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La poésie impie ou le sacre du poète, sur quelques modernes

Literature and the Sacred, ALIF, Journal of Poetics, N°23, The American University in Cairo, 2003, p. 212-232.





La théologie,
Qu’est-ce que la chute ?
Si c’est l’unité devenue dualité, c’est Dieu qui a chuté,
En d’autres termes, la création ne serait-elle pas la chute de Dieu ?

Charles Baudelaire, Fusées


Le moment poétique défini comme tel par Rimbaud : « Ineffable torture où il [le Poète] a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit – et le suprême Savant ! », répond d’un clivage absolument moderne en même temps qu’il conjoint des aspirations plus qu’inactuelles. Don de prophétie ou d’enthousiasme, la poésie est l’articulation d’une part divine, celle de l’« Est deus in nobis » d’Ovide et d’une part maudite, celle que théorisera Bataille. « Voleurs de feu », les modernes veulent recomposer une société qui n’est pas possible sans art. L’art ne leur est pas seulement une religion figurée par le Livre comme Temple, mais aussi le lieu des cérémonies sociales. Le Livre n’est pas un cénacle restreint mais le centre radiant de la Cité. Outrepassant le cadre chrétien et le néoplatonisme d’époque, il s’agit pour le poète d’intégrer cette hétérodoxie au profit d’un syncrétisme de plus en plus profane. Non seulement, le moderne peut se réclamer de faire autorité, puisqu’il est inspiré : cela signifie que le politique devient un attribut (une greffe) de la « vertu poétique », le poète pouvant tout aussi bien créer des vers, conseiller les puissants et guider l’opinion comme du Bellay ; mais d’autre part, il peut suppléer les prêtres puisqu’il détient les secrets du nouveau Verbe s’édifiant sur les ruines de la théologie. Pour le poète chrétien, il s’agissait de louer, double mouvement d’une invocation et d’une dédicace, le Créateur et la Création. La poésie était subordonnée à son modèle qui était la Nature et les arcanes de la Création. Désormais, la poésie opère une dissociation entre le sacré et le profane et la poésie elle-même passe dans l’espace laïque.

C’est dire qu’elle est disponible au plus grand nombre. Il s’agit de travailler le vers : celui-ci n’est pas immédiatement disponible ni médiatement abouti, la création poétique reste un métier, le même que Boileau ou Bossuet, mais c’est un métier investi. C’est là la condition pour le poète d’exprimer avec justesse la forme dans laquelle se génère la parole poétique. Cette forme tend à exister pour elle-même. Elle est une génération. Mais elle est également la fondation à partir de laquelle peuvent se déployer les ensembles discursifs. En sollicitant le « mirage interne des mots mêmes », sa tentation de l’immanence devient pour elle la vertu de son autonomie, à l’image des girations des Chants de Maldoror qu’un discours néo-kristevien s’est approprié. Le sacerdoce de la poésie moderne s’alimente de cette génération de l’écriture se prenant elle-même pour objet ; non l’adéquation mimétique, non la restauration d’un ordre divin, non la nostalgie lamartinienne d’un temps efficace où l’homme « n’avait pas encor, dans son délire, / Brouillé ce grand miroir où Dieu l’avait fait lire, / Et, semant au hasard ses débris en tout lieu, / Mis son verbe terni sur le verbe de Dieu ! ».1

Des modernes, ce sont sans doute Rimbaud (1854-1891) et Mallarmé (1842-1898) qui sont les plus influencés par ce postulat. Du romantisme, tous deux récupèrent la défiance envers le Dogme chrétien, c’est-à-dire le double mouvement d’une fascination et d’une répulsion. Pour les modernes, la poésie est métamorphosante. Elle est ce rythme essentiel des différents « aspects de l’existence » : elle constitue la seule tâche spirituelle, la seule capable de prendre le relais du Verbe créateur. Elle seule est capable de combattre la nécrophilie chrétienne et de restituer à l’homme le secret de sa divinité. Enfin, s’il y a un platonisme chez Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé, c’est en ce sens que le modèle reste toujours supérieur à la copie. Puisque la copie manque son modèle, il s’agit donc d’engager l’écriture dans un régime non mimétique du sensible. Débarrassée de la contrainte référentielle ainsi que de l’assise logocentrique, l’investiture du poète est de « trouver une langue », c’est-à-dire de reformuler la liaison des mots aux choses dans un rapport au monde toujours neuf, informulé, incommencé. À la « prière proscrite » de Baudelaire succède la possibilité linguistique de substituer à un monde lacunaire2 et décevant, la Synthèse heureuse et « très une de l’Univers »3. Lavé de la mélancolie baudelairienne de ne pouvoir suppléer au monde, le poète moderne règne en Dieu sur sa (re)création et la syntaxe devient effectivement la seule garantie. Mutatis mutandis, une ambition analogue hante Rimbaud : dans la Genèse, le monde est (crée par) la parole de Dieu ; dans la création poétique, le monde de Dieu est balayé par celui de Satan. Le monde fuit dans le langage, comme le langage fuit dans le monde. Le texte ne vise plus le réel : il se donne comme le monde. Le mystère est là, dans ce scintillement du sensible qui disparaît avant sa verbalisation, sa « vaporisation » dit Mallarmé et sa captation par le pivot de la syntaxe et le rythme comme instance trans-symbolique antérieure au sémiotique. Cette recréation ou opération alchimique que Mallarmé aime à évoquer dans Igitur permet de réintégrer l’unité, la totalité, la transcendance aménagée dans la forme : l’immanence, laquelle n’est que le sacre du poète. Les modernes ont ambitionné d’être à l’origine d’un nouveau sacré, d’une nouvelle théologie de la Parole qui serait l’empire du sémiotique.


I. « Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes »


L’un des traits communs des poètes modernes est leur lutte contre les ensembles idéologiques : famille (Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont), patrie (Rimbaud, Mallarmé), Église (Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé), classe, sexe… constituent des structures mortes et sclérosées qui empêchent la dépense. A contrario, Mallarmé compare l’activité poétique à l’explosion d’une bombe, à une sorte d’attentat anarchiste contre le dogme le plus tenace. M.-A. Ruff a également relevé ce « devoir de destruction, de désintégration »4. La véritable subversion consiste en une dépense qui se place hors des institutions – hors du profit – et qui se donne, peut-être, comme gratuite. Hors-crédit – hors-légalité – le principe poétique doit être source de liberté et matrice de la vie (une arborescence des signifiants, la « liberté libre »). Ainsi, la révolte s’assigne-t-elle une refonte des institutions sociales et une métamorphose du politique qui excède les solipsismes solitaires. Ainsi, selon la formule d’Aldo Pellegrini, « La poésie, est une mystique du réel. Le poète cherche dans le mot, non pas un mode d’expression [dans le sens limité d’une spécificité du discours] mais une manière de participer à la réalité. Au moyen du verbe, le poète n’exprime pas le réel : il y participe »5. L’enthousiasme de Rimbaud pour la Commune censée rétablir l’amour universel (la nostalgie6 de l’Amour déjà si prégnante et thétique dans « les Orphelins », « Sensation », « Soleil et chair »…), puis son aversion contre le Gouvernement de l’ordre moral de 1873, le combat de Mallarmé contre la Troisième République, militent en faveur du principe de jouissance puisqu’« apprendre et jouir, tout est là »7. Dès que la Loi cesse d’être un principe symbolique restreint pour dégénérer en code juridique et légal, c’est l’abolition de la jouissance qui s’ensuit et l’interdit instaure la mort. De telles organisations sont des nécropoles :


Un grand dommage a été causé à l’association terrestre, séculairement, de lui indiquer le mirage brutal, la cité, ses gouvernements, le code autrement que comme emblèmes ou, quant à notre état, ce que les nécropoles sont au paradis qu’elles évaporent : un terre-plein, presque pas vil. Péage, élections, ce n’est ici bas, où semble s’en résumer l’application, que se passent, augustement, les formalités édictant un culte populaire, comme représentatives – de la Loi, sise en toute transparence, nudité et merveille.

Minez ces substructions, quand l’obscurité en offense la perspective, non – alignez-y des lampions pour voir : il s’agit que vos pensées exigent le sol un simulacre.8


Dans une lettre à Verlaine datée du 16 novembre 1885, Mallarmé désigne précisément son époque comme un « interrègne » : « Au fond je considère l’époque contemporaine comme un interrègne pour le poète, qui n’a point à s’y mêler : elle est trop en désuétude et en effervescence préparatoire, pour qu’il ait autre chose à faire qu’à travailler avec mystère en vue de plus tard ou de jamais… ». Or, Littré précise que l’interrègne est « un intervalle de temps pendant lequel, dans un royaume, il n’y point de roi », c’est-à-dire une période où ce qui a régné disparaît sans que rien ne vienne le remplacer : une vacance précisément. En disqualifiant ainsi le moment politique contemporain, les modernes portent le même espoir de rompre la symbolisation sociale et ce mouvement est foncièrement a-théologique. La modernité poétique ne peut se faire que comme une critique du symbolique qui donne sur autre chose que l’idéologie (comme dégradation du symbolique) : sur le poétique (comme renouvellement). Modernité in situ donc, mais contre tout. « Dans les sociétés dominées par le droit paternel et la lutte des classes en vue d’une augmentation de la production, cette contemplation reste en dehors des préoccupations productives de la société et court le risque de s’exiler dans une transcendance qu’on désigne sous le nom de religion, si les pulsions, la négativité et la jouissance des contemporains ne s’en servent pas pour se renouveler et renouveler en même temps les structures sociales » écrit Julia Kristeva dans la Révolution du langage poétique9. La Révolution doit donc accomplir une parfaite métamorphose de la vie et cette métamorphose du corps politique et social doit délivrer le corps du poète opprimé par la religion chrétienne, cette bureaucratie répressive qui étouffe l’instinct et enténèbre les soleils intérieurs.  « […] Dieu qui pour deux mille ans vouas à ta pâleur,/ Cloués au sol, de honte et de céphalalgies,/ Ou renversés, les fronts des femmes de douleur. » Steve Murphy10 a d’ailleurs analysé cette libération somatique conjointe à la libération politique, sociale, sémantique et religieuse qui est le credo du poète dès Soleil et chair. Dans les Poètes de sept ans, c’est la Bible qui n’est pas loin non plus d’oppresser le poète, et qui s’assimile au livre du devoir imposé par la mère :


Il lisait une Bible à la tranche vert-chou ;

Des rêves l’oppressaient chaque nuit dans l’alcôve.

Il n’aimait pas Dieu ; mais les hommes, qu’au soir fauve, 

Noirs en blouse, il voyait rentrer dans le faubourg

Où les crieurs, en trois roulements de tambour,

Font autour des édits rire et gronder les foules.


À la Bible « vert-chou » léguée par l’Institution et par cette mère RIMB que Rimbaud exècre11, le poète recompose son monde avec son propre verbe puisque « le désordre de son esprit » est désormais « sacré ». Dans « Ma Bohême », le poète s’initie à la parole formulée dans l’errance (la poésie). Et dans cette parole vive, celle que promet Aube, le poète peut à son tour se fuir, si bien que le trajet amorcé revient à son origine mais s’y relance à chaque début de vers. L’initiation du poète est un double mouvement qui signifie son instruction et cette amorce de l’initiation aux mystères, à ce qui doit être tu, au rythme. C’est ce que le poète appelle l’« Alchimie du verbe » et cette vision impose une nouvelle écriture, un nouveau graphe qui contribue à sanctifier le passage du profane au sacré, du connu à l’inconnu. Dans cette perspective, Rimbaud est finalement très proche de Baudelaire. Tous deux ont lu et relu la Bible, et Paterne Berrichon précise que les livres que Rimbaud semble avoir le plus lu, sont la Genèse, le Lévitique, le Cantique des cantiques, Isaïe, Jérémie, les Évangiles et l’Apocalypse. Rimbaud qualifie de « psaume » Mes petites amoureuses ou Chant de guerre parisien ; Nuit de l’enfer est très certainement inspiré du Livre de Job, etc. Les allusions bibliques sont tellement récurrentes qu’il serait vain de vouloir en dresser la fréquence. Toutefois, alors que la parole des prophètes est un intercesseur entre Dieu et les hommes, la parole du poète n’est donnée et recueillie par aucune transcendance. Le texte des Voyelles est symptomatique de cette pratique muette puisque les voyelles sont les seules destinataires et que ces voyelles constituent le poème lui-même (la lettre est la forme qui ne s’articule que sur des faits d’absence). S’immobilisant « dans la réserve du discours », le texte est clos, verrouillé sur lui-même, bâti sur un minimum de procédures actualisantes. Ce que Friedrich12 qualifie « d’avènement du monologue » est cette dégradation d’une parole en texte dont Dévotion dans les Illuminations et initialement publié dans la Vogue du 21-27 juin 1986 constitue l’acmé. Dans ce poème profane, Rimbaud exploite le modèle votif mais le vide de son signifié en bloquant ses conditions de destination.


À ma sœur Louise Vanaen de Voringhem : – Sa cornette bleue tournée à la mer du Nord. – Pour les naufragés.

À ma sœur Léonie Aubois d’Ashby. Baou – l’herbe d’été bourdonnante et puante. – Pour la fièvre des mères et des enfants.

À Lulu, – démon – qui a conservé un goût pour les oratoires du temps des Amies et de son éducation incomplète. Pour les hommes ! À madame***.


La prière est ainsi retournée (détournée) et Rimbaud expose son envers. Dévotion exhibe la dégradation du modèle votif (invoquer et dédier) en simple démantèlement de la béné-diction. La poésie moderne effectue cette ruine de « la parole en plénitude »13 et supporte cette irritation volontaire de la communication dont le prix spirituel permet d’appréhender sur elle la présence même d’une absence : une absence réelle, comme le catholicisme peut parler, dans la communion, d’une présence réelle. Quelque chose comme la divinité se refusant, n’étant plus disponible et à défaut de destinataire transcendant et d’intercession, le poème dégénère en simple phénomène textuel, profane, le « L » devenant l’initiale d’une série de noms de femmes : Louise, Léonie, Lulu… sans référent identifié ni contenu précis. Prière contre programmation textuelle, signifiant transcendant contre fabrication immanente : si le signifiant fait destin, son mode de saisie (son mode d’appréhension) fait fonction « à travers une réalité volontairement détruite sur la vacuité du secret. »14 Et c’est cette fonction méta-discursive qui mobilise les paramètres de la poésie moderne. Par conséquent, les modernes sont toujours écartelés entre le joug d’une tradition toute théologique et son impossibilité (son fantasme). Et lorsque Rimbaud s’assigne à « l’exécution du catéchisme », sa profession de foi renvoie à l’espoir d’un territoire à inventer, d’une poésie à venir. Les modernes sont donc constamment menacés de basculer dans les substituts du méta (méta-poétique, méta-esthétique) dont Lautréamont a fait sa marque de fabrique mais qui ne le protègent pas de la contradiction que lui impose le statut de l’ironie des Poésies en égard des Chants. Démantèlement de la fiction divine, l’ambition de Rimbaud est de démystifier les prétentions chrétiennes : la foi qui n’est qu’une relation de parole n’est pas capable de sauver le lépreux et l’amour n’est pas davantage la promesse de la foi. La prière est vaine.


Ah ! encore : je danse le sabbat dans une rouge clairière, avec des vieilles et des enfants.
Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme. Je n’en finirais pas de me revoir dans ce passé. Mais toujours seul ; sans famille ; même quelle langue parlais-je ?15


écrit le poète dans « Mauvais sang ». Projet anti-chrétien, anti-clérical, anti-nationaliste, la poétique rimbaldienne est « l’exécution du catéchisme ».

La révolte, son projet ontologique, est donc lié à la modernité poétique. Dans le revenir de l’origine puisque la répétition ne fait pas mémoire, le poète revient ainsi à son origine, dans l’élaboration d’une unité entrelacée à elle-même qui se constitue de quelque chose de définitivement perdu. Mais ce rêve de totalité trouve naturellement un obstacle symbolique, le Créateur lui-même, puisque les prétentions du poète entre en concurrence directe avec la Création. Le « terrassement de Dieu » dont parle Mallarmé en 1866 est un défi d’énonciation. Terrasser le Créateur, dit la Correspondance, c’est refuser l’unité de l’énonciation en même temps que la stabilité identitaire du sujet. Pris dans ce procès, il s’agit pour le poète de « trouver une langue », c’est-à-dire de s’approprier un langage, cette « poétique très nouvelle » qu’ambitionne Mallarmé et qui serait une refonte de ce qu’on appelle la littérature.

Simultanément à l’écriture d’Hérodiade, Mallarmé éprouve une grave crise spirituelle, la célèbre « crise de Tournon » qui frôle l’impuissance et qui l’engage à abandonner l’idéalisme au profit d’un matérialisme herméneutique. Il en dégage une étude sur la parole qui aboutit à « Crise de vers » ou Divagations. Moment critique où le poète est menacé de son impossibilité, ce qu’implique « la disparition élocutoire du poète », si le poème érige encore un décor, son metteur en scène disparaît. Dans la lettre à Cazalis du 14 mai 1867, il écrit :


J’en suis, après une synthèse suprême, à cette lente acquisition de la force – incapable tu le vois de me distraire. Mais combien plus je l’étais, il y a plusieurs mois, d’abord dans ma lutte terrible avec ce vieux et méchant plumage, terrassé, heureusement, Dieu. Mais comme cette lutte s’était passée sur son aile osseuse, qui, par une agonie plus vigoureuse que je ne l’eusse soupçonné chez lui, m’avait emporté dans les Ténèbres, je tombai, victorieux, éperdument et infiniment – jusqu’à ce qu’enfin je me sois revu un jour devant ma glace de Venise, tel que je m’étais oublié plusieurs mois auparavant. […] C’est t’apprendre que je suis maintenant impersonnel, et non plus Stéphane que tu as connu – mais une aptitude qu’a l’Univers Spirituel à se voir et à se développer, à travers ce qui fut moi.16


et conclut :


car tout cela n’a pas été trouvé par le développement normal de mes facultés, mais par la voie pécheresse et hâtive, satanique et facile de la Destruction de moi, produisant non la force, mais une sensibilité, qui fatalement, m’a conduit là. Je n’ai, personnellement, aucun mérite ; et c’est même pour éviter ce remord que j’aime à me réfugier dans l’impersonnalité – qui me semble une consécration.16


