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Hybridité perverse et modernité poétique : Lautréamont au risque de l’impureté

Maldoror Hier et Aujourd’hui, Lautréamont : du romantisme à la modernité, Actes du Sixième Colloque international sur Lautréamont, Tokyo, 4-6 octobre 2002, Textes réunis par Yojiro Ishii et Hidehiro Tachibana, Cahiers Lautréamont : livraisons LXIII et LXIV, Du Lérot, Publié avec le soutien de l’Ambassade de France à Tokyo, l’Université de Tokyo, le Centre national du livre, Association des amis passés, présents et futurs d’Isidore Ducasse (AAPPFID), 2003, p. 213-222.





Dans son Introduction à l’édition critique des Chants, Jean-Luc Steinmetz remarque leur violence essentielle, laquelle n’est sans doute pas un avatar particulier mais un partage des modernes. La révolte, dans sa dimension éthique comme dans son projet ontologique, semble en effet intimement lié à la modernité poétique1. Elle s’assigne une refonte des institutions sociales et une métamorphose du corps politique qui excède les solipsismes individuels. Ainsi, selon la formule d’Aldo Pellegrini, « La poésie, est une mystique du réel. Le poète cherche dans le mot, non pas un mode d’expression [dans le sens limité d’une spécificité du discours] mais une manière de participer à la réalité. Au moyen du verbe, le poète n’exprime pas le réel : il y participe »2. Et, un en sens, la critique aussi y participe, comme effet décalé. Et si Jean-Paul Goux remarque très récemment à propos des Chants et du château d’Argol : « On conçoit que de tels livres puissent jouer le rôle d’un intercesseur, et qu’entre nous et tel souci littéraire ils aient toujours tendance à s’entremettre. Et l’on ne reviendrait avec une telle fidélité à de tels livres qu’en raison du rôle initiatique qu’ils ont pu tenir, et qui fait qu’il nous semble nécessaire d’en passer par eux sitôt que nous voulons retrouver les données essentielles de ce souci qui nous occupe. Ils ont ainsi, ces livres préférés, les propriétés d’un écran, parce qu’ils nous ont montré ce que nous n’avions jamais pu voir avant de les découvrir, et qu’ils s’interposent pour remédier à notre souci comme aussi bien pour le réfléchir. »3, il faut ajouter que la critique elle-même prend le risque d’être médusée. « D’un désir à l’autre va toute la littérature »4, souci – mon beau souci – qui, pour la modernité poétique, informe finalement davantage la Nouvelle Critique que celle-ci n’apporte sur elle une information de type méta-sémiotique. D’où le repli méfiant d’arrière-garde : si la modernité critique a besoin de la modernité poétique pour négocier sa propre possibilité, elle pourrait bien n’être qu’un miroir aux alouettes. Ce qui, à vrai dire, importe peu, à moins d’identifier les raisons du tel déferlement (retour) de virtuosités (de violences) qu’ont suscité les Chants. Annie Le Brun le remarque très justement à propos de la lecture des Chants d’Alfred Jarry qu’interroge Sylvain-Christian David : « Je dirai d’abord la violence de ce livre qui pose comme on ne l’a sans doute jamais fait la question de la lecture. J’insisterai aussi sur sa monstruosité naïve de chercher à savoir tout à la fois ce qu’on lit, qui on lit et enfin qui est en train de lire. »5

Hésitation entre prose et poésie, tentation romanesque ou langage poétique à la Kristeva, les Chants essuient toutes les critiques et toutes les consciences expérimentales. Comme lieu problématique du « littérarisable »6 et de l’énonciation hystérique7, Les Chants refusent volontiers à la critique l’assertion, la stase bloquée. A contrario, ils ouvrent un horizon toujours informulé, pluriel, polysémique en répondant finalement à ce que Henri Michaux qualifie de poésie :


La vraie Poésie se fait contre la Poésie, contre la Poésie de l’époque précédente, non par haine sans doute, quoiqu’elle en prenne naïvement parfois l’apparence, mais appelée qu’elle est à montrer sa double tendance, qui est premièrement d’apporter le feu, le nouvel élan, la prise de conscience nouvelle de l’époque, deuxièmement, de libérer l’homme d’une atmosphère vieille, usée, devenue mauvaise.8


En refusant ainsi davantage qu’ils n’offrent, les Chants se transfèrent tout entier du côté des fascinations  médusantes qu’engendrent les « œuvres inclassables », celles du « caché qui s’annihile par l’absence même qu’elles suscitent ». Si bien que l’on pourrait dire de cette œuvre, ce que Starobinski dit de Poppée : « Elle laisse voir son corps sous sa gaze, et sourit : elle n’est pas coupable. »9 Et c’est cette détermination que retient Compagnon : « Il reste à mentionner les œuvres inclassables, comme les Chants de Maldoror (1869), où tous les grands genres sont parodiés, ou les Moralités légendaires (1887) de Laforgue, ou Ulysse de Joyce, qui parodie l’Odyssée dans une épopée de la vie moderne. Le mélange, l’intertextualité, l’hybridité, le métissage deviennent les valeurs, et non plus la pureté. »10 Or, c’est l’impur qui est « dicible et connaissable, […] connaissable dans ses relations complexes avec l’altérité, descriptible en sa pluralité intrinsèque, racontable en son devenir historique. […] La pureté souveraine, d’abord, est comme Dieu dont on ne disserte que négativement, et par exemple en disant autre chose. »11 Voilà donc le paradoxe des Chants, c’est-à-dire d’une œuvre qui finalement sollicite la critique peut-être autant sinon plus qu’elle la désinvestit.


Depuis plus d’un demi siècle, le paradoxe d’une œuvre pure-impure s’agrège au complexe (micro-structural, macro-structural) de l’hybridité que manifesteraient les Chants. À grands renforts d’Histoire naturelle, de psychocritiques, de réseaux thématiques, la critique s’est évertuée à recenser cette hybridité constitutive. Mais cette hybridité n’est pas anecdotique, elle n’est pas non plus exhaustive. Elle est un générateur, un élément minimal métamorphosé en élément structural. Ce que suggère ce procédé d’écriture, c’est l’a-naturalité de l’œuvre : l’idée qu’elle n’est pas un produit aléatoire, mais qu’elle correspond à un enchaînement de transformations anagrammatiques ou de la sérialité sert à rappeler qu’elle est avant tout construction. Comme chez Mallarmé, l’hybridité est une qualité de la forme «  car la vertu essentielle de ce livre n’est pas de remplir une « forme » littéraire déterminée, mais au contraire d’être le terrain originel d’où toutes les formes peuvent naître et s’accomplir. »12 Cette forme, si elle détermine le contenu en le représentant, ne préexiste pourtant pas à celui-ci : elle est à la fois prototypique et fractale, rattachée à la structure stéréotypique ou à la structure prototypique. Elle préside un « plasma germinatif sans équivalent »13


« Il mondo animale di Lautréamont è dunque complesso, farraginoso, dinamico, in continua trasformazione, in un perpetuo gioco di apparizioni e sparizioni; mondo strano, angoscioso, pullulante e contorto, composito e desueto, in cui si trovano animali reali e surreali, giganteschi e mostruosi, metamorfosati. Ma, oltre a questo dinamismo, che dà un movimento filmico-onirico a tutte le strofe degli Chants, esistono altri trucchi letterari e linguistici cui il Nostro fa continuamente ricorso. Infatti, l'animale, pur occupando una parte rilevantissima nell'insieme dell'opera, non è soltanto il protagonista dell'azione; anzi raramente lo è. In genere lo si ritrova un po'dovunque: nella similitudine, nell'apostrofe, nell'invocazione, nell'invettiva, nella descrizione. L'animale è nominato incidentalmente, buttato là, senza quasi aver l'aria di mettercelo, ma la sua apparizione ha una sua ragion d'essere, legata al contesto. Anche là dove, a prima vista, potrebbe non apparire così. Uno dei trucchi, cui facilmente ricorre Lautréamont, è il gigantismo che, a sua volta, si pluralizza in una molteplicità di forme, tali da consentire al poeta di variare l'effetto, senza quasi che il lettore se ne accorga.
Una delle forme più elementari e più comuni è il ricorso alla similitudine: "Un ver luisant, grand comme une maison" (p. 20); "... serait capable, par un pouvoir occulte, de devenir aussi gros qu'un éléphant." (p. 134); "Comme il est grand le dragon; plus qu'un chêne" (p. 214); "Au moins qu'on ne trouvât dans la totalité de l'univers un pélican grand comme une montagne, ou au moins comme un promontoire (admirez, je vous prie, la finesse de la restriction qui ne perd aucun pouce de terrain) (p. 294) "cet animal articulé n'était pas beaucoup plus grand qu'une vache" (p. 314). La diversità di effetto è data dal cambiamento di similitudine, con l'aggiunta di una "moquerie" che, a nostro avviso, la rafforza o quanto meno ne sottolinea il valore. Altre volte il "gigantismo" è prodotto dalla moltiplicazione numerica data dal collettivo: "banc, légion, troupeaux , famille, nuage, armée, phalange, blocs" o anche dall'aggiunta di un aggettivo: "Grand poisson (p. 28), "gros crapaud" (p. 185), "immenses spermatozoïdes ténébreux" (p. 202). E talvolta dall'ibrido delle due forme giustapposte (similitudine + collettivo oppure collettivo + aggettivo): "Blocs de poux grands comme des montagnes" (p. 140); "longues files d'oiseaux" (p. 32); "différentes espèces de poissons" (p. 36); "Voici une famille innombrable qui s'avance" (p. 134).14


Mais il faut dire davantage et la monstruosité que les critiques ont envisagé jusqu’à présent me semble qu’une qualité (une sous-catégorie) de l’hybridité, laquelle ne signifie qu’à partir de cette dernière. En elle-même, la monstruosité n’est pas un générateur alors que l’hybridité pourrait être envisagée comme cette structure dont parle Hugo Friedrich dans Structure de la poésie moderne : « En réalité, il s’agit d’une communauté de structure, c’est-à-dire d’une architecture de base qui se répète avec insistance frappante à travers les manifestations les plus diverses de la poésie moderne » et qui fonde le polymorphisme de la modernité : 


Le poème prétend plutôt se présenter comme une structure se suffisant à elle-même, multiple dans le rayonnement ses significations, composé d’un réseau de tensions et de forces absolues qui exercent une action indirecte sur les couches de l’être qui n’ont pas encore accès au monde rationnel et qui enfin mettent en mouvement l’auréole sémantique qui enveloppe les concepts.


Il ne s’agit pas ici de revenir sur le bestiaire15 de Ducasse qui n’est finalement qu’un cabinet des hybridations avec sa cohorte d’accouplements hideux – de greffes – de poulpes ailés, de spermatozoïde aux ailes de chauves-souris et de dragons16 mi-tigre, mi-serpent. Ce bestiaire emprunte, certes, à l’Histoire naturelle, mais il figure essentiellement un déferlement imaginaire – un investissement pulsionnel qui bouscule toutes les doxa. Ce que le complexe de l’hybridité indique c’est le parcours passionnel, l’expérience des limites, qui forment la clef de voûte des Chants et dont l’impulsion est, comme le remarque Steinmetz, le sentiment des limites. Élaborer de telles ambiguïtés exige un accès considérable de l’imagination et de l’intuition poétique qui s’efforcent de saisir les analogies entre les choses : d’ouvrir le monde au langage. L’hybridation devient dès lors une aventure sémiotique, sémantique, esthétique et éthique. Elle constitue un schème dynamique, une « forme symbolique »17 qui génère une sorte d’oscillation permanente. Cette torsion empêche de penser la forme comme produit d’une dialectique bivalente : l’un ou le deux ne sont pas pour autant dépensés, seulement la forme ne s’y arrête pas. C’est ainsi que les différents actants des Chants sont précisément insituables :


Ducasse outrepasse toute censure (il ne respecte que le sens des mots et la contrainte de la syntaxe) pour lancer sur la scène les figures du puissant combat occulte qu’il sent se dérouler dans le monde, et qu’il cherche à révéler, en forçant les effets. De là, cette transgression continue qu’il pratique avec détermination, confondant les animaux et les hommes, accumulant les métamorphoses, créant des êtres hybrides qui évoluent aussi bien dans les airs que sur terre ou dans les abysses océaniques.18


Paul Zweig, dans un essai que plus personne ne prend la peine de lire, a remarqué cette lutte de l’identité et de l’altérité ainsi que le jeu des métamorphoses – le passage de ce qui n’est pas encore à ce qui n’est plus – comme le destin de l’hermaphrodite – héros moderne19 – qui se cherche dans la solitude de sa conscience : « fatigué de la vie, et honteux de marcher parmi des êtres qui ne lui ressemblent pas, le désespoir a gagné son âme. » Dans ce théâtre du miroir, la strophe du vieil océan évoque ainsi le « paradoxe de la ressemblance trompée » : « Pourquoi l’homme regarde-t-il la figure de son semblable avec tant de mépris ? », alors que l’océan apparaît comme le « symbole de l’identité » toujours égal à lui-même et que les mathématiques se suspendent dans leur homéostasie : « Vous, vous restez toujours les mêmes. Aucun changement, aucun air empesté n’effleure les rocs escarpés et les vallées immenses de votre identité. »

Si la quête de l’identité constitue l’une des matrices minimales du récit, celle-ci n’est jamais que le théâtre des hybridations. Dans les Chants, dès qu’il y a opposition, la distinction des parties s’estompe dans l’identification, laquelle n’est jamais que le simulacre au mieux de l’identité puisqu’elle est également son unique sas d’entrée. Si Maldoror peut prétendre à l’identité et à la possibilité de la synthèse infinie, donc paradoxale, c’est au prix de cette surenchère de la division. Le corps lui-même, dispersé, disséminé, se métamorphose en alter-jonction qu’un pur rationalisme serait incapable de concevoir. Il semble qu’une telle corporéité manifeste un refus opiniâtre de l’incarnation. L’hybride contredit, au lieu de limiter : il est à la fois en deçà et au-delà de la limite – de la loi – du signe qui l’identifie. Et la répugnance qu’il inspire est proportionnée au démenti qu’il inflige. Par conséquent, il ne tient dans aucune définition instantanée et ne s’épuise dans aucune morphologie en acte. En un sens, l’hybridité est constituée d’une immanence de coexistence, c’est-à-dire le tout impliqué dans chaque partie. Elle n’est pas une juxtaposition mécaniquement dissociable, mais l’expansion réciproque de corps les uns à travers les autres. Curiosités tératologiques, ces corps indiquent un schématisme hybride et désignent un espace magique, transitionnel, obstacle et signe interposés à la fois. L’hybride est un mixte décevant mais efficace de positivité et de négativité. En reprenant la distinction établie par Ricœur, c’est à défaut de sa « mêmeté », dans le creux de sa propre non-coïncidence, que se présente son ipséité, c’est-à-dire son identité travaillée par une intime altérité. Si bien que sa corporéité est strictement insensée puisqu’elle se joue de la béance du « même » et de « l’autre », en même temps qu’elle présente un corps qui n’offre plus la continuité de son théâtre, et qui ne cesse pas d’être un et plusieurs à la fois et dans le même : 


Adolescent, pardonne-moi. Une fois sortis de cette vie passagère, je veux que nous soyons entrelacés pendant l’éternité ; ne former qu’un seul être, ma bouche collée à ta bouche. […] Je cherchais une âme qui me ressemblât, et je ne pouvais pas la trouver. […] Moi, je n’aime pas les femmes […] Il faut des êtres qui me ressemblent […] Etes-vous bien certain que celles qui portent de longs cheveux soient de la même nature que la mienne.


Cette impossibilité figure un rapport à l’autre pareillement paradoxal puisque la dialectique du rapport à l’objet s’établit en circuit fermé. L’Autre (son fantasme) manque de ne rien laisser à soustraire. C’est pourquoi la fusion avec l’autre n’est jamais pleine et promet toujours de basculer dans la confusion : la perte irréversible du principe identitaire. Aussi, le complexe fraternel des Chants de Maldoror reste-t-il la structure d’horizon, l’opération qui se range dans la catégorie des actes poétiques : la poursuite systématique de l’impossible, porte ouverte au langage de l’inconscient. Naturellement, le credo héroïque de Maldoror l’isole et, − ironie du sort −, c’est dans cette solitude qu’il se forge un destin. Génie sophistiqué, enfant du miracle au « pays des chimères », c’est dans ce sophisme qu’il trouve sa vérité (son aliénation) ⎯ sa liberté. Parce qu’hybride, produit synthétique, il n’appartient pas au règne intermédiaire : à la vie. À travers ces figures mythiques signifiant par leur hybridité, une même structure est convoquée qui dessine les contours d’un prototype structural, poétique, esthétique, philosophique. Ce prototype hybride motive l’élaboration sémiotique et l’expansion sémantique. Il initialise et programme la textualisation.

Entre le being et le between20, le duel et le pluriel, l’hybride est traditionnellement réduit par la pensée dialectique aux démêlés de « l’Un ou du Deux »21 qui rabat l’hétérogène sur l’homogène. Pour la modernité poétique, la fiction de l’hybridité réalise une exploration : elle vise à faire émerger des formes sédimentées de la pensée et du langage, de nouvelles possibilités symboliques. Entrelacement déroutant d’être et de non-être, du réel et du non-réel, proche du travail de rêve, les modernes trouvent là un hors-la-loi propre à incarner une contestation esthétique et épistémique. Ce qui est le propre de l’instant poétique, remarque Bachelard : « Il faut que les antithèses se contractent en ambivalence. Alors l’instant poétique surgit [...], l’instant poétique est la conscience d’une ambivalence. Mais il est plus, car c’est une ambivalence excitée, active, dynamique. »22 Ambivalence excitée et espace d’invention de significations inédites, la figuration hybride désigne la connivence formelle et sensible qui s’établit entre la pensée mythique23 et la modernité poétique. Appelant à un dépassement de tous les schémas de pensée qui mutilent la différence à « l’ombre de l’Un ou du Deux », l’hybridité est désormais élevée à la dignité d’une complexité créatrice de formes. Cette complexité est nucléaire :


Il ne pourrait mieux décrire la géographie de son poème. Le poète crée un monde, qui l’entoure comme un cercle doit entourer son centre. Toute l’énergie du tourbillon révèle le centre immobile qui le fait exister. Mais le point ne serait rien sans le mouvement auquel il donne naissance. Car le tourbillon contient tout ce qu’il y a de « réel » dans ce centre, qui sans lui, ne serait qu’une faible fiction, un point sans substance.24


Elle instaure des procédures de connexions puissantes qui visent à établir un nouveau rapport des références. La forme poétique est le véritable décor de l’hybridité. Il ne faut donc pas s’attacher à y chercher un quelconque référent ni à dresser la liste des hypotextes. L’hybridité initiale et, en un sens, structurale, est nécessairement hypertextuelle. Figurant le passage de la micro-structure à la macro-structure, le texte ainsi produit comme procès de la signifiance devient lui-même un hybride. Il est à lui-même sa propre greffe.


Un texte ouvert et volé, à la lettre, dérobé, dont l’origine est tracée (nulle indication ici en effet de la provenance de la greffe textuelle), la source altérée, le sens (magistral, didactique) détourné. Un texte qui non seulement fait retour, par la bande, sur l’opération qui le produit, sur le vol inaugural qui le fonde comme texte (toute écriture naît du rapt d’une lecture), mais qui, encore, théorise à sa manière, pour qui veut bien le lire, la pratique scripturale comme greffe, prélèvement, emprunt, plagiat : le texte ne consiste qu’en cela, à travers l’opération dépropriante qui fracture le corps clos des livres, en fragments et en éparpille les morceaux, les déchire en lambeaux de texte ensuite patiemment recollés, recousus, puis insérés (enchâssés, incrustés, entés, encartés, introduits) dans son propre dispositif d’écriture. […] L’opération de la greffe textuelle implante un corps étranger, impropre, hétérogène, sur un autre corps ouvert, infiniment perméable et réceptif.

Elle ente des débris de texte sur un organisme en mue qui opère – lentement – sa propre métamorphose.25


Cette corrélation du sémiotique et du sémantique réunit sous les auspices du schème hybride produit ce que la linguistique appelle un effet de pertinence. La modernité poétique, son sas d’entrée, s’inscrit dans cette structure sémantique double. Utopie de langage, forme qui est acte, mais forme vivante, du bestiaire mythique de l’entre-deux à la structure mythique du poème, cette poétique et l’immanence qu’elle induit, instruit un schéma ontologique dans lequel le réel ne fait qu’un avec le virtuel. Et si la fraternité n’est pas un mythe, alors, le poème est un acte qui se signifie lui-même. Il est à lui-même sa propre figure et la figure mythique qui le préside contient et immobilise son code génétique.


L’œuvre, au delà de ses contradictions apparentes, est alors une manifestation suprême d’unité et d’autonomie : « Si j’existe, je ne suis pas un autre. Je n’admets pas en moi cette équivoque pluralité. Je veux résider seul dans mon intime raisonnement. (Chant V). »


Ainsi, l’œuvre produite est une sorte d’hypertexte qui contient la mémoire de sa propre genèse et se retourne sur son étymologie : le signifié hybride, mythique, comme à une sorte de littérarité essentielle. Confirmant son statut général d’écriture d’intersection, tant au niveau esthétique et générique que logique et gnoséologique, cette signifiance hybride interroge les limites mêmes de notre culture et de la toute puissance du Logos. Y trouvant dans la forme une contestation de la logique bipolaire et des taxinomies romantiques, Ducasse réinvestit volontiers ces figures mythiques qui interrogent les limites mêmes du littérarisable. Pour autant, le texte produit ne devient pas un récit mythique : en déconstruisant son langage, en exhibant sa génération (son intelligibilité textuelle), il propose sa propre démystification (comme épuisement de la catégorie du langage). Paradoxalement, cette iconoclastie comme purge des négativités et des nomenclatures, est la condition de réinvestir le sacré et la culture en acte (la modernité). Ainsi, le sujet des Chants est nécessairement divisé et cette dualité fondatrice et terminale est tout à la fois corporelle, toxique, psychologique et mystique. Une sémiotique de la modernité poétique est à comprendre comme une poétique de l’hybridité, laquelle restera cause perdue – cause pour personne – tant que l’arrière-garde, l’ami qui vous veut du bien, ne dira pas son nom.



Olivier Sécardin

Université de Paris-IV Sorbonne / Columbia University





Notes

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[1] « L’un des traits communs des poètes modernes est leur lutte contre les ensembles idéologiques : famille (Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont), patrie (Rimbaud, Mallarmé), Église (Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé), classe, sexe… constituent des structures mortes et sclérosées qui empêchent la dépense. A contrario, Mallarmé compare l’activité poétique à l’explosion d’une bombe, à une sorte d’attentat anarchiste contre le dogme le plus tenace. M.-A. Ruff a également relevé ce « devoir de destruction, de désintégration ». La véritable subversion consiste en une dépense qui se place hors des institutions – hors du profit – et qui se donne, peut-être, comme gratuite. Hors-crédit – hors-légalité – le principe poétique doit être source de liberté et matrice de la vie (une arborescence des signifiants, la « liberté libre »)., Olivier Sécardin, « La poésie impie ou le sacre du poète, sur quelques modernes », Alif 23, Journal of Comparative Poetics, 2003. 

[2] Aldo Pellegrini cité par Roberto Juarroz, Poésie et Réalité, Paris, Lettres vives, 1987, p. 18.

[3] Jean-Paul Goux, La Voix sans repos, Paris, Éditions du Rocher, 2002, p.68-69.

[4] Roland Barthes, Critique et Vérité, Paris, Seuil, 1966, p. 42.

[5] Sylvain-Christian David, Alfred Jarry, le secret des origines, Paris, PUF, coll. Perspectives critiques, 2003, et L. Edson, “Les Chants de Maldoror and the dynamics of Reading”, Nineteenth-Century French Studies Fredonia, New York, USA, Vol. 12, n°1-2, 1983-1984.

[6] Georges Molinié, Sémiostylistique, l’effet de l’art, Paris, PUF, coll. Formes sémiotiques, 1998.

[7] « Ce corps morcelé apparaît sous la forme de membres disjoints et de ses organes figurés en exoscopie, qui s’ailent et s’arment pour les persécutions intestines, qu’à jamais a fixé par la peinture le visionnaire Jérôme Bosch, dans leur montée au siècle quinzième au zénith imaginaire de l’homme moderne. Mais cette forme se révèle tangible sur le plan organique lui-même, dans les lignes de fragilisation qui définissent l’anatomie fantasmatique, manifeste dans le symptôme de schize ou de spasme, de l’hystérie. », Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 97.

[8] Henri Michaux, L’Avenir de la poésie, cité in Henri Meschonnic, Célébration de la poésie, Paris, Verdier, p. 26-27.

[9] Jean Starobinski, « Le Voile de Poppée », L’œil vivant, Paris, Gallimard, 1961, p. 11.

[10] Antoine Compagnon, cours « Modernité et violation des genres », séminaire de Licence LLM 316 F2, La notion de genre, Université de Paris-IV Sorbonne, UFR de Littérature française et comparée,   

[11] Vladimir Jankélévitch, Le Pur et l’Impur, Paris, Flammarion, 1960, p. 8-9.

[12] Raymond Jean, Lectures du désir, Nerval, Lautréamont, Apollinaire, Éluard, Paris, Seuil, 1977, p. 72.

[13] André Breton, préface à l’édition G.L.M. des Œuvres complètes de Lautréamont, reprise dans l’édition J.Corti, p. 42.

[14] Fortunato Zocchi, « Il Bestiaire di Lautréamont », Francia, