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Mallarmé ou le cabinet des hybridations

Le Mythe et les Avant-gardes, dir. Véronique Léonard-Roques et Jean-Christophe Valtat, CRLMC, Presses universitaires de Clermont-Ferrand, 2003, p. 191-203. Cet ouvrage fait par ailleurs l’objet d’un compte-rendu de Marie Blaise dans Acta Fabula, Vol. 5, N°4, automne 2004 et Recherche Littéraire/Literary Research, revue de l’Association internationale de littérature comparée.





En 1974, dans La Révolution du langage poétique, L’avant-garde à la fin du XIXe siècle : Lautréamont et Mallarmé, Julia Kristeva cerne une énergie intérieure au langage capable de se disposer dans le code social – communicationnel – littéraire – textuel – pour le rompre (Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé) ou le transformer (Joyce, Artaud, Céline). Ce flux comme dispositif essentiel de la modernité et accessoire de la signifiance, articule un dispositif sémiotique mobile qui introduit la rupture qui passe par le code pour le transformer. Kristeva y apprécie une révolution : une irruption de la pulsion sémiotique qui éclate la structure signifiante dans le rythme, qui traverse le symbolique et l’unité locutrice pour les redistribuer dans une nouvelle unité sémiotique dans l’ordre symbolique. Un tel flux engage non seulement une mutation du discours littéraire mais encore une mutation du sujet. Si l’avant-garde a la charge de réaliser cette posture, elle doit donc se désituer par rapport à sa propre définition. Dès qu’une avant-garde s’immobilise dans son discours, elle dégénère en école et se fixe par rétention dans l’inertie. Si l’avant-garde s’institutionnalise, elle intègre les discours sociaux et idéologiques qu’elle contestait et s’éloigne dangereusement de l’acception baudelairienne. L’utopie des avant-gardes, c’est la recréation incessante des ruptures, la contradiction de la définition. Si elle ne s’ancre pas dans le discours littéraire et artistique, elle se coupe de la culture en acte et devient une chapelle solitaire, une marginalité. L’avant-garde n’est la vérité ni de l’un ni de l’autre : elle se larve à la jonction de l’institution et de la subversion au risque de n’être qu’une cause sans effet : un discours qui ne serait pas effectif, une autopsie post-mortem. Rien de plus décevant qu’une « révolte nommée » dit Barthes. La posture qu’identifie Kristeva comme révolution est aussi bien un retour à la scène originaire du langage, une régression en-deçà du code communicationnel et des symbolisations sociales. L’avant-garde de Kristeva n’est pas une vacance du langage poétique stricto sensu. Elle se constitue davantage comme retour aux archaïsmes primordiaux qui purge le langage de l’appareillage socio-historique qui occultait sa fonction essentielle. Elle révèle le sujet à lui-même et refait une nouvelle unité sémiotique trans-symbolique. Ce retour aux fonctions primordiales du dire s’articule à une philosophie du langage qui ne contrarie pas nécessairement l’anthropologie historique de Meschonnic et qui se superpose tout aussi bien à la pensée mythique. 

Associer la pensée mythique à la pratique des avant-gardes ne constitue pas une aporie, mais Kristeva ne franchira pas le pas, et s’en tiendra à sa théorie du culte chrétien comme fétichisme de substitution. À de rares exceptions près (les utopies/golems technologiques notamment), l’avant-garde n’est pas elle-même créatrice de mythes, si ce n’est peut-être le sien propre. Elle est davantage une réactivation de figures mythiques qu’elle extrait du récit premier qui devient une sorte de cadre référentiel fondateur. L’intertexte mythique renvoie à l’assurance d’une sorte de littérarité essentielle. Dans cette pratique, il faut comprendre la liberté que l’avant-garde manifeste à l’égard de ses modèles sans pour autant oblitérer la structure de renvoi. Ces figures entretiennent avec la modernité poétique un rapport structural et la poétique qu’elles déterminent prend son essor dans les ambiguïtés créées par les figures de pensée à l’œuvre. À travers ces figures mythiques signifiant par leur hybridité1 – phénix – faune – sirène – chimère2…– une même structure est convoquée qui dessine les contours d’un prototype structural, poétique, esthétique, philosophique. Ce prototype hybride dont parle Hugo Friedrich dans Structure de la poésie moderne motive l’élaboration sémiotique et l’expansion sémantique : « En réalité, il s’agit d’une communauté de structure, c’est-à-dire d’une architecture de base qui se répète avec insistance frappante à travers les manifestations les plus diverses de la poésie moderne »3. Cette structure d’horizon est naturellement à l’œuvre dans la poétique mallarméenne, en qualité de micro et de macrostructure qui initialise et programme la textualisation.



« Forme symbolique »4 forgée par l’inconscient collectif, l’hybridité constitue un mixte décevant de positivité et de négativité, comme le sylphe né – non-né dont aucun amant ne s’est uni à la mère. Théâtre intriqué, c’est dans le creux de sa propre non-coïncidence, que se présente son ipséité, c’est-à-dire son identité travaillée par une intime altérité. Être fissible, sa nature est d’alterner des « puretés successives à éclipses »5. Ni l’un ni l’autre. Et l’un et l’autre. Ou l’un ou l’autre : l’hybride est un peu tout à la fois. Et cette simultanéité équivoque, dans le vrai comme dans le faux, peut tout aussi bien reconduire aux affirmations univoques. Par conséquent, l’hybride ne tient dans aucune définition instantanée et ne s’épuise dans aucune morphologie en acte : il est indescriptible. En un sens, l’hybridité représente une immanence de coexistence, c’est-à-dire le tout impliqué dans chaque partie. Elle n’est pas une juxtaposition mécaniquement dissociable, mais l’expansion réciproque de corps les uns à travers les autres. À l’évidence, une représentation aussi contraire à la disjonction simpliste des existences distribuées dans l’espace, une représentation qui brouille si scandaleusement l’articulation plastique des corps devait choquer les Grecs. Logiquement donc, pour être sauvé de la poursuite des hybrides (Erinyes, chimères et autres émanations du chaos), il faut se réfugier dans le temple d’Apollon, le dieu de l’harmonie et de l’art. Ironie du sort : c’est ici même qu’elles ont élu domicile. En Europe, c’est à la fin du quinzième siècle, qu’une figure comme celle du satyre réapparaît, au croisement de la redécouverte de l’Antiquité et de l’engouement pour l’imaginaire tératologique. À la Renaissance, les satyres sont continûment associés au motif alchimique de la fabrication de l’or, métaphore de la création poétique. Les rééditions et la traduction de La Généalogie des Dieux de Boccace (1499), de La Mythologie ou explication des fables de Natale Conti (1551), des Images des Dieux des payens de Vincenzo Cartari (1556) contribuent à ressusciter les figures mythologiques aussi bien sur la scène que dans les cabinets de curiosités, dans les récits de navigateurs que dans les traités des naturalistes. Après une dévalorisation de « ces figures joyeuses et frivoles » sous les Lumières, c’est à la faveur de la poésie symboliste et décadente que ces figures sont réactivées comme symboles de l’activité poétique. Il s’agit d’un véritable engouement d’époque (cf. Les Dieux antiques6 et Mallarmé traducteur de G.W. Cox), et le fondateur de la mythologie comparée, Max Müller, y indexe la fonction mythopoétique du langage. Cet héritage symbolique est le dépositaire des processus inconscients de l’être-au-monde.

Entre le being et le between7, le duel et le pluriel, dans le Logos platonicien, l’hybride est réduit par la pensée dialectique aux démêlés de « l’Un ou du Deux »8 qui rabat l’hétérogène sur l’homogène. Toutefois, pour la modernité poétique, la fiction de l’hybridité réalise une exploration : elle vise à faire émerger des formes sédimentées de la pensée et du langage, de nouvelles possibilités symboliques. C’est donc tout naturellement que la modernité poétique – Baudelaire – Rimbaud – Lautréamont – Mallarmé – se réapproprient ces « hors-logiques ». Entrelacement déroutant d’être et de non-être, du réel et du non-réel, proche du travail de rêve, les modernes trouvent là un hors-la-loi propre à incarner une contestation esthétique et épistémique. Sa fiction, celle du Faune, figure une sorte d’éveil sensible, de cette instance du « RIEN N'AURA EU LIEU QUE LE LIEU », du Coup de dés : « dans ces parages du vague en quoi toute réalité se dissout EXCEPTÉ PEUT-ÊTRE UNE CONSTELLATION [...] ». La complexité de l’instant poétique, souligne Bachelard, se définit à l’intérieur d’une relation entre deux forces opposées ; l’instant passionné du poète émerge de l’entre-deux de la raison et de la passion, du réel et du virtuel.


Il faut que les antithèses se contractent en ambivalence. Alors l’instant poétique surgit [...], l’instant poétique est la conscience d’une ambivalence. Mais il est plus, car c’est une ambivalence excitée, active, dynamique.9


Sensible à l’activité créatrice de son époque, Mallarmé compare donc les créateurs à des hybrides. Il décèle en Manet une « ingénuité de chèvre-pied »10. Maupassant est également évoqué sous les traits d’un « faune inné de la vision et du dire ». Effet d’époque, cette assimilation trouve également des échos dès l’enfance puisque dans la veine de Théodore de Banville, l’un des poèmes de jeunesse fait de Pan une divinité tutélaire, modèle du poète :


Ô Pan ! fais de ma voix la trompette fidèle

Qui jette à l’univers au milieu des éclairs

Un éclat de ta voix, un feu de ta lumière !

Fais de moi ton archange !… une aile dont les airs

Gardent la trace en feu comme de ton tonnerre !11


Ambivalence excitée et espace d’invention de significations inédites, la figuration hybride désigne la connivence formelle et sensible qui s’établit entre la pensée mythique et la modernité poétique. Appelant à un dépassement de tous les schémas de pensée qui mutilent la différence à « l’ombre de l’Un ou du Deux », l’hybridité est désormais élevée à la dignité d’une complexité créatrice de formes. Chez Rimbaud, Mallarmé, Lautréamont, soutenue par le tissu des analogies, elle instaure des procédures de connexions puissantes qui visent à établir un nouveau rapport des références. Elle engage la pensée et l’écriture dans un processus de renouvellement indéfini qui est la loi de toute révolution. Récusant les « Parnassiens qui traitent encore leurs sujets à la façon des vieux philosophes et des vieux rhéteurs, en présentant les objets directement », Mallarmé énonce le Credo du poète moderne : du signifiant au signifié partiellement latent qui contribue à fournir l’espace d’accueil, le poème moderne doit inscrire son statut sémiotique dans un lieu interstitiel, entre dénotation et désignation. Ce régime mixte légitime la référenciation par reformulation, c’est-à-dire la réimputation fictive dans une catégorie qui, figurant un site mieux approprié, consigne l’excentrement du référent.


Je pense qu’il faut, au contraire, qu’il n’y ait qu’allusion. La contemplation des objets, l’image s’envolant des rêveries suscitées par eux, sont le chant : les Parnassiens, eux, prennent la chose entièrement et la montrent : par là ils manquent de mystère ; ils retirent aux esprits cette joie délicieuse de croire qu’ils créent. Nommer un objet, c’est supprimer les trois-quarts de la jouissance du poëme qui est faite de deviner peu à peu : de suggérer, voilà le rêve. C’est le parfait usage de ce mystère qui constitue le symbole : évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme, ou, inversement, choisir un objet et en dégager un état d’âme, par une série de déchiffrements.12


La fiction de l’hybride entretient donc un rapport structural avec les ambitions de la modernité poétique. Le texte ne visant plus le réel, le mystère peut se localiser dans le sensible qui disparaît avant sa verbalisation, sa « vaporisation » dit Mallarmé et sa captation par le pivot de la syntaxe et le rythme comme instance antérieure au sémiotique. Cette (re)création ou opération alchimique que Mallarmé évoque dans Igitur permet de réintégrer la transcendance aménagée dans la forme : l’immanence, laquelle n’est que le sacre du poète. « Tout le mystère est là : établir les identités secrètes par un deux à deux qui ronge et use les objets, au nom d’une centrale pureté », à partir de laquelle s’organiserait la circularité du sens. La poétique moderne advient pour « une remémoration réparatrice de la Parole et de l’homme qui n’ont plus lieu. Le poème célèbre donc un oubli d’où s’éveille dans la mémoire du langage cette lueur fugitive d’«autre chose », dont l’absence fixée dans le chant, demeure, elle du moins, « inoubliable »13. En s’affranchissant de la représentation ou en anéantissant le modèle, les objets de la poétique mallarméenne sont substituables les uns aux autres en même temps qu’ils présentent une communauté de structure : ils sont tous reliés par une sorte de gamme harmonique qui est l’Idée. Ils sont symboliques et leur langage est un mode de signifier propre au mythe :


Entre les termes même qu’il distingue ou qu’il oppose dans son armature catégorielle, il ménage dans le déroulement narratif et dans le découpage des champs sémantiques, des passages, des glissements, des tensions, des oscillations, comme si les termes tout en s’excluant s’impliquaient aussi d’une certaine façon. Le mythe met donc en jeu une forme de logique qu’on peut appeler, en contraste avec la logique de non-contradiction des philosophes, une logique de l’ambigu, de l’équivoque, de la polarité […], une logique qui ne serait pas celle de la binarité, du oui ou du non, une logique autre que la logique du logos.14


L’hybridité n’est certes pas un mythe, elle se présente davantage à la fois comme motif et comme thème. « Le motif est un élément concret, qui s’oppose à l’abstraction et à la généralité du thème »15. Or, le motif n’est pas à strictement parler un élément constitutif du mythe. Davantage nature, l’hybridité peut apparaître sous l’hypostase d’un personnage plus ou moins individualisé : l’Hérodiade de Mallarmé, le Faune de L’Après-midi, ou alors sous les traits d’un personnage générique : la « troupe de sirènes maintes à l’envers » de « Salut », sonnet liminaire des Poésies évoque ce pluriel indéfini, ce particulier non-individuel. Soit une actualisation en un personnage précis − soit une figure générale non différenciée : un principe de constitution. En revanche, on ne peut souscrire à un mythe de l’hybridité. L’hybridité ne raconte pas une histoire sacrée, n’est pas suffisante pour proposer un récit. Du mythe, elle possède pourtant la même structure qui, explique Gilbert Durand, est un « ensemble dynamique, c’est-à-dire un système de forces antagonistes »16 ou encore « un ensemble dynamique de symboles, d’archétypes et de schèmes, système dynamique qui, sous l’impulsion d’un schème, tend à se composer en récit »17. À partir de cette acception, l’hybridité pourrait être pensée comme schème, un canevas symbolique et fonctionnel du mythe, une « généralisation dynamique et affective de l’image »18. Ce signifié hybride boucle, dans une application synthétique, le concret et l’universel, l’actuel et le virtuel et, de ce fait, tend à rejeter l’individuation : il est un universel concret, un concret non-individuel. Personnage et nature, concept et organisation corporelle, l’hybride peut désormais être pensé comme figure. L’ambition de la modernité poétique s’y contient et s’y mesure : figure tacite, l’hybride propose une assimilation de l’espace poétique à celle de l’espace symbolique, une convergence du sémiotique et du sémantique, le commerce d’un fond an-historique et de l’investissement pulsionnel. Quant à la sélection de figures mythiques, elle hypostasie une sédimentation de la signifiance hybride.

Lorsque Mallarmé explique dans La Musique et les Lettres qu’il se propose « à l’égal de créer », de fabriquer « la notion d’un objet, échappant, qui fait défaut », cet objet bascule dans son mode d’inexistence : tout autant que l’objet rimbaldien, l’objet mallarméen perfore son objectivité et acquiert un mode ontologique mixte entre virtualité et existence idéelle. Récusant son individualité, il se propose comme catégorie spirituelle et totalité qui, dans sa figuralité19, exemplifie l’ensemble des objets disponibles de l’Idée. L’univers (sa dissolution) constitue l’horizon de l’objet, un horizon déjà tout informé par les structures qu’y invente l’Esprit. L’Idée est la signification unitaire de ce monde, les substitutions sont le spectacle de l’Univers. Entre point de mire et point de fuite, « centrale pureté » et nécessaire périphérie, dans la poétique mallarméenne, les rapports sont d’équilibre et d’échange. La circulation des formes, le commerce des antithèses, se laissent guider par un parti pris de bipartition : « Tout le mystère est là : établir les identités secrètes par un deux à deux qui ronge et use les objets, au nom d’une centrale pureté » et J. Scherer a souligné la hantise du double dans la rêverie mallarméenne – le thème de Janus – par exemple, occupe dans la conception du Livre une fonction de matrice idéale.



De la structure hybride comme structure d’horizon, la poétique mallarméenne récupère l’idée si séduisante d’une immanence de coexistence. Ce bonheur de la re-référenciation désormais permis par cette contiguïté des choses dans l’espace et dans le langage est une co-présence : le tout impliqué dans chaque partie, le rien qui est tout, activable à tout moment :


Le poème prétend plutôt se présenter comme une structure se suffisant à elle-même, multiple dans le rayonnement de ses significations, composé d’un réseau de tensions et de forces absolues qui exercent une action indirecte sur les couches de l’être qui n’ont pas encore accès au monde rationnel et qui enfin mettent en mouvement l’auréole sémantique qui enveloppe les concepts.20


Les éléments du poème, les signifiants sont, et non pas désignent, les assemblages. Système ouvert, la modernité poétique se détermine comme une interaction dynamique entre les signifiants : les relations, dont l’ensemble forme la structure. Mais si un signe est toujours vu par un autre, cette grammaire devient une heuristique censée restaurer l’harmonie initiale21. La shiftérisation des signifiants se produisant en texte aménage une fiction de l’Eden d’où s’éveille le langage de ce qui s’est perdu : l’expérience poétique signifie désormais l’état limite d’une geste orphique, d’une coalescence utopique de la vie et de la mort qui dessine le schématisme de l’Un, « source première », « L’absente de tous bouquets »22 qui permet d’en conserver toute la pureté. Comme l’évoque le premier vers de « Prose », la poésie fait donc mémoire. Elle est l’accessoire d’une théologie trans-historique, d’un fond commun sacré et secret :


« Avec l’ingéniosité de notre fonds, ce legs, l’orthographe, des antiques grimoires, isole, en tant que littérature, spontanément elle, une façon de noter. Le tour de telle phrase ou le lac d’un distique, copiés sur notre confirmation, aident l’éclosion, en nous, d’aperçus et de correspondances. »23


par lequel quelque chose comme la littérature advient, comme signifié ultime – textuel – sacrificiel – du travail de la signifiance hybride.

Le poème est le véritable décor de l’hybridité. Il ne faut donc pas s’attacher à y chercher un quelconque référent et l’héroïne mallarméenne par excellence, Hérodiade, figure cette autonomie24, cette « langue qui doit nécessairement jaillir d’une poétique très nouvelle ». S’affranchissant du récit mythique25, Hérodiade restitue une articulation et « l’ambiguïté de quelques figures belles, aux intersections » déjouant toute référence stricte. Dans ce procès, toute forme devient un acte, une forme vivante, mais secrète, comme le « Sonnet en Yx », car elle possède une vertu d’hybridité. Elle transcende ses éléments (différence) qui cependant la manifestent seuls de manière irréfutable (identité). Le texte comme accessoire de cette poétique devient une structure globale en incorporant la différence par l’hybridité de toute structure. Dans un décor de l’absence, une connivence d’Hérodiade avec Méduse est d’ailleurs discrètement suggérée26. Ses « cheveux immaculés », vierges de tout regard, constituent un bouclier de cheveux pétrifiant et l’héroïne, « reptile inviolé », protégée de toute profanation, s’assimile encore davantage à la Gorgone dans la suite de la « Scène » :


J’aime l’horreur d’être vierge et je veux

Vivre parmi l’effroi que me font mes cheveux

Pour, le soir, retirée en ma couche, reptile

Inviolé, sentir en la chair inutile

Le froid scintillement de ta pâle clarté,

Toi qui te meurs, toi qui brûles de chasteté,

Nuit blanche de glaçons et de neige cruelle !


La toucher serait un « sacrilège », « impiété fameuse » sinon pour le « dieu que le trésor de (sa) grâce attend ». Ce blasphème est identique à celui du faune : il désigne une transgression du langage. Figure hybride – moderne Méduse – nouvelle beauté « qu’aucune chimère ne vient plus mordre », Hérodiade semble se pétrifier elle-même dans un rapport quasi hypnotique à son spéculum qui n’a de matérialité que la surface gelée du miroir. Mallarmé le souligne, elle « vit dans l’idolâtrie ». Idole vaine, Hérodiade, femme hybride et duplice, est infectée de mort d’un côté, de l’autre elle se mire en une circularité qui lui confère la qualité du poétique. C’est en ce sens que Mallarmé en fait un symbole de la Beauté moderne. Son corps est un lieu nul et immanent, un site anonyme et infini dans lequel se reflète le propre corps du texte. Le procès d’Hérodiade est celui-là même de l’expérience poétique. D’où ce rapport hypnotique de Mallarmé à son héroïne, étalée sur plus de trente-quatre ans. L’objectif : « tout confondre en un unique baiser. »27 Mais cet objectif reste chimérique, suspendu : il engage la poésie tout en la refusant, un peu à la façon d’une extase rimbaldienne. De sang mêlé, hybris poétique, l’Hérodiade qui s’ouvre en 1864 ne sera jamais achevée puisque l’évitement de la clôture est le dispositif essentiel de sa perversion. Cet évitement de la clôture, le déni de la coupure, la recherche d’une ouverture sur l’a posteriori de la représentation édifient précisément le code poétique de l’avant-garde.

Inscrite au départ et au terme du projet poétique, l’hybridation des instances du discours et des catégories génériques s’effectue à travers une matière verbale elle-même ambiguë dont le signe est le premier hybride. Le résidu de ce travail n’est que la forme : un art total qui, comme le septuor du « Sonnet en Yx », « se fixe » mais dans une sorte d’immanence mobile. Le virtuel qui abrite l’hybridité est tout autant une qualité de la forme. Celle-ci devient la « trace »28 dit Mallarmé de son existence. Elle aménage un passage vers le Beau : « Après avoir trouvé le Néant, j’ai trouvé le Beau ». Si l’artiste peut prétendre à l’unité et à la possibilité du schématisme hybride, donc paradoxal, c’est au prix de cette surenchère de la division. Dès lors, l’élaboration qui s’ensuit oscille entre le vide des « captations imaginaires »29, c’est-à-dire les modes de captation du sujet lié au corps et au fantasme, mais aussi les points d’issue que représentent ces « chutes » du discours. Cette ascendance n’a d’autre passion que celle du signifiant qu’elle subit. L’esprit créateur cherche alors à s’éployer en « figures » :


Quoi ! Le parfait écrit récuse jusqu’à la moindre aventure, pour se complaire dans son évocation chaste, sur le tain des souvenirs comme l’est telle extraordinaire figure, à la fois éternel fantôme et le souffle ! Quand il ne se passe rien d’immédiat et en dehors, dans un présent qui joue à l’effacé pour couvrir de plus hybrides dessous.30


Ces figures « couvrant de plus hybrides dessous » fonctionnent comme de véritables éléments scéniques chargés d’exprimer analogiquement les symboles visibles dans « les spectacles du monde ». « Pareil effort magistral de l’Imagination, déclare Mallarmé, touche à l’un des mystères sacrés ou périlleux du langage31 ».

L’endogenèse scripturale d’Hérodiade met en texte une chaîne complète de signifiants : Héros, éros, rose, or, sombre, dyade, dryade, diamants… : le nom motive les analogies et les structure, il se divise en autant de signifiants, comme un programme poétique : une machine textuelle. L’hybridité du nom (à la fois thétique, mythique et symbolique) configure le parcours génératif des signifiants. Il programme la sémiosis, il intervient comme matrice d’Hérodiade. Cette hybridité est constitutive : elle motive l’élaboration sémiotique et l’expansion sémantique. « Hérodiade » est donc un exemple singulier de signifiant déterminant qui porte en lui ses développements ultérieurs comme autant de greffes dont la nécessité s’impose contre le hasard sémiologique. Le texte ainsi produit comme procès de la signifiance devient lui-même un hybride. Figurant le passage de la micro-structure à la macro-structure, ce schème mythique initialise et programme ainsi la textualisation en imprimant une sorte de macrostructure dans le principe de la génération textuelle. « Envol tacite d’abstraction », ce parcours génératif réalise l’ambivalence du signifié hybride qui devient un signifié générateur de l’être, du texte : une infection de l’entre-deux qui balaie la totalité éclatée et centrifuge de la stase identitaire et textuelle. Cette corrélation du sémiotique et du sémantique réunit sous les auspices du schème hybride produit ce que la linguistique appelle un effet de pertinence. La modernité poétique, son sas d’entrée, s’inscrit dans cette structure sémantique double. Utopie de langage, forme qui est acte, mais forme vivante comme « le Sonnet en Yx », du bestiaire mythique de l’entre-deux à la structure mythique du poème, cette poétique et l’immanence qu’elle induit, instruit un schéma ontologique dans lequel le réel ne fait qu’un avec le virtuel. Alors, le poème est un acte qui se signifie lui-même. Il est à lui-même sa propre figure et la figure mythique qui le préside contient et immobilise son code génétique. La licorne du « Sonnet en Yx », doublet de la Chimère, dans la même perspective que le phénix, s’assimile à l’opération alchimique que se propose l’Art et dans Igitur, le cornet (corps né note Kristeva) qui sert à jeter les dés est « la corne de licorne – d’unicorne32 ». L’hybride – faune – phénix – licorne – sirène – signifie le « jeu total » de la création poétique. 


Avec l’intervention de la licorne, animal magique et chimérique, un lien s’établit : de sa corne fabuleuse jaillissent implicitement la pensée (thème occultiste), les dés, qui fixent le hasard en constellation. Le combat amoureux de la licorne et de la nixe entraîne donc, génétiquement, l’apparition et la fixation du « septuor » stellaire.33


Dans ce procès, le texte moderne ne peut être traversé par la praxis du langage. Pas d’autre échappatoire pour le moderne que l’acte d’entrer dans cet autre langage bâti sur un minimum de procédures actualisantes comme « poésie instruite et animée de l’intérieur »34. Les mythes des avant-gardes sont nécessairement des mythes de l’hybridité.



Les « tiers aspects » dégagés par l’invention hybride s’associent les uns aux autres en des relations multiples : « Tout l’acte disponible, à jamais et seulement, reste de saisir les rapports, entre temps, rares ou multipliés ; d’après quelque état intérieur et que l’on veuille à son gré entendre, simplifier le monde. »35 Cette disjonction initiale renvoie à l’hétérogénéité première du Signe même. L’œuvre ainsi produite est une sorte d’hypertexte qui contient la mémoire de sa propre genèse et se retourne sur son étymologie : le signifié mythique, comme à une sorte de littérarité essentielle. Confirmant son statut général d’écriture d’intersection, tant au niveau esthétique et générique que logique et gnoséologique, cette signifiance hybride interroge les limites mêmes de notre culture et de la toute puissance du Logos. Y trouvant dans la forme une contestation de la logique bipolaire et des taxinomies romantiques, les avant-gardes réinvestissent volontiers ces figures mythiques : le modernisme, le futurisme, le surréalisme… interrogent les limites mêmes du littérarisable. Pour autant, le texte produit ne devient pas un récit mythique : en déconstruisant son langage, en exhibant sa génération (son intelligibilité textuelle), il propose sa propre démystification (comme épuisement de la catégorie du langage). Paradoxalement, cette iconoclastie est la condition de réinvestir le sacré et la culture en acte. Purge des négativités et des nomenclatures, on comprend que le phénomène de l’avant-garde canalise simplement la pulsion de vie. Si pour Max Müller, le mythe travaille la langue, il faut ajouter que la langue travaille tout aussi bien le mythe et que pour la modernité poétique, le mythe n’est pas la décadence de la langue, c’est son « élan vital ». On pourrait y objecter une révolution pour rien puisque le langage conserve sa position surplombante. Mais connaissant sa fiction et consciente de l’immanence de la Beauté, cette révolution peut revenir aux origines des origines, à sa source « primitive et immémoriale ». Elle peut s’annuler et se réfléchir dans son illimitation irreprésentable : susciter son devenir.



Olivier Sécardin

Université de Paris-IV Sorbonne / Columbia University





Notes

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[1] À ce propos, cf. le remarquable article de Laurent Mattiussi, « Emblèmes mallarméens de l’hybridité », Poétique, n°114, Avril 1998, Éditions du Seuil, p.141-159.

[2] Dans le bestiaire hybride mallarméen, la Chimère est la figure privilégiée, notamment dans Igitur, pour suggérer : « une antique idée se mire telle à la clarté de la chimère en laquelle a agonisé son rêve, et se reconnaît à l’immémorial geste vacant avec lequel elle s’invite, pour terminer l’antagonisme de ce songe polaire, à se rendre, avec et la clarté chimérique et le texte refermé, au Chaos de l’ombre avorté et de la parole qui absolut Minuit ». Sémantiquement double, la Chimère « agonisante » qui verse « par ses blessures d’or l’évidence de tout l’être pareil », est tout à la fois cet animal cracheur de feu et le motif ornemental qui s’enroule autour des pieds de tables ou de consoles. L’évocation des « monstres » vespéraux, enfouis dans les ténèbres » se complique puisqu’ils sont « immobilisés par un choc malencontreux » et « fondus entre eux ». « Monstres nuls », la tension des contraires aménage une neutralité, un suspens. Ce « deux à deux », note Jean-Pierre Richard, constitue une synthèse anéantissante. L’absorption totale et réciproque des éléments aboutit à une forme de continuité réparatrice.

[3] Hugo Friedrich, Structure de la poésie moderne, traduit de l’allemand par Michel-François Demet, Le Livre de Poche, 1999, p. 8.

[4] M. Eliade, Mythes, rêves et mystères, Paris, Gallimard, 1967, p. 136.

[5] Vladimir Jankélévitch, Le Pur et l’Impur, Flammarion, coll. « Champs », 1960.

[6] Les Dieux antiques, d’après George W. Cox, Paris, Rotschild, 1880, Cité d’après l’édition des Œuvres complètes, établie et annotée par Henri Mondor, op. cit., p.1164.

[7] W. Desmond, Being and the Between, Albany, State University of New York Press, 1995. 

[8] Jean-Jacques Wunenburger, La raison contradictoire. Sciences et Philosophies modernes : la pensée du complexe, Paris, Albin-Michel, 1990, p. 10.

[9] G. Bachelard, L'Intuition de l'instant, Paris, Stock, 1992, p. 104. 

[10] « Qu’un destin tragique, omise la Mort filoutant, complice de tous, à l’homme la gloire, dur, hostile marquât quelqu’un enjouement et grâce, me trouble – pas la huée contre qui a, dorénavant, rajeuni la grande tradition picturale selon son instinct, ni la gratitude posthume : mais, parmi le déboire, une ingénuité de chèvre-pied au pardessus mastic, barbe et blond cheveu rare, grisonnant avec esprit. », Mallarmé, « Edouart Manet », Œuvres complètes, édition établie et annotée par Henri Mondor et G. Jean Aubry, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1945, p. 532.

[11] Mallarmé, « Pan », Poèmes de jeunessse, O. c., p. 210 et ce rêve s’empare du poète : « Un rêve m’étreint sous sa griffe / Et j’ai, toujours sans dormir, beau / Cajoler ce vain hippogriffe. », XXX, Vers de circonstance, Ibid., p. 155.

[12] Stéphane Mallarmé, « Réponses à des enquêtes », Ibid., p. 869.

[13] Roger Dragonetti, Etudes sur Mallarmé, réunies et présentées par Wilfried Smenkens, Romanica Gandensia XXII, 1992, p. 48.

[14] Jean-Pierre Vernant, « Raisons du mythe », in Mythe et Société en Grèce ancienne, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points Essais », 1992, p. 250.

[15] P. Brunel, Cl. Pichois et A.M. Rousseau proposent cette définition générale in Qu’est-ce que la littérature comparée ?, Paris, Armand Colin, coll. U, 1983, p. 128.

[16] Gilbert Durand, Le Décor mythique de la Chartreuse de Parme, préface à la deuxième édition, José Corti, 1971, p. 5.

[17] Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, 1960, 3e édition, Bordas, 1969, p. 64.

[18] Ibid., p. 61.

[19] J-F Lyotard, Discours, Figure, Éditions Klincksieck, coll. D’esthétique, Paris, 1985.

[20] Hugo Friedrich, Op cit., p. 15.

[21] « Ah ! Le signe par excellence ; mais si l’on croit l’avoir compris, c’est qu’on est ce mage appelé Dieu, dont l’honneur est de n’être pas soi, mais jusqu’au dernier qu’il s’agit de résorber, au pur Simple, pour se redevenir : d’où ce n’est pas même à la foule d’un jour tout entière, qu’il faut avoir livré le sens de cette lettre absconse (qu'on a tiré d’elle après tout, de ce qu’elle meurt et ignore) mais à l’humanité. Tout est vain en dehors de ce rachat par l’Art, et l’on reste un filou. L’Art implique cela et un théâtre éternel, où passeront des générations. », Mallarmé, Lettre du 10 septembre 1885, p. 785-786, cité par Bertrand Marchal, Introduction, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », T.1, Édition présentée, établie et annotée par Bertrand Marchal, 1998, p. XXXIV.

[22] Mallarmé, Préfaces, Avant-dire au traité du verbe de René Ghil, Op. cit., p. 857.

[23] Mallarmé, La Musique et les Lettres, Ibid., p. 646.

[24] « La plus belle page de mon œuvre sera celle qui ne contiendra que ce nom divin Hérodiade. Le peu d’inspiration que j’ai eu, je le dois à ce nom, et je crois que si mon héroïne s’appelait Salomé, j’eusse inventé ce mot sombre, et rouge comme une grenade ouverte, Hérodiade. Du reste, je tiens à en faire un être purement rêvé et absolument indépendant de l’histoire. », Mallarmé, Lettre à Eugène Lefébure, samedi 18 février 1865, Correspondance choisie, Op. cit., p. 669. 

[25] Depuis le Moyen-Age, un mythe littéraire s’est formé autour de l’épisode biblique où la reine Hérodiade incite sa fille, Salomé, à exiger la tête de saint Jean Baptiste en échange de la danse des sept voiles que lui demande son beau-père Hérode, époux en secondes noces d’Hérodiade.

[26] Pour une analyse du mythe de Méduse, Dominique Bourdin, « Tête de Méduse », Psychanalyse à l’université, Revue trimestrielle, Tome 18, N° 71, Juillet 1993.

[27] Mallarmé, « Mimique », Crayonné au Théâtre, Op. cit., p. 264.

[28] « L’ordinaire abandon sans produire de trace/Hors des seins abolis vers l’infini vorace », Hérodiade, Op. cit., p. 149.

[29] Lacan, Le Séminaire, Livre I, Paris, Édition du Seuil, 1975, p. 247.

[30] Mallarmé, Drame, cité par Derrida in La Dissémination, Collection « Tel Quel », Editions du Seuil, 1972, p. 348-349.

[31] Mallarmé, Les mots anglais, Op. cit., p. 921.

[32] Mallarmé, Igitur ou la Folie d’Elbehnon, Op. cit., p. 441.

[33] Jean-Pierre Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, Paris, Éditions du Seuil, 1961, p. 215-216.

[34] Saint-John Perse, Lettre à la Berkeley Review du 10 août 1956, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p.566.

[35] Mallarmé, La Musique et les Lettres, Ibid., p. 647.