité dangereuse qu’entretient Solal avec la nature, simple motif esthétique ou allusion moins explicite au drame de Laocoon et à la chute de Troie intra-muros qu’Énée raconte à la reine Didon dans le chant II de l’Énéide ? Cohen a certes lu l’Énéide44 et la conjonction du thème marin, de la métaphore zoomorphique et de l’arrière-plan mythologique semble inciter l’interprétant à une telle lecture, mais est-elle pour autant cohérente ? Son initiative consiste à élaborer une conjecture sur l’intention du texte. Entre l’inaccessible intentio auctoris et l’intentio lectoris, l’intentio operis ne peut pas non plus se réduire à un sens littéral qui serait un degré zéro du sens. En l’absence de répété textuel et d’homogénéité des niveaux sollicités (texte, intertexte, contexte), l’interprétation n’est pas suffisante. Quand bien même elle le serait, son signifié resterait problématique et s’insèrerait difficilement dans la perspective d’un schéma odysséen, c’est-à-dire qu’elle ne serait pas commodément opératoire. A contrario de l’Iliade, épopée guerrière qui contient en partie le récit de la guerre de Troie, l’Odyssée est en effet une épopée du retour45 et de la mémoire, respectivement le nostos et la mnémosyne46. Troie est conquise. Le thème guerrier n’est plus l’argument. Désormais, ce dont il s’agit c’est de rejoindre la patrie, de conquérir le retour. Méfions-nous des rencontres mythologiques en littérature comparée.

Ariane n’est pas non plus en déficit de déterminations mythologiques. Isolde, la comtesse hongroise fanée, le rappelle à son insu :


« La fille de Minos et de Pasiphaé, déclama-t-il rêveusement. J’aime ce vers. De qui est-ce ? – Racine, dit-elle. Vous savez bien, Ariane, ma sœur, de quel amour blessée… – Ah oui, Ariane, bien sûr, dit l’hypocrite. Ariane, la nymphe divine, l’amoureuse de Thésée. Elle était très belle, Ariane, n’est-ce pas, élancée, virginale, mais le nez royal des grandes amoureuses. Ariane, quel beau prénom, j’en suis amoureux. »47


Les jeux du nom motivent ainsi la rêverie d’un Solal-Thésée engagé dans la performance du double discours : Solal est-il amoureux d’Ariane, personnage mythologique actualisé par Racine, ou du signifiant, du « beau prénom » qui, éventuellement, désigne Ariane d’Auble ? L’indétermination du sens exemplifie le commentaire du narrateur : hypocrite, en même qu’il signale la mythologie personnelle – le symptôme – de Solal, à savoir que le nom de la déesse hante le héros : «…ô elle dont j’écris le nom avec mon doigt sur de l’air ou, dans mes solitudes, sur une feuille, et alors je retourne le nom mais j’en garde les lettres et je les mêle, et j’en fais des noms tahitiens, noms de tous ses charmes, Rianea, Eniraa, Raneia, Aneira, Neiraa, Niaera, Ireana, Enaira, tous les noms de mon amour. »48 À la lettre, Ariane-Solal fonctionnent en symétrie autour d’un axe littéral qui serait le nom. Le nom désigne un assemblage, il est le mystère. Vertu de la mystique juive : dispersée, disséminée, la lettre n’est pas le support, elle est la révélation. Le signifiant bascule dans le symbolique, c’est-à-dire dans l’épiphanie d’un mystère : le démantèlement de la formule sacrée – massacrée49. « Elle s’arrêtait soudain de travailler, décidait de s’amuser, allait s’asseoir devant le secrétaire, écrivait vingt ou trente fois le nom de l’aimé, puis les autres noms, Lalos, Alsol, Losal. »50 Le drame du couple Solal-Ariane est le drame de la mystification à la lettre : l’idole unique dégradé en multiple fétiche51. Tour à tour Cléopâtre52 au « nez un peu fort »53, Shéhérazade, Ariane mythologique, Pénélope, Diane chasseresse54, « ridicule vestale »55, « un peu déesse »56 ou « déesse aux ondes d’or bronzé »57 , « Boukhara divine », « heureuse Samarcande »58, Victoire de Samothrace59, Yseult, « un peu sainte Thérèse du Bernin »60 et Madone61, Phèdre, Électre, Desdémone, Brunehilde62, Juliette et « Tibétaine bouddhiste »63, Ariane d’Auble est une collection ironique de fantasmes. Ridicule, chrétienne et hérétique, elle choisit l’Élu sans que la décision lui appartienne pour autant. Paysanne, déesse et princesse, exilée encore en Grèce le temps d’une rêverie, mais alors vêtue d’un simple fichu de paysanne. Et Solal d’ajouter : « Les robes de paysanne de Céphalonie vous iront très bien » et Ariane de s’imaginer « servie par une vieille Grecque pieds nus. »64 Le circuit des identifications se stabilise un temps sur un signifié Circé, la « terrible déesse douée de voix humaine, Circé aux belles boucles » de l’île Aieiè qui maintint Ulysse et ses compagnons captifs un an. Cohen évoque la pénombre du « sourire venu d’un autre monde » de la « douce et magicienne », « prophétesse en mal sacré d’orgasme » qui « l’aspirait, aimant vampire, voulait le garder dans le monde obscur », dans un « grand égarement magique », lui qui captif d’elle qui le serrait. »65 Enchanteresse, elle condamne Solal à une éternité solitaire : « …grande fleur sanguine sous lui épanouie. « Oh, reste, reste, suppliait-elle, douce et magicienne, ne me quitte pas », et elle le serrait, l’aspirait, l’enserrait pour l’empêcher de partir, pour le garder, douce et magicienne. »66 Au Ritz encore, elle lui écrit : « Je suis attendrie et fière comme une mère lorsque tu te laisses enchanter67 » Elle dispense l’oubli, elle retient Solal : elle le répète. Comme Circé, elle est une experte en drogues. Circée les mêle à une mixture, faite de « vin de Pramnos du fromage, de la farine et du miel vert », le kikéon, à laquelle « elle ajoute une drogue funeste, pour [leur] ôter tout souvenir de la patrie »68. C’est elle qui prépare le bain ante mortem69. C’est elle qui s’occupe méticuleusement du rituel mortuaire. C’est elle enfin qui apporte la coupe funeste, « trois fois plus [de cachets] qu’il n’en fallait pour les deux ». Femme fatale imposant son fatum, la belle du seigneur initie son héros au rituel de la descente aux Enfers. En buvant le philtre, Solal franchit la porte de la mort. Comme Circée qui indique à Ulysse le chemin du royaume d’Hadès pour consultation des morts, c’est la naine Rachel, gardienne psychopompe, qui accueille le juif errant. La différence entre ces deux récits de descensus ad infernos, c’est que l’un en revient alors que l’autre y accomplit son destin.

Ariane ne se réduit pourtant pas à la figure d’une Circé-femme fatale. Elle est Calypso, la nymphe aimante mais aussi obéissante ; elle est Pénélope, fidèle, minée par le chagrin, muette devant un époux qu’elle ne parvient pas à reconnaître ; Nausicaa, enfin, la jeune fille naissant au désir. Ariane est alternativement magicienne, épouse en attente ou Calypso. À Nausicaa ou à Calypso, elle emprunte l’obsession de la toilette et la liquidité heureuse : « Grondement des eaux, divers petites rires, gazouillis incompréhensibles, puis un silence, suivi du choc d’un corps brusquement immergé, puis la voix aux inflexions dorées. »70 Elle partage avec Calypso, ces boucles de cheveux qui identifient la fille d’Atlas dans l’Odyssée, ainsi que la passion de la feinte, de la dissimulation. Personnage focal et héroïne fractale, Ariane est au rouet de significations plurielles, l’intersection de plusieurs renvois mythologique dont celui à Circé reste le plus probant, plastique mais oblique.


3) : C’est enfin Solal qui signifie le plus explicitement la pertinence intertextuelle. Héros éponyme, « chevalier de mer »71 en quête de la beauté « déesse et immortelle », il apparaît dès l’incipit de Belle du Seigneur en « antique seigneur », « étrange et princier, sûr d’une victoire », […] endossé d’un « antique manteau »72. Haut de naissance, éloquent, intelligent et séducteur, Solal est un héros exilé de sa terre natale. Comme le héros mythique, il voyage avec ses marins apatrides, les Valeureux. Il est le Solal XIV des Solal, enfant de la Méditerranée grecque, futur dirigeant religieux de la communauté juive des sept îles ioniennes. Roi sans royaume, il exerce un pouvoir politique sans patrie, d’abord à Paris comme député, ensuite comme ministre, puis à Genève comme sous-secrétaire général de la Société des Nations. Ulysse et Solal sont des négociateurs politique. Tous deux sont les garants d’une royauté qu’ils ont la charge de protéger. Mais alors que « le héros aux mille expédients » accomplit sa mission d’homme politique en terre conquise puisque natale, Solal doit exercer ses vertus en terre étrangère. À Genève, « il n’en est pas » et ce statut de paria, de juif, conforte en lui le souvenir de son île natale dont le futur eschatologique est la terre promise, Israël. La terre perdue doit faire advenir la terre à venir, une Ithaque comme horizon de son trajet. Du côté d’Homère, le thème diplomatique est davantage réservé à l’Iliade qu’à l’Odyssée73. Gabriel Audisio a bien noté que la diplomatie d’Ulysse74 – héros « bicéphale »75, était une hypocrisie, une duplicité que Dante condamnera76. La bipartition des thèmes – diplomatie d’Ulysse et nostos différé – correspondant respectivement à l’Iliade et à l’Odyssée n’est pourtant  pas circonscrite de façon stricte. L’Odyssée illustre également la mètis et l’endurance77 de son héros. La feinte du diplomate se mêlant à la ruse du voyageur et le recours à l’artifice à l’impératif d’un vouloir vivre, la mètis n’a plus d’autres choix que d’user du mensonge.

Exilés vers l’horizon inaccessible de la performance du discours, voleurs volés, Ulysse et Solal sont des figures du menteur. Déguisé comme Ulysse en mendiant d’un « antique manteau »78, Solal est l’ingénieur de la dissimulation. Menteur, double et duplice, il se travestit en mendiant79 dans les rues de Genève pour échapper à son statut d’exilé. En amour, il veut encore falsifier sa beauté : à l’usage, l’homme simplement beau déçoit. Il déçoit d’indiquer à la femme idéale la clé de sa jouissance : l’Unique. La beauté ne lui concède que l’irrémédiable de la séduction (la mystification), n’autorise que la jouissance puis l’ennui. Douleur de vivre et besoin d’être aimé constituent désormais les deux faces de sa passion80. Quant à sa conversion au catholicisme, elle lui est une falsification non moins vaine. Sa judéité est irréductible, persévérante et, pour revenir à sa première conversion, Solal se retrouve seul : ayant renvoyé Saltiel représentant son peuple81, exilé de son île, roi sans royaume, exilarque sans territoire, Solal meurt à lui-même. L’anéantissement de l’individu est apocalypse de la communauté :


Il était mort. Le plus mort des hommes. [...] Il était l'Holocauste et le temple. [...] Il portait une barbe maintenant, il n’était plus Solal au visage nu d’autrefois mais un roi très majestueux certainement et persécuté.[...] Je suis le roi des Juifs, je suis le prince de l’exil ! Les vieillards […] espéraient en cet homme qui avait été puissant autrefois et qui peut-être serait plus tard un sauveur en Israël. [...] Mais le fou [...] ne voyait pas […] Il était la souffrance et l’humiliation de son peuple.82


Bloqué entre « l’Holocauste et le temple », de roi à mendiant, Solal est fou d’être juif : « Dites-moi fou, mais croyez-moi »83. Personnage détraqué, forclus du réel, il est tout avant désigné comme monstrueux84, sans avoir rien à perdre, sans même faire la preuve de sa castration. Si bien que sa judéité devient la métaphore de l’histoire de l’homme sans Dieu. Elle n’a plus rien d’anecdotique. Solal est fou de ressembler à Dieu : la complétude lui est nécessaire mais lui est impossible. Sa forclusion du réel est la marque d’une inversion ontologique : il n’a à donner que ce qu’il n’a pas. Hors sexe, hors temps, hors territoire, hors généalogie, « Sétér hata’aluma »85, Solal est mort. Il est posthume avant même d’avoir commencé puisque là « serait le petit trou étoilé, entouré de grains noirs, à quelques centimètres du mamelon que tant de nymphes avaient baisé. »86 Le rapport à la Loi ne lui est plus seulement crédible, il lui est inconcevable : « …saints commandements de ce Dieu en qui je ne crois pas mais révère. »87 Effet décalé de l’holocauste de la Loi, Solal est fou d’être mythique. Il ne peut s’octroyer un abri dont il est dupe : sans cause que son exil, il poursuit sur sa lancée son erre comme une anomalie. Dans un univers sans complément d’objet, il ne sait pas l’autre ; irréparablement, c’est-à-dire sans pouvoir être réparé, il ne retient que l’auto ou l’homo. Son réel ne s’écarte pas de sa naissance : répétition du même. C’est ce que lit la chiromancienne sur sa ligne de vie le jour de sa Bar-Mitsva :


– Homme, je ne puis te dire que ceci : l’enfant porte le signe.
– Quel signe, ô ma tante d’infinie considération ? demanda Saltiel effrayé.
– Il porte aux mains les mêmes lignes, les mêmes ! dit la vieille avec exaltation.
– Mais les mêmes que qui, que quoi, ô septante-sept maudite à qui j’ai donné un écu pour rien ?
– Je ne puis te répondre, Juif, dit la vieille qui disparut.88


Au terme, sa vie ne décrit pas un parcours dont la mesure serait la distance effectuée entre une borne de départ et une borne d’arrivée, mais bien plutôt une incommensurabilité. Né du signifiant, Solal y retourne. Distance et retour : Fort / Da. Sa cicatrice est sa signature. Comme Ulysse89, c’est effectivement une cicatrice qui l’identifie : « Gêné d’être regardé avec vénération, il baissa les yeux, et elle frémit en apercevant la cicatrice. »90 Une cicatrice que lui-même ne peut pas voir mais que remarque l’oncle Saltiel :


« …N’ayant qu’une petite cicatrice à la paupière, chute de cheval, il m’a expliqué ! Ayant l’habitude mondaine du cheval ! Mais cette cicatrice est une chose de rien ! Une petite ligne blanche ne se remarquant pas ! Il a fallu l’œil d’un oncle pour la voir ! Mais enfin par honnêteté je dis la cicatrice ! C’est son seul défaut ! »91


et qui figure son défaut, son un-perfection. La blessure dit son inachèvement : chute de cheval ou chute métaphorique. En vérité, mémoire de la blessure infligée par la femme. Dès lors, Solal ne pourrait être aimé que par quelqu’un qui ne saurait pas lire l’horreur (la vérité) de sa cicatrice fonctionnelle, ne pourrait être sauvé que par quelqu’un qui ne saurait pas lire sur son visage le signe d’une béance d’amour. Si Solal est destiné à être roi, au terme de son odyssée, il ne l’est plus vraiment. Pour être futur chef de sa généalogie, futur dirigeant religieux de la communauté juive des sept îles ioniennes, il ne faut pas seulement être « semblable à elle », il faut faire la preuve de sa virilité. Au début du chant XIII, Ulysse fera la preuve de sa valeur en subissant une série d’épisodes de reconnaissance. Après s’être éveillé sans reconnaître ni son pays ni la déesse Athéna travestie qui le mystifie ironiquement, il passera par une série d’épisodes de reconnaissances. Il subira les épreuves finales à Ithaque mais ces épreuves rétabliront la royauté du héros qu’il n’avait jamais, au demeurant, véritablement perdue. Solal ne peut souffrir pareille épreuve. Quelles que soient les causes de l’exil, son effet est la rupture de l’harmonie évoquée par l’île des origines. Exilarque, juif apatride en rupture de Loi, en conflit avec un réel qui le désavoue, le héros cohénien est contraint à l’errance, d’îles en îles et de femmes en femmes, comme à une odyssée sans retour.


II) : Modernité à la dérive en Cohénie étoilée


En incarnant son peuple mais à jamais exilé de lui, Solal ne peut plus lui appartenir : communier. La dévotion d’Ariane-Pénélope est sa folie. Cette dévotion n’indique pas d’amour. Elle n’envisage même pas un au-delà d’elle-même. Elle n’accorde ni crédit ni valeur. Elle n’est pas la promesse du comble. Elle est absolue, elle est la régression. Le destin de son investissement est le sexuel pur : non plus l’impossibilité du rapport mais son absence absolue. Quant à savoir si Solal a des « semblables, des croyances, un Dieu », qu’importe puisque aucune preuve n’en ferait loi. Solal n’a pas la « merveilleuse connaissance que n’aura jamais l’homme pourvu d’une patrie » que Cohen attribue à l’exilé : comme Damiel, l’ange déchu de Wim Wenders92, Solal ne sait pas. Son exil ne conforte ni amour nuptial ni « dévotion de la famille ». La solitude est un autre enfer que la mort. Vertu de la Genèse : « il n’est pas bon que l’homme soit seul »93. L’amour ne reste jamais longtemps merveilleux et la dévotion de la famille ne lui offre pas la sécurité d’une « citadelle ». D’une part, Solal « appartient » mais refuse cette appartenance et d’autre part, il n’appartient pas mais veut appartenir. Reste à « feindre la folie, feindre qu’elle est la reine ma mère et moi le roi son fils le roi avec la couronne de la naine Rachel ma naine chérie… »94 La contradiction le conduit alors à la création de son ghetto personnel. Quand bien même il réussirait à faire retour sur son île comme Ulysse, il serait nulle part. Alors que le jour où, face à Pénélope, à la fin de l’odyssée d’Ulysse, surgit l’image de l’olivier, l’immense distance qui sépare le point de départ de l’arrivée, se mesure le double regard porté sur ce même olivier, la fin de Belle du Seigneur ne permet ni de mesurer une distance, ni même d’aventurer un regard. Hubert Nyssen a raison d’évoquer un « écartèlement entre le petit océan originel et le monde extérieur. […] Solal n’est [pas] un personnage ordinaire de roman, poursuivant un itinéraire, accomplissant un trajet nécessairement fini. »95 Le réel de Solal est son paradoxe, son décor est la solitude d’un désert96. Cette terre-mère est son secret. Elle lui est interne/externe et Solal de n’habiter ni dehors ni dedans. Adam est crée dans le même temps que le jardin d’Eden, mais Solal n’a pas besoin de perdre son territoire. S’il ne peut rester en place, c’est qu’il est déjà conçu comme trop tôt et trop tard, sans crédit ni valeur.

Comme tous les monstres, il ne s’arrête plus de mourir : le présent de cette mort est absolu dans la mesure où le héros échappe à la condition humaine. À la fin du roman éponyme, il meurt et renaît : la mort ne peut que le désavouer. Héros symbolique, « seigneur ensanglanté au sourire rebelle », couronné de beauté, il meurt à la fin de sa première épopée et ressuscite alors qu’au « ciel un oiseau royal éplo[ie] son vol ». Et il regarde le soleil face à face.97 La métaphore du phénix signifie le défi lancé à la mort et le saut de l’ange : l’oiseau mythique, associé au culte du soleil dans l’Égypte ancienne, après s’être immolé par le feu, renaît de ses cendres – ex me ipso renascor – avant de s’envoler pour Héliopolis, la ville du Soleil et, plus tard, pour les chrétiens la Jérusalem Céleste. Alors commence l’exil du héros et sa persécution. La mort finale de Solal fait ainsi écho à celle de Belle du Seigneur : la perspective est initiatique. À l’enfer des caves de Berlin et de la cave de la Commanderie succède désormais l’enfer de « l’église montagneuse où soufflait le vent noir »98 et de « la porte aux verrues ». Ce n’est plus la porte du levant que franchit Ulysse et qui assimile l’Odyssée à une exploration des portes de la mer (XII-v.259) mais la porte du couchant qui est sans retour. Finalement, Solal retourne aux Ténèbres, privé de cette lumière qui dans la mystique juive désigne l’âme : la Chekinah. Le peu du voyage est son comble, son hyperbole. Ainsi, l’ultime nekuia et descensus ad infernos que Peyrefitte suggérait d’entrée de jeu. Mais à défaut d’un devenir, c’est-à-dire de la possibilité d’autre chose, tout autre destin est ajourné. D’entrée, l’espoir, vertu cardinale du croyant, est révolu. Ce que nous désignons comme exil – voyage – odyssée ne se mesure pas parce qu’il n’y a pas de limite à franchir, parce que la symétrie barre le chemin, anticipation d’une rétrospection│rétrospection d’une anticipation, lui refuse un quelconque devenir. Tout autant qu’Ariane, de la séduction à l’ennui, Solal est désigné comme femme fatale. De l’idole au fétiche sans totem (sans représentation), il est tout autant désigné comme la lesbienne qui promet la mort comme destin. D’où cette connivence avec une Ariane-Circé-schikse qui lui indique la porte de l’Hadès et la consultation de Tirésias, « l’aveugle qui n’a rien perdu de sa sagesse » dit Circé, enfin la rencontre avec sa mère, Anticléia. Mais quel langage pourrait-il parler avec les morts, qui pourrait-il consulter en Enfers qui ne soit mieux renseigné que lui, quelle génitrice pourrait-il entrevoir ? Simultanément entrés dans la mort, Ariane et Solal ne sont pas plus symétriques face à elle que dans le couple : ils ne sont toujours pas ensemble et, même dans la mort, Solal est renvoyé à sa solitude mi-glorieuse mi-désastreuse. Au terme de son erre, il n’y a ni naissance ni reconnaissance possible. Le roi en exil est  « perdu, perdi, perda, perdo »99. Fin de l’odyssée pour le lecteur aussi : Solal meurt dans l’extase d’une épiphanie négative, dans la révélation du catégorique de son destin. Alors qu’Ulysse déborde en avanture, Solal expérimente la dégradation du mystique en toxique. Faux prophète en exil, il est aussi vrai Christ déchu sans mission. Son tragique est précisément la renonciation au tragique de la contradiction. La sagesse de l’homme grec, c’est de comprendre que l’homme est plus fort que son destin ; la folie de Solal, c’est de l’accomplir. Entre les deux se mesure toute la distance qui sépare l’Antiquité des Temps modernes, la mètis de l’hubris100, l’épos de l’éthos du roman.

Contrairement à Solal, Belle du Seigneur est la tragédie du soleil perdu. Adrienne, la première maîtresse de Solal le surnomme « Prince Soleil ou Solal ensoleillé ou Cavalier du Matin », et Aude, sa première prêtresse lui révèle son anagramme : « ton nom de soleil et de solitude est gravé dans mon cœur depuis le premier jour ». Dans l’indifférence de la Nature, naissance du monde – naissance de Solal : « À cinq heures du matin, Solal […] leva les mains et salua sa vie aventureuse qui commençait avec le lever du seigneur d’Orient. »101 Orior : se lever, naître. Mais lorsque Aude consomme la rupture, le décor se métamorphose. Le soleil cède la place à l’obscurité et à l’ombre d’après l’échec. Solal « étouffe dans l’obscurité »102, « le soleil avait disparu. Assis dans l’obscurité, Solal attendait le retour de sa femme »103. Un matin, Solal erre dans Paris, « dans la brume » et « à l’ombre ». À Genève, il est encore entouré d’une brume qui est métaphore de la honte et de l’exil. Alors la femme aimée devient le seul astre qui indique le chemin à l’errant. Ariane, « la naïve des rendez-vous à l’étoile polaire » est « solaire auréolée aux yeux de brume », « grisée d’être solaire »104. Elle est l’initiatrice de l’espace, elle est le repère pervers :


Aimé, je me suis arrêtée un moment pour vous dessiner la Grande Ourse et la Petite Ourse sur la feuille ci-jointe, le point rouge étant l’étoile polaire. Gardez ce dessin, il vous servira pour vos prochains voyages en mission.105


Collusion du thème marin et du thème solaire, leur amour est un transport maritime : « Solal et son Ariane, hautes nudités à la proue de leur amour qui cinglait, princes du soleil et de la mer, immortels à la proue, et ils se regardaient sans cesse dans le délire sublime des débuts. »106 C’est Mariette qui conseille enfin à Ariane de s’installer sur la Côte d’Azur, au bord de la méditerranée, bien qu’on ne puisse pas s’y « savonner »107. Dans l’intervalle, rituel maniaque de la toilette oblige, Ariane n’est plus une déesse maritime, n’est plus l’héroïne « ensoleillée » de la mer infinie aux couleurs de vin, elle est l’officiante du petit bain, la gardienne du dérisoire de la baignoire. Elle est la nymphe de la salle de bains, de l’inconscience de la toilette. À l’exception de Pénélope, dans l’Odyssée, le monde des femmes n’est pas celui de la mémoire, c’est celui du symptôme. La vertu de la mémoire est de pouvoir soustraire à la répétition du même. Ulysse fait halte auprès de femmes qui cherchent toutes à annihiler sa mémoire. Calypso promet à Ulysse une immortalité sans gloire, Circé lui indique le chemin vers le monde des morts, les Sirènes l’attirent vers sa propre disparition, Nausicaa veut l’intégrer dans un oikos royal tout illusoire… Si pour Ulysse, le salut est dans l’anamnèse, en revanche, à terme, Solal est perdu. Le soleil est noir : victoire du symptôme.

Le rythme de l’Odyssée est aussi un rythme naturel, biologique : le lever du soleil et son coucher déterminent le temps de l’action et le temps du repos. L’Ulysse dantesque s’en souvient qui encourage ses compagnons de route à suivre le soleil (Enfer, XXVI, 117). Le secret de l’Odyssée, c’est le secret des mondes possibles : « Nous nous nourrissons du sacrifice des mots. »108 Nietzsche que lira Cohen et Kazantzakis se souviendra aussi de ce dynamisme « vital ». Chez Cohen, s’exiler sur la Côte d’Azur est une vanité : aucun soleil n’indique plus le chemin à suivre. Or, sans soleil ni Dieu, la perspective eschatologique est insensée. En même temps qu’il perd Dieu, le moderne perd le repère d’Ulysse. Chez Dante, la mise en Enfers dans la fosse du huitième cercle sous prétexte d’avoir vu « le monde sans habitants qui est par-delà le soleil » livre à la modernité un modèle incrédule à la trajectoire sotériologique du retour au paradis perdu. Le salut du retour supposait une justice divine. Mais pour le moderne, Dieu est mort et l’individu n’a plus de soleil à qui se vouer. Chez Tennyson lecteur de Dante, les dieux sont indifférents au sort des hommes. L’Ulysse de Kundera109 est émigré tchèque sans lieu ni langue d’un pays ravagé par l’U.R.S.S. qui ne croit plus en l’histoire ni en Dieu. François Maspéro, qui a lu Dante, actualise un Ulysse en Italie fasciste pendant la seconde guerre mondiale. Pascoli, dans « le dernier voyage », indique que les divinités odysséennes n’étaient que des simulacres. Enfin, l’Ulysse de Kazantzakis est tout aussi bien désigné comme le « meurtrier de Dieu ». Mais chez Primo Lévi110, c’est l’homme lui-même qui agonise. À l’étoile polaire qui indique le chemin au voyageur, à l’étoile de David qui supporte l’espoir, succède l’étoile jaune, l’étoile d’infamie qui indique le chemin de la déportation. Ainsi, Benjamin Fondane qui révèle Ulysse en juif. Dans sa première version d’Ulysse, celle de 1933, le poète est clivé : « Juif, naturellement, et cependant Ulysse », mais dans la deuxième version la réticence cède à l’identité : « Juif, naturellement, tu était juif, Ulysse. »111 Si Dieu meurt, la possibilité de donner forme s’en va aussi. L’exil moderne est l’exil de la synthèse. Pour Solal, la nekuia est sans répondant puisque son destin est de comprendre qu’il est déjà, précisément avant toute descente, ad infernos. En fin d’analyse, la lisibilité narrative n’est pas moins convaincante que la lisibilité discursive en ce sens qu’elle permet de faire entendre la différence qui mesure les deux héros. Solal est l’anti-héros de la rupture. Il n’est pas Bar-Kosba, il n’est pas le fils de l’étoile. Son odyssée n’est pas celle d’Ulysse. Séparé de sa généalogie, exilé de son île et de lui-même, il est juif de nulle part. Il est anti-héros détraqué dans un monde à la fois tout autre et tout indifférent. Juif amnésique, il manque le manque. Sa transitivité est cause pour personne, cause sans effet. Il est sans qualité, il est obscène, héros spéculaire d’une pré-sens accablante, sidérante. Il n’indique pas d’objet, il ne livre pas davantage le désir. La femme ne peut rien lui soustraire, sinon la confusion : le partage lui est inconcevable. Belle du Seigneur n’est ni la durée ni le khrônos d’une odyssée : l’enfance et puis rien. Son existence est réelle avant d’avoir été possible, insensée avant d’avoir été logique. Solal, astre solaire en naissance est aussi désastre en destin.


Le comparé de la littérature n’évalue pas une symétrie, ne mesure pas un équilibre. Il ne se réduit pas non plus à la spéculation, sans quoi il ne saurait plus que théorique. La logique du valoir pour ne lui est pas d’un grand secours : pas plus qu’Ulysse ne représente Solal, Solal ne représente Ulysse. Le voyageur antique ne rencontre pas Ahasvérus, le juif errant. D’ailleurs Solal n’est pas le même Ahasvérus. Homère et Cohen ne sont proches ni dans le temps ni dans l’espace. C’est ce qu’indique le jeu des odyssées : jeu et béance, laps de non-coïncidence, intervalle de différence qui fait advenir l’expérience. Si la littérature comparée est une expérience ou une pratique, ce n’est que comme la mise en jonction de la matière et de la structure qui ne supporte pas la logique littérale. Le voyageur antique ne rencontre pas le juif errant donc, sinon dans le langage. Le protocole de l’ontologie, ce n’est pas seulement l’Être (ontos) et le langage (logos) mais le lien : le conjonctif qui relie les prédicats à leur sujet. Le pouvoir du langage est pouvoir de suture – le legere – qui est désir de synthèse c’est-à-dire tout aussi bien de cohérence et de norme. In fine, l’ontologie de la littérature comparée (ce qui existe) n’est jamais qu’une normativité à déhanchements pluriels. L’ironie, c’est que cette normativité est précisément une structure de différence. Ainsi, ce que nous désignons comme Ulysse-prototexte et que d’autres désignent plus communément comme « mythe d’Ulysse » est le séma, texte de textes, à l’intérieur duquel se dissémine la structure de répétition de la catégorie envisagée dans son ensemble. 

Ce mode d’appréhension des pratiques signifiantes est appelé à se constituer comme une critique radicale du signe, une sémiocritique : on n’empêche pas le dernier crime, mais on peut le prévoir. Ce qu’on ne peut pas prévoir en revanche, c’est le prochain.

De la sorte, la comparaison n’est plus une chimère mais une infinie patience. Comme Pénélope tisse et détisse sa toile, en mémoire d’Homère qui est « relieur de vers », le protocole du comparatiste est le jeu et son ramassé : le tas de la lisibilité sémiotique. Si bien que Cohen et Homère sont séparés – ils ne veulent pas vivre dans le même monde, ce qui permet de les lire – mais ensemble. L’antérieur ne fait pas autorité dans le temps ; au contraire, Beth qui autorise Aleph est première d’être seconde : la différence permet l’avenir. Pour filer la métaphore, en histoire littéraire, les jeux ne sont pas faits – rien n’est joué. À cette condition, la sémiocritique est activité ontogonique. Lavée de la pensée d’archiviste et de la vanité d’érudit, elle apprend la politesse à la littérature comparée. Elle lui indique de bien se tenir comme critique potentielle, en négociant les mondes fictifs du texte et les mondes probables du lecteur, l’influence rétrospective et l’influence anticipatrice : tumulte de la littérature. Certes, l’identique ne se répète pas – la littérature est toujours dissemblable à elle-même –, mais il n’y a pas de débordement qui ne suscite de désir de lisibilité. C’est ainsi que, par exemple, l’Odyssée de Kazantzakis « commence où finit celle d’Homère : le Vagabond rentré à Ithaque, rebondit pour une seconde odyssée infiniment plus périlleuse et plus aventureuse que la première ; les vingt-quatre rhapsodies de Kazantzakis succèdent au vingt-quatrième chant d’Homère. »112 […] « cette nouvelle Odyssée renvoie encore à une autre Odyssée : dans son voyage, le Crétois a rencontré Ulysse : voilà donc qu’Ulysse parle d’un Ulysse voyageant dans des pays où l’Odyssée qui est donnée pour « vraie » ne l’avait pas fait passer. […] Qu’est-ce que l’Odyssée, sinon le mythe de tout voyage ? Pour Ulysse-Homère, la distinction mensonge-vérité n’existait peut-être pas : il racontait la même expérience tantôt dans le langage du vécu, tantôt dans le langage du mythe, tout de même que pour nous chacun de nos voyages, petit ou grand, est par quelque côté une odyssée. »113 Odyssée d’Ulysse – infini à la dérive – retour à la littérature.



Olivier Sécardin

Université de Paris-IV Sorbonne





Notes

⇑ Remonter



[1] Dans cette perspective non-nominaliste, non-essentialiste, la mythologie d’Éliade n’est pas plus logique qu’elle n’est empirique, au mieux elle est chosiste. Elle est le fantôme d’un positivisme logique de l’appariement du mot et de l’objet. Mircea Éliade, Le Mythe de l’éternel retour. Archétypes et répétition, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1969, rééd. Coll. Folio essais, 1989, p. 15.

[2] Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 240-241.

[3] En particulier, Mircea Éliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1963.

[4] « L’Odyssée d’Homère est un paradigme du retour de celui qui a connu les longues errances de l’exil et ses motifs en furent repris sous diverses formes au cours des âges dans la littérature occidentale… », Rose Ducroux, Alain Montandon, L’Émigration : le retour, Université Blaise Pascal, CRLMC., Clermont-Ferrand, 1999, p. 6.

[5] Il Retorno d’Ulisse nella sua patria, de Monteverdi ; The Return of Odysseus, d’Edwin Muir.

[6] Pablo Picasso, Ulysse et les sirènes, Huile et glycérophtalique sur trois panneaux de fibro-ciment, 360/250 cm, 1947.

[7] En Occident moderne, il n’est pas nécessaire de lire Homère pour connaître Ulysse.

[8] James Joyce, Ulysses, 1922, Penguin Classic, 2000 / Ulysse, trad. intégrale par Auguste Morel, assisté de Stuart Gilbert, revue par Valery Larbaud et l’auteur, 1929, reprise dans Œuvres de Joyce, éd. publiée sous la dir. de Jacques Aubert, t. 2, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1995.

[9] Nikos Kazantzakis, Odyseia, Athènes, Pirsos, 1938 / L’Odyssée, trad. Jacqueline Moatti, Paris, Plon, 1971.

[10] Alberto Moravia, Il Disprezzo, Bompiani, 1954 / Le Mépris, trad. Claude Poncet, Flammarion, 1955, rééd. Garnier Flammarion, 1989.

[11] L’autre dans le proche, le prochain à portée de main, proche dans l’espace plus que dans le temps, de la différence, unique, à l’exception de tout, qui sépare d’un monde indifférencié.

[12] Un désespoir de l’Exode.

[13] L’anagnose. En particulier, Théodore Thlivitis, « Sémantique Interprétative Intertextuelle », Chap. 2 de Sémantique Interprétative Intertetextuelle : Assistance informatique anthropocentrée à la compréhension des textes, Rennes, Doctorat Université de Rennes I, 1998.

[14] Ovide, Tristes, [I, 2, 9 ; III, 11, 61 ; V, 5, 51], trad. J. André, Paris, Les Belles Lettres, coll. Universités de France, 1968, 2e tirage 1987.

[15] Ovide, Pontiques, [III, 1, 53 ; III, 6, 19 ; IV, 10, 9 ; IV, 14, 35 ; IV, 16, 13], trad. J. André, Paris, Les Belles Lettres, Coll. Universités de France, 1977, 2e tirage 1993.

[16] Dante Alighieri, La Divina Commedia, Inferno / La Divine Comédie, L’Enfer, XXVI, éd. bilingue, trad. Jacqueline Risset, Paris, Flammarion, 1985, rééd. Garnier Flammarion n°725, 1992.

[17] En particulier « Sur un vers étranger », Georges Séféris, Poèmes, trad. Jacques Lacarrière et Égérie Mavraki, Paris, Mercure de France, 1963. Également in Robert Levesque, Séféris, Athènes, Icaros, Coll. Institut français d’Athènes, 1945, et in Denis Kolher, L’Aviron d’Ulysse, Paris, Les Belles Lettres, 1985.

[18] William Shakespeare, Troïlus and Cressida, éd. bilingue avec la trad. de R. Lalou, Paris, Les Belles Lettres, 1975.

[19] Charles Baudelaire, « Le Voyage », CCXXVI, Les Fleurs du Mal, Œuvres complètes, t.1, éd. de Claude Pichois, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1975.

[20] Christel Peyrefitte, « Préface », Belle du seigneur, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1986, p. XV.

[21] Pierre Brunel, L’Évocation des morts et la descente aux Enfers, Paris, Sedes, 1974, p. 38.

[22] Jacques Gaillard, Albert Cohen, Colloque du Centenaire, Université de Picardie Jules Verne, Amiens, 6-7 septembre 1995, Roman 20-50, p. 17-22.

[23] Dans Belle du Seigneur, l’Enéide est d’ailleurs citée à plusieurs reprises.

[24] Roland Barthes, « (Théorie du) Texte », Paris, Encyclopædia Universalis, 1968.

[25] Solal, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1993 et Solal, Paris, Gallimard, coll. Folio plus, 1998, p. 101.

[26] Albert Cohen, Nouv. éd. rev. et augm., Paris, Balland, 1995, p. 254 ; Jean Blot, « Albert Cohen entre le roman et l’épopée », Repères, II, 1982, p. 135-139.

[27] Belle du Seigneur, Op. cit., p. 108.

[28] « L’éloquence des Valeureux ébahissait cette population de péroreurs orientaux… », Les Valeureux, Œuvres, Op. cit., p. 856.

[29] Paul Faure tente de démontrer les origines crétoises d’Ulysse. Les Crétois sont menteurs ; or les récits d’Ulysse sont un tissu de mensonges. Où est la vérité ? En tout cas ils sont un élément essentiel de la dernière partie de l’Odyssée. Adressés à Athéna (XIII, v. 256-286), à Eumée (cf. XIV, v. 199-359), à Pénélope, ils se recoupent largement : Ulysse est toujours d’une famille princière, compagnon, frère ou hôte du roi Idoménée ; il a dû s’exiler pour diverses raisons, ici pour avoir tué le fils du roi. La deuxième partie du récit évoque une autre odyssée, sur un navire phénicien, qui, au lieu de la débarquer à Pylos, dérive vers Ithaque… On reconnaît, transposée, la dérive originelle au-delà de Cythère vers les Lotophages, le passage chez les Phéaciens, l’arrivée en Ithaque pendant son sommeil. Mais Ulysse n’ose pas dire à la déesse qu’il est crétois.

[30] Solal, Op. cit., p. 94.

[31] Ibid.

[32] Ibid., p. 95 ; et « L’ingéniosité de leur esprit », Les Valeureux, Ibid., p. 856.

[33] Gabriel Audisio, Ulysse ou l’intelligence, Paris, Gallimard, 1946.

[34] Textes réunis par Danièle de Ruyter-Tognotti, « L’étranger dans la littérature française », CRIN  N°20, 1989, p. 12-13.

[35] Les Valeureux, Op. cit., p. 220.

[36] Les Valeureux, Op. cit., p. 832.

[37] Belle du seigneur, Op. cit., p. 52.

[38] Ibid., p. 619.

[39] Ibid., p. 982.

[40] Ibid., p. 972.

[41] L’Odyssée, Chant VI.

[42] Solal, Op. cit., p. 177.

[43] Ibid., p. 191.

[44] « Et vera incessu patuit dea », Belle du Seigneur, Op. cit., p. 562-563.

[45] À proprement parler, le voyage commence au chant V : Ulysse arrivera en Ithaque après diverses péripéties au chant XIII. Selon la découpe suivante : 1 - chez les Cicones, IX, 1-61 ; 2 - chez les Lotophages, 62-104 ; 3 - les Cyclopes, 105-461 ; 4 - dans l’île d'Éole, maître des vents, X,1-79 ; 5 - chez les géants Lestrygons, X, 80-132 ; 6 - dans Aiaiè, l’île de la magicienne Circé, X, 133-574 ; 7 - chez les Cimmériens, pays qui ne voit pas le Soleil : entrée des Enfers (chant XI en entier) ; 8 - retour chez Circé, XII, 1-164 ; 9 - passage près des Sirènes, XII, 165-200 ; 10 - Charybde et Scylla, XII, 201-259 ; 11 - l’île du Soleil, XII, 260-390 : le festin impie fait par les compagnons d’Ulysse avec les boeufs du Soleil, animaux sacrés auxquels Circé avait recommandé de ne pas toucher, provoque la colère du dieu qui déclenche une tempête dont Ulysse est seul à réchapper. Après dix jours, il arrive ; 12 - chez Calypso, « la nymphe bouclée ». 13 - Schérie, l’île des Phéaciens ; 14 - Ithaque est finalement atteinte.

[46] L’épopée est d’ailleurs dédiée à la Muse, fille de Mnémosyne, la mémoire. L’épopée commence avec son invocation.

[47] Belle du Seigneur, Op. cit., p. 457.

[48] Ibid., p. 40.

[49] Du sacré au profane, du mystère et de la fascination à l’ennui et à la bêtise : « Perdu, perdi, perdo », murmurait-il en tirant sur sa ficelle, murmurait-il en s’efforçant de rompre sa ficelle. « Perdu, perdi, perda, perdo », murmurait-il sans cesse, car il faut essayer de se divertir lamentablement dans le malheur… », Ibid., p. 695.

[50] Ibid., p. 421.

[51] Ariane, grande lectrice de Leibniz…, aurait-elle lu sa Dissertation sur l’art combinatoire ou la Torah ? La lettre comme puissance générative, puissance du virtuel ?

[52] Ibid., p. 437.

[53] Ibid., p. 34.

[54] « … moi en Diane je le mets tu sais quand cafard croissant de lune sur la tête tunique courte jambes nues sandales bandelettes entrecroisées et je me balade dans ma chambre carquois à l’épaule reine des forets jetant Actéon aux chiens dévorants moi moi moi les cavales aimées par les vents dans la Scythie la plus lointaine… », Belle du Seigneur, p. 180 ; « Il croisa les jambes, sourit à Ariane qui ressemblait à la déesse apparue à Énée, la chasseresse aux genoux découverts. », Ibid., p. 565.

[55] Ibid., p. 401.

[56] Ibid., p. 328.

[57] Ibid., p. 584.

[58] Ibid., p. 38.

[59] Ibid., p. 422.

[60] Ibid., p. 436.

[61] Ironiquement, « Je vous salue, Ariane pleine de grâce, le seigneur est avec vous. », Ibid., p. 581.

[62] Ibid., p. 180.

[63] Ibid., p. 34.

[64] Ibid., p. 399-400.

[65] Ibid., p. 713-714.

[66] Ibid., p. 434.

[67] Ibid., p. 454.

[68] L’Odyssée, X.

[69] Ibid.

[70] Ibid., p. 28.

[71]  Ibid., p. 972.

[72] Ibid., p. 27.

[73] En particulier les analyses de William Bedell Stanford, The Ulysses Theme, Blackwell, Oxford, 1956, 2e éd. rev. et augm., 1968.

[74] Qu’exploiteront le Philoctète de Sophocle, Troïlus and Cressida de William Shakespeare et la Guerre de Troie n’aura pas lieu de Giraudoux, par exemple.

[75] Gabriel Audissio, Ulysse ou l’intelligence, Paris, Gallimard, 1946, p. 38.

[76] Dante Alighieri, La divine comédie, L’Enfer, op. cit., XXVI, vv. 52-54 ; v. 68.

[77] Cette endurance est exemplaire. D’ailleurs, la principale épithète qui soit attribuée à Ulysse dans l’Iliade est polytlas : endurant.

[78] Belle du Seigneur, Op. cit., p. 27.

[79] C’est Athéna qui métamorphose Ulysse : peau flétrie, cheveux blonds tombés, yeux éraillés, haillons.

[80] En particulier, Maarten Vervaat, Condamné à la passion perpétuelle ou l’illusoire de l’absolu dans l’œuvre d’Albert Cohen, sous la direction de Solange Leibovici, Département de français, Université d'Amsterdam, 1996.

[81] Lors de la venue du père de Solal, le rabbin Gamaliel, et de l’oncle Saltiel, Solal refuse de les accueillir et renie ses origines, il est « renégat », Solal, Op. cit., p. 335.

[82] Ibid., p. 452-461.

[83] Belle du Seigneur, Op. cit., p. 38.

[84] « Monstre d’humanité » déclare Solal, Solal, Op. cit., p. 48.

[85] Chose indivisée, pensée du Neutre, encore que l’hébreu ne reconnaît pas de différence entre le masculin et le neutre. En particulier, Gershom Scholem, Le Nom et les symboles de Dieu dans la mystique juive, traduction de M. R. Hayoun et G. Vajda, Patrimoines judaïsme, Paris, Éd. du Cerf, 1983.

[86] Belle du Seigneur, Op. cit., p. 9.

[87] Ibid., p. 38.

[88] Solal, Op. cit., p. 54-55.

[89] Ainsi Euryclée, la vieille qui reconnaît « le maître à la blessure qu’en suivant au Parnasse les fils d’Autolycos, Ulysse avait jadis reçue d’un sanglier à la blanche défense. », L’Odyssée, XIX.

[90] Solal, Op. cit., p. 402-403.

[91] Ibid., p. 152.

[92] Les Ailes du désir, Wim Wenders, Peter Handke, 1987.

[93] Genèse, Bible, 2 : 18.

[94] Belle du Seigneur, Op. cit., p. 915.

[95] Hubert Nyssen, Lecture d’Albert Cohen, Paris, Grasset, 1990, p. 30. 

[96] Terre-mère : terre d’amour dont Cohen garde la nostalgie qui protège le secret. « Pour moi, c’est le pays (Corfou) de la douceur de vivre, un antique printemps. », Albert Cohen, Entretien avec Benjamin Romieux, Radio Lausanne, 1954 ; cité par Christel Peyrefitte, « Chronologie de la vie et de l’œuvre d’Albert Cohen », Belle du seigneur, Op. cit. p. LXXVII.

[97] Solal, Op. cit., p. 359-360.

[98] Ibid., p. 998.

[99] Belle du Seigneur, Op. cit., p. 695.

[100] En particulier, Louis Gernet, Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce, étude sémantique, Paris, E. Leroux, 1917.

[101] Solal, Op. cit., p. 132.

[102] Ibid., p. 415.

[103] Ibid., p. 422.

[104] Belle du seigneur, Op. cit., p. 391.

[105] Ibid., p. 551.

[106] Ibid., p. 414.

[107] Ibid., p. 517.

[108] Olivier Rolin, L’Invention du monde, Paris, Seuil, Points, 1993, p. 53.

[109] Milan Kundera, L’Ignorance, Paris, Gallimard, 2003.

[110] Primo Lévi, Si c’est un homme, Paris, Presses Pocket, 1988.

[111] Benjamin Fondane, Mal des Fantômes, Paris, éd. Plasma, 1980, p. 25.

[112] Italo Calvino, « Les Odyssées dans l’Odyssée », La Machine littérature, Paris, Seuil, 1993, p. 290-291.

[113] Ibid., p. 101.