L’argument de Mallarmé est simple : la mort fantasmée, délivrant d’un monde qui tue, enferme le monde réel dans l’irréalité du moi qui meurt. Cette polarisation qui est la bascule propre à la perversion est l’effet de cette crise de 1866. Il y a eu mort, c’est tout : « je suis mort ». Seul un non-sujet, « zérologique », peut désormais assumer cette pensée qui s’annule. Un tel type de travail sémiotique, précise Kristeva, ne peut être compris que par une réflexion sur le signifiant se produisant en texte et c’est précisément le texte qui représente la production du sens (les opérations sémantiques) antérieure au texte : « ma Pensée s’est pensée ». Reste le rythme selon l’acception de Meschonnic, comme représentant trans-symbolique du sujet qui est antérieur au sens. En un sens, le sujet disparaît lorsque disparaît la pensée du signe. Si Dieu est mort, le langage décentré s’articule désormais à partir d’un vide, d’une vacance. La « voie pécheresse et hâtive, satanique et facile » qu’emprunte Mallarmé n’est pas non plus très loin de celle d’Une saison en enfer. Ayant terrassé Dieu, le poète réinvestit l’espace sémiotique lui-même affranchi de l’empire du symbolique qui le présidait jusqu’alors. Purgé, le signe peut refaire une nouvelle unité théologique sans theos17. Consécration tout autant que sacralisation du poète, cet effort particulier est un coup d’État. De cette béance ouverte par le meurtre de Dieu, le poète peut régner en dieu sur sa création c’est-à-dire sur un langage qui n’est plus le dépositaire de la Révélation et qui ne se réclame pas davantage d’une vérité logocentrique. D’où cette métaphore du sacre que Mallarmé évoque dans les Poésies, dans « le Pitre châtié » (v. 13), l’Hommage à Wagner ce « dieu irradiant d’un sacre » ou la métaphore du sceptre dans les Éventails.

Désormais, le poète est le souverain de sa fiction. Cette fiction est son secret : à l’écart et complètement, elle est fermée. Le poème est le mystère disposé par une divinité absente, un deus absconditus. En « jouant à l’effacé », le poète se protège ainsi du double écueil du temps et de la perte : « j’ai infiniment travaillé cet été, à moi d’abord, en créant, par la plus belle synthèse, un monde dont je suis le Dieu, – et à un Œuvre qui en résultera, pur et magnifique, je l’espère » avoue Mallarmé. Il s’échappe de la pluralisation et ressaisit « l’ensemble des rapports existant dans tout » – « le pur ensemble groupé dans quelque circonstance fulgurante, des relations entre tout ». Toutefois, entre l’en deçà et l’au-delà de la création, il y a une sorte de coupure, de fissure qui ne se situe pas. Tel est le « blasphème » de la fiction, peut-être aussi celui du faune : sa parole dirigée contre un éventuel créateur ne suscite de « vierge origine » – orior, se lever, naître – n’inaugure que pour Rien, par « jeu », pour « mourir », pour « rire ». Cette absence perpétuelle dans son retour18, puisqu’elle se laisse « entr’ouvrir », offre, autant qu’elle dérobe, la possibilité tenue de l’Être et d’un monde (le poème) qui se menace sans cesse de son impossibilité dans cette injure à la logique. On comprend ainsi l’exigence si impérieuse de la modernité qui non seulement doit s’inscrire en mémoire mais encore susciter son devenir. Du moderne au postmoderne, deux régimes de l’existant littéraire sont ainsi convoqués. D’un côté, il y a le Livre – impossible et nécessaire à la fois – ; de l’autre, il y a le signifiant aléatoire – possible mais non nécessaire –. Enclavé dans son exigence impossible, le poème moderne se désitue, s’échappe de son actualité pour prétendre à un régime virtuel. « Salut », poème liminaire des Poésies, convient à l’ouverture autant qu’à la clôture. Il surgit du silence et s’y dissout dans l’incertitude des temps19. D’emblée, tout se retire et le poème entrelace les modalités de l’Être : le n’Être pas, le n’Être plus, comme le sylphe – né – non-né – dont aucun amant ne s’est uni à la mère, comme les « satyres lascifs », « les faunes animaux » de Rimbaud ou l’hermaphrodite d’Antique lavés du Logos et cicatrisés de la morsure chrétienne. Monde improbable, au-delà de lui-même, perpétuellement « cessant » mais « en avant », le poème engendre virtuellement un monde fictif, une capacité d’Être et de n’Être pas, dans la fulgurance d’un incommencement particulier.


II. Le sacramentum immanent, « car il arrive à l’inconnu »

Dans la parfaite circularité d’une architecture idéale, la parole poétique ne fait plus référence à un au-delà transcendantal ou à Dieu mais à un absolu de « notion pure » qu’il s’agit d’invoquer par des correspondances qui relient les mots à une totalité ouverte, latente ou virtuelle. « Tout le mystère est là : établir les identités secrètes par un deux à deux qui ronge et use les objets, au nom d’une centrale pureté », à partir de laquelle s’organiserait le déploiement vibratile et la circularité du sens. C’est cette pureté qu’occulte le faux culte chrétien, comme maladie infectieuse dénoncée dans les pièces VI à IX des Premières communions de Rimbaud.


La Poésie est l’expression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l’existence : elle doue ainsi d’authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle.20


Cette investigation révèle l’existence d’un processus imaginaire, générateur de fictions, capable de relier les fragments les plus hétérogènes. Ce pouvoir permet de déchaîner les créations mythologiques et fantasmagoriques engendrées par une angoisse héréditaire, léguées par la « Race », la mère ou la profanation chrétienne. Ainsi, les méditations du poète permettent d’instaurer un paysage et d’enchaîner dans le réseau lucide de structures équilibrantes et de figures « ce pli de sombre dentelle, qui retient l’infini, tissé par mille, chacun selon le fil ou prolongement ignoré son secret, assemble des entrelacs distants où dort un luxe à inventorier, stryge, nœud, feuillages et présenter21 ». Relations « symboliques » et «sémiotiques » ici s’équivalent, le véritable langage poétique ne commençant que dès lors qu’on accepte de substituer le signe au réel pour l’ouvrir sur autre chose que l’idéologie. Le poète est ainsi celui qui réactive, par le texte, les éléments de cette scène primitive, ce drame originaire, dans le but de révéler à l’homme le secret de la « race », occulté par la Loi et par le détournement effectué par la religion officielle, et de lui rendre conscience de sa « divinité ».

Ce projet prométhéen n’est pas étranger aux Illuminations qui ne constituent plus tout à fait une parole articulée mais plutôt une sorte de base pulsionnelle. Dans cette esthétique, il s’agit de suggérer plutôt que de dire, de taire la parole ou d’instituer un demi-mode du dire : un murmure, un « silence rythmique » qui ne serait pas trans-textuel, mais presque infra-textuel. Le mystère de l’initiation est là : dans le recours à l’hallucination, à la magie ou à « l’alchimie du verbe ». Toutefois, il s’agit d’une méthode et Matinée d’ivresse justifie ce choix. Rimbaud et Mallarmé ont cette idée de la méthode en commun, mais divergent quant aux modalités de leurs fictions. Pour Rimbaud, cette méthode impose un parcours génératif capable de révéler le monde sensible dans ce qu’il a de plus immédiat. Fleurs révèle un monde nouveau22, lavé du « sceau de Dieu » et de la croix, trempé d’éternité comme Aube. Il s’agit d’une nouvelle théophanie, mais sensible en un sens, qui se situe « après le déluge ». Pour Mallarmé, l’objectif est davantage d’abstraire l’Idée du sensible et d’instituer un régime non-mimétique de celui-ci. Les deux se rencontrent dans la volonté d’affranchissement du culte chrétien et dans cette apocalypse qu’ils font subir à la parole poétique comme gage de son salut. Il faut être malade et souffrir le mal pour devenir « Savant » et renaître dans le verbe. Transgressant cette loi de la jouissance léguée par le christianisme, le héros moderne – voyant, faune, Hérodiade, Maldoror, Igitur… – tombe sous la loi de la castration qui achève la séparation entre le signifiant et le signifié. Le « blasphème » du faune, parole impie, a pour origine cette tentative de surmonter le signifiant et le signifié, et pour avoir transgressé tant de séparations et avoir traversé tant d’impossibilités, la poésie, – parole verace – véridique, est mise à mort. Son apocalypse est la condition nécessaire de sa possibilité.

Ce qu’apprend la méthode, c’est que le texte moderne désigne toujours un assemblage. Comme l’indique les Voyelles de Rimbaud, les lettres sont les assemblages. L’interdiction du signe est une interdiction de la présence ou de la ressemblance. Écrire, dit Blanchot, c’est porter l’idole. Mais cette idole est une nouvelle Alliance avec un sacré qui s’est fait confisqué par les institutions. Les modernes expriment ainsi l’insignifiance de l’interdit en se déterminant jusqu’à la folie, folie contre laquelle ils menacent de se briser mais qu’ils évacuent. Et, puisque dans l’ordre du réel comme dans celui du symbolique tout n’est jamais que signes, il suffit d’ordonner ces derniers afin de mettre le monde entier en jeu et faire en sorte que la Loi, elle-même subvertie, devienne l’instrument du salut. Les lettres sont simplement des éléments de la signifiance. Dans les Voyelles, il faut comprendre et sentir l’élément comme élément, à savoir qu’il est unique, qu’il introduit un petit peu l’autre, un peu de différence. Cette fonction de la lettre, du signe, et à la limite du corps pour Rimbaud, ne s’articule que sur des faits d’absence. Système ouvert, la modernité poétique se détermine comme une interaction dynamique entre les signifiants : les relations, dont l’ensemble forme la structure absente ou ouverte. Mais si un signe est toujours vu par un autre, cette grammaire devient une heuristique censée restaurer l’harmonie initiale. En ce sens, le poète peut advenir par le langage de l’oubli qui est fiction de l’Eden et tumulte du symbolique. « Un homme, écrit Mallarmé, peut advenir, en tout oubli – jamais ne sied d’ignorer qu’exprès – de l’encombrement intellectuel chez les contemporains »23. Il s’agit pour l’être de « se recréer par lui-même24 » à condition de « conserver de son débarras strictement une piété aux vingt-quatre lettres comme elles se sont, par le miracle de l’infinité, fixées en quelque langue la sienne, puis un sens pour leurs symétries, action qu’est le vers ; il possède, ce civilisé édénique, au-dessus d’autre bien, l’élément de félicités, une doctrine en même temps qu’une contrée. Quand son initiative, ou la force virtuelle des caractères divins lui enseigne de les mettre en œuvre. » L’expérience poétique signifie désormais l’état limite d’une geste orphique, d’une coalescence utopique de la vie et de la mort par laquelle la littérature advient, comme signifié ultime – textuel – sacrificiel. Leur poétique advient pour « une remémoration réparatrice de la Parole et de l’homme qui n’ont plus lieu. Le poème célèbre donc un oubli d’où s’éveille dans la mémoire du langage cette lueur fugitive d’« autre chose », dont l’absence fixée dans le chant, demeure, elle du moins, « inoubliable »25.

Pour Mallarmé, cette grammaire des signes n’est que la génétique herméneutique du cosmos, cet autre grimoire dont l’alphabet stellaire s’écrit lui blanc sur noir. Ce que signifie une expression comme « l’empire du sémiotique », c’est que la Lettre et le signe ne sont pas le support, ils sont la Révélation. Dans ce procès, le sémiotique a raison du symbolique. Pour Rimbaud comme pour Mallarmé, le signe poétique est toujours au bord de se métamorphoser en symbole, c’est-à-dire en « l’épiphanie d’un mystère »26. C’est autour de cette bascule originelle et fondatrice que se noue le drame mallarméen des Lettres, dont l’arrière fond est celui d’une tragédie de la lettre perdue. Le théâtre de cette quête est l’épreuve même de ce « mystère » dans les lettres, c’est-à-dire de l’écriture soumise au numérateur divin qui restaure l’harmonie initiale et abolit la perte. À la croisée de l’Idéal et du sensible, la littérature devient « un absolu propre à fonder un nouveau monde doté d’un mode absolu d’existence puisqu’elle est ce qui manque à tout ce qui existe en dehors d’elle » : « Oui, que la littérature existe et, si l’on veut, seule, à l’exception de tout »27. De facto, son existence rature le Verbe transcendant : elle n’est plus qu’une pure fiction qui survit au sein de cette catastrophe, substitut d’une communion qui n’est jamais que l’ombre d’une parodie. Si donc on peut affirmer que la littérature en un sens a lieu, c’est, dit Mallarmé, comme quelque chose « n’ayant pas lieu en tant que d’aucun objet qui existe. »28 Par conséquent, seules les lettres permettent à l’homme de se recréer, tissu virtuel suturé de toutes parts. Il s’agit bien d’un pouvoir créateur. Lorsque Rimbaud parle de « chantier » dans Being Beautous, Mallarmé complète la métaphore en évoquant l’« ingéniosité » qui caractérise les créateurs (le faune, Manet, Maupassant…) :


Avec l’ingéniosité de notre fonds, ce legs, l’orthographe, des antiques grimoires, isole, en tant que littérature, spontanément elle, une façon de noter. Le tour de telle phrase ou le lac d’un distique, copiés sur notre confirmation, aident l’éclosion, en nous, d’aperçus et de correspondances.29


C’est cette ingéniosité du poète qui doit retrouver le sens de cet héritage que la Parole a déposé dans les lettres, dans le sens sacré et enfoui (inconnu) des « antiques grimoires ». Dans les Notes et le Diptyque I (Plan, 1865-1870), Mallarmé écrit :


Il a été démontré par la lettre – l’équivalent de la Fiction, et l’inanité de l’adaptation à l’Absolu de la Fiction d’un objet qui en ferait une Convention absolue.

Le Verbe, à travers l’Idée et le Temps qui sont « la négation identique à l’essence » du devenir devient le langage.

Le langage est le développement du verbe, son idée, dans l’Être, le Temps devenu son mode : cela à travers les phases de l’Idée et du temps en l’Être, c’est-à-dire selon la Vie et l’Esprit. D’où les deux manifestations du langage, la Parole et l’Écriture, destinées (en nous arrêtant à la donnée du langage) à se réunir toutes deux en l’idée du Verbe : la Parole, en créant les analogies des choses par les analogies des sons – l’Écriture en marquant les gestes de l’Idée se manifestant par la parole, et leur offrant leur réflexion, de façon à les parfaire, dans le présent (dans la lecture) et à les conserver à l’avenir comme annales de l’effort successif de la parole et de sa filiation : et à en donner la parenté de façon à ce qu’un jour, leurs analogies constatées, le Verbe apparaisse derrière son moyen de langage, rendu à la physique et à la physiologie, comme un principe, dégagé, adéquat au Temps et à l’Idée. 

Le verbe est un principe qui se développe à travers la négation de tout principe, le hasard, comme l’Idée, et se retrouve formant (comme elle la Pensée, suscitée par l’Anachronisme), lui, la Parole, à l’aide du Temps qui permet à ses éléments épars de se retrouver et de se raccorder suivant ses lois suscitées par ces diversions.30


La dénomination n’est plus que cette chair dont parle Mallarmé dans les Mots anglais. Il s’agit de « tout recréer avec des réminiscences »31 et de combler la perte dans un effort de retrouver la langue originelle et son unité perdue depuis Babel. C’est pourquoi Mallarmé reprend le fantasme des opérations kabbalistiques qui se confondent avec la littérature et qui se superposent à l’intertexte chrétien ou à la métaphore du Grand Œuvre et nous savons que l’initiation de Mallarmé à l’alchimie se fit en même temps que sa découverte de la Kabbale, à partir de l’été 1866 :


Avec ses vingt-quatre signes, cette littérature exactement dénommée les Lettres, ainsi que par de multiples fusions en la figure de phrases puis le vers, système agencé comme spirituel zodiaque, implique sa doctrine propre, abstraite, ésotérique comme quelque théologie : cela, du fait, uniment, que des notions sont telles, ou à un degré de raréfaction au-delà de l’ordinaire atteinte, que de ne pouvoir s’exprimer sinon avec des moyens, typiques et suprêmes, dont le nombre n’est, pas plus que le leur, à elles, illimité.32


Sur ces ruines de la théologie de la Parole, Mallarmé instaure une sorte d’absolu littéraire dont le livre total n’est jamais qu’une expansion de la lettre : la Bible nouvelle. À défaut du geste créateur, le verbe mallarméen adopte le geste du simulacre. La fiction devient l’instrument réflexif par excellence comme dans le « Sonnet en yx » où les signes se réfléchissent et s’oublient.


J’extrais ce sonnet, auquel j’avais une fois songé cet été, d’une étude projetée sur la Parole : il est inverse, je veux dire que le sens, s’il en a un (mais je me consolerais du contraire grâce à la dose de poésie qu’il renferme, ce me semble) est évoqué par un mirage interne des mots mêmes. […] J’ai pris ce sujet d’un sonnet nul se réfléchissant de toutes les façons parce que mon œuvre est si bien préparé et hiérarchisé, représentant, comme il le peut l’Univers, que je n’aurais su, sans endommager quelqu’une de mes impressions étagées, rien en enlever - et aucun sonnet ne s’y rencontre.33


L’X devient le symbole de la lettre perdue34. Le sonnet se génère sur cette inconnue et dans l’intervalle, quelque chose comme la littérature advient, dans ce pouvoir de la lettre. La parole poétique en est l’expansion parce que la Parole primordiale s’y fait entendre, à la lettre, pour la première fois depuis la rature du Verbe et dans l’universel d’une « forme vacante ». Dans le reflet du septuor, comme dans Alchimie du verbe, on entre dans l’éternité ou plus exactement dans le sempiternel. Le poète moderne peut alors arborer le signe-symbole de sa divinité qui est le rêve du Livre :


Ah ! Le signe par excellence ; mais si l’on croit l’avoir compris, c’est qu’on est ce mage appelé Dieu, dont l’honneur est de n’être pas soi, mais jusqu’au dernier qu’il s’agit de résorber, au pur Simple, pour se redevenir : d’où ce n’est pas même à la foule d’un jour tout entière, qu’il faut avoir livré le sens de cette lettre absconse (qu'on a tiré d’elle après tout, de ce qu’elle meurt et ignore) mais à l’humanité. Tout est vain en dehors de ce rachat par l’Art, et l’on reste un filou. L’Art implique cela et un théâtre éternel, où passeront des générations.35


« Horizon lointain du langage » dit Bertrand Marchal, ce signe n’est déjà plus qu’un retour. Il ne se donne pas comme une plénitude, mais comme recommencement qui relance à jamais la possession de la Lettre. La réactivation de l’ésotérisme kabbalistique trouve donc une pertinence inattendue pour la modernité poétique : elle pointe le poème vers la tentation d’auto-référentialité, son immanence a-venir. Déchiré entre la culture chrétienne et l’espoir d’une nouvelle alliance avec le monde, le poète moderne se trouve lui-même clivé. Bonnefoy l’a remarqué : « En vérité, Rimbaud a trop subi la pensée existentielle du christianisme pour oublier ses catégories. Et c’est dans la synthèse incroyablement dynamique du cosmos grec et des rêveries anthropocentriques d’un salut, plus près d’un Christ de Gloire que d’une procession des essences, qu’il faut replacer et comprendre son ambition.36 » Passage à vide de la prière, érotique muette, le texte moderne est désormais le lieu de sa désaffection, comme si cette étreinte qui est suspension de l’usure, ce bonheur d’une absence, se donnait comme la formule de son extase : l’immanence. Strictement, au-delà de l’écriture, la poésie moderne n’a pas de terme. L’agent « vicieux mais sacré » de la création est une dévotion à l’écrit.


La science, la nouvelle noblesse ! Le progrès. Le monde marche ! Pourquoi ne tournerait-il pas ?

C’est la vision des nombres. Nous allons à l’Esprit. C’est très certain, c’est oracle, ce que je dis. Je comprends, et ne sachant m’expliquer sans paroles païennes, je voudrais me taire.37




L’anecdote est désormais familière : au journaliste venu l’interroger sur Verlaine et qui lui proposait de retranscrire ses propos tels quels, Mallarmé recommandait d’y « ajouter, de grâce, quelque mystère ». Et l’on connaît sa formule: « Toute chose sacrée et qui veut demeurer sacrée doit s’envelopper de mystère ». Mais il faut dire davantage : le poème moderne tend à être le mystère. Il est secret au sens étymologique du terme « secretus » : à l’écart, et complètement. Il est fermé. Alors, non seulement les effets de langage projettent le sujet dans le fantasme, mais ils l’y scellent en lui refusant qu’il sache son désir. Rêve du langage – langage du rêve – langue perdue : voilà les permutations fondatrices de la modernité poétique, cette « nudité » qu’elle touche. Pas d’autre échappatoire pour le moderne que l’acte d’entrer dans cet autre langage bâti sur un minimum de procédures actualisantes comme « poésie instruite et animée de l’intérieur ».38 Étrange retournement dans l’histoire des idées donc que cette modernité qui sacre le poète parce que celui-ci démystifie le grand sacré que les hommes connaissaient jusqu’alors : le langage. On pourrait objecter qu’il s’agit d’une révolution pour rien puisque le langage occupe toujours sa position surplombante. Ce qui constitue la véritable révolution, c’est le référent qui soutient le langage et le pouvoir des mots. Il y a une fiction littéraire comme il y a une fiction politique ou une fiction économique. Il y a une fiction divine aussi : on ne fabrique du divin (le Verbe) qu’avec des mots. Là encore, il n’est d’affaire que de crédit – « credere » – : de croyance, comme le scandale de Panama (1888-1889)39 qui accuse la fiction des grands ensembles occidentaux. « À part des vérités que le poète peut extraire et garde pour son secret, hors de l’entretien, méditant les produire, au moment opportun avec transfiguration, rien, dans cet effondrement de Panama, ne m’intéresse, par de l’éclat40. » Les grandes crises du monde occidental sont presque toujours des crises du crédit, de la confiance en le référent. En perdant le crédit, on perd la possibilité de la dépense et celle de la jouissance, l’assurance aussi que quelque chose comme Dieu supporte bien le symbolique, le sémiotique et la suffisance esthétique, mais on entre dans la modernité. Cette « crise » dont parle Mallarmé en 1892 est une monstration des liens arbitraires qui unissent les mots aux choses. Découvrant la vacance du monde et la corruption des agencements symboliques, le héros moderne démantèle leur possibilité d’énonciation – leur puissance pragmatique – en subvertissant la parole reçue. Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé… sont les héros de ce Credo : des sujets libertaires, anti-chrétiens, anti-nationalistes, bavant la foi et ne « sachant plus prier ». Pour autant, le sacré n’est pas aboli, il change de cadre esthétique et epistémique. Jusqu’alors le sacré était l’expérience d’une transcendance que le langage devait recueillir, son au-delà. Avec la modernité, c’est l’immanence de la forme poétique qui contient et immobilise la dimension sacrale. Le poème est désormais sacré parce qu’il est secret, verrouillé sur lui-même et de l’intérieur. Sa forme est le résidu dialectique d’un sacré (le « haut langage » comme épuisement de la catégorie du langage) et d’un profane (l’intelligibilité textuelle). Et quand l’aurore incorruptible succède à une « dure nuit » et que la vigueur et la tendresse ou la patience ont triomphé de la paresse, pas d’autre cantique – par le condamné à vie : le (con)damné à vivre, le damné d’une saison en enfer – que celui-ci : « Il faut être absolument moderne ».



Olivier Sécardin

Université de Paris-IV Sorbonne / Columbia University





Notes

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[1] Lamartine, « La chute d’un ange », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 865.

[2] Sur la fragmentation chez Mallarmé, « Le fragment comme jouissance de l’idiot ou pour une herméneutique de l’hybridité : Mallarmé, Madonna », Écritures fragmentaires : théories et pratiques, Ier Congrès international du GRES, sous la direction de Ricard Ripoll Villanueva, Presses universitaires de Perpignan, 2002. 

[3] Mallarmé, Lettre du 17 mai 1867, Correspondance, t. I (1862-1871), Édition établie par H. Mondor et J-P. Richard, Paris, Gallimard, 1959.

[4] M.-A Ruff, Rimbaud, Paris, Hatier, 1968, p. 66.

[5] Aldo Pellegrini cité par Roberto Juarroz, Poésie et Réalité, Paris, Lettres vives, 1987, p. 18.

[6] « La nostalgie poétique est une nostalgie du monde exprimé au lendemain de sa transcendance. », Horia Badescu, La Mémoire de l’être, La poésie et le sacré, Éditions du Rocher, 2000, p. 25.

[7] Mallarmé, « Lettre à Henri Cazalis du samedi 24 mai 1862 », Correspondance choisie, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Édition présentée, établie et annotée par Bertrand Marchal, 1998, p. 636.

[8] Mallarmé, La Musique et les Lettres, Ibid., p. 653-654.

[9] Julia Kristeva, La Révolution du langage poétique, L’avant-garde à la fin du XIXe siècle : Lautréamont et Mallarmé, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points essais, 1974, p. 440.

[10] Steve Murphy, Le Premier Rimbaud ou l’apprentissage de la subversion, Éditions du CNRS, Presses universitaires de Lyon, 1991.

[11] En particulier Yves Bonnefoy, Rimbaud par lui-même, Paris, Éditions du Seuil, 1969, p. 30.

[12] Hugo Friedrich, Structure de la poésie moderne, traduit de l’allemand par Michel-François Demet, Paris, Le Livre de poche, 1999.

[13] Jean-Claude Morisot, « Parole en ruine : la dévotion de Rimbaud », Poétique, Éditions du Seuil, novembre 1996, p. 441.

[14] Hugo Friedrich, Structure de la poésie moderne, Op. cit., p. 84.

[15] Arthur Rimbaud, « Mauvais sang », Une saison en enfer, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p.95.

[16] Mallarmé, Lettre à Henri Cazalis, 14 mai 1867, Correspondance choisie, O. c., p. 714.

[17] Ou « le sacré sans Dieu » d’Octavio Paz.

[18] D’un retour sur investissement.

[19] « Comme Hérodiade excentrique, « vagabond » même ou surtout dans la mort, errant, extravagant, divaguant au gré de « son envie toujours conduisant ailleurs », le (re)créateur n’a de cesse qu’il ne se décentre par rapport à l’espace actuel et à l’instant présent. Les Poésies ne l’évoquent pas seulement dans le mouvement de la marche ou de la navigation. Elles le projettent au-delà de lui-même, « Outre une Inde splendide et trouble », comme si elles voulaient suggérer qu’il précède ce qu’il vise, qu’il est transporté d’emblée par son seul élan créateur plus loin que tout terme spatial et temporel, que son désir a déjà dépassé tout but déterminé, envisagé comme l’objet d’une quête qui sans doute ne s’achèvera pas. », Laurent Mattiussi, « Figures du (re)créateur dans les Poésies », Romantisme, colloques, Les Poésies de Mallarmé, SEDES, 1999, p. 175.

[20] Mallarmé, Lettre à Léo d’Orfer, 27 juin 1884, op. cit., p. 782.

[21] Mallarmé, O. c., op. cit., p. 370.

[22] « laver le mot de sa millénaire souillure et de l’offrir tout neuf », Saint-Pol-Roux, « Le Sacre de Rimbaud », Les Traditions de l’avenir, Paris, Rougerie, 1974, p. 67.

[23] Mallarmé, La Musique et les Lettres, O. c., op. cit., p. 646.

[24] Ibid., p. 646.

[25] Roger Dragonetti, Études sur Mallarmé, réunies et présentées par Wilfried Smenkens, Romanica Gandensia XXII, 1992, p. 48.

[26] Gilbert Durand, L’Imagination symbolique, Paris, PUF, coll. Quadrige, 1984, p. 13.

[27] La Musique et les Lettres, O. c., p. 646.

[28] Mallarmé, Crayonné au théâtre, O. c., p. 333.

[29] La Musique et les Lettres, O. c., p. 646.

[30] Mallarmé, Diptyque I, D’une Méthode (Plan, 1865-1870), O. c., p. 854.

[31] Mallarmé, « Médaillons et portraits », O. c., p. 481.

[32] « II, La Littérature doctrine (1893) », Diptyque, Proses diverses, O. c., p. 850.

[33] Mallarmé, Lettre à Henri Cazalis, 18 juillet 1868, Correspondance choisie, O. c., 1998, p. 732.

[34] Consulter en particulier « les feuillets divers », Épouser la Notion, Œuvres inachevées, O. c., p. 630-631.

[35] Lettre du 10 septembre 1885, p. 785-786, cité par Bertrand Marchal, Introduction, O. c., p. XXXIV.

[36] Yves Bonnefoy, Rimbaud, Paris, Le Seuil, coll. Écrivains de toujours, 1970, p.151.

[37] Rimbaud, Mauvais sang, Une saison en enfer, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p.95.

[38] Saint-John Perse, Lettre à la Berkeley Review du 10 août 1956, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, p.566.

[39] En 1972 dans une note de bas de page de La Dissémination, Derrida a noté l’importance du scandale de Panama pour Mallarmé et ses contemporains. « OR, qui se condense ou se monnaie sans compter dans l’enluminure d’une page. Le signifiant OR (O + R) y est distribué, éclatant, en pièces rondes de toutes tailles : « dehORs », « fantasmagORiques », « trésOR », « hORizon », « majORe », « hORs », sans énumérer les O, les zéROs, inverse nul de l’OR, nombre de chiffres arrondis et régulièrement alignés « vers l’improbable ». Se référant par simulacre à un fait – tout paraît rouler sur le scandale de Panama (« Tels sont les faits » dit la première version qui n’a pas encore effacé son référent, « l’effondrement de Panama ». J’en étudierai ailleurs le travail) -, cette page, moins de trente-trois lignes, semble du moins garder l’or comme signifié principal, comme thème général. », Jacques Derrida, La Dissémination, Paris, Editions du Seuil, p. 295. Les intuitions de Derrida sont développées par Bertrand Marchal en 1988 dans La Religion de Mallarmé, Paris, José Corti. « Dans ce scandale de Panama, Mallarmé s’intéresse moins à l’aspect économique ou financier, laissé aux spécialistes attitrés, qu’à la dimension non seulement symbolique, mais théologique de l’or. S’il est en effet une occasion unique pour le dieu or d’ordinaire discret de paraître enfin dans tout son éclat, c’est bien cette faillite spectaculaire devenue l’objet d’un scandale public et d’un procès à sensation. […] Comme le soleil des mythes, en effet, l’or numéraire, ce « monstre en faveur de qui peu à peu abdique l’individu jadis humain », n’est dieu que de cette abdication inconsciente, que par le crédit que lui fait, à tous les sens du mot, la confiance aveugle de la société. Panama est de ce point de vue l’exemple le plus parfait d’une divinité fictive de l’or entretenue par le seul crédit ou, en d’autres termes, par les mécanismes psychologiques de la foi. […] Il [l’or] ne s’est acquis l’autorité d’un dieu, d’autant plus efficace qu’il n’est pas perçu comme tel, que par une usurpation symbolique, en confisquant, pour le réduire à la seule dimension numéraire, un archétype imaginaire de l’or, celui-là même qui se révèle pour le poète dans la contemplation originelle du couchant. Il ne s’agit donc pas d’opposer comme Michelet un nominalisme de la monnaie-papier au réalisme de l’or, comme une valeur fictive à une valeur réelle, mais de reconnaître dans les mécanismes du crédit, dont les promoteurs de canal ont usé et abusé, le signe même que la divinité de l’or n’a pas d’autre support que la foi : comment des millions de gens ont-ils pu jusqu’au bout souscrire des obligations, sinon parce qu’ils étaient sûrs, d’une certitude religieuse, que le dieu or les paierait à la fin de leurs actes de foi ? Tout le désastre de Panama devait donc être l’occasion rêvée de faire le procès de l’or et de mettre au jour les mécanismes de la crédulité… », p. 439-440.

[40] Mallarmé, « Faits divers », publié in The National Observer, le 25 fev. 1893. Cf. O.c., p. 1577-1579. Lire aussi les commentaires de Bertrand Marchal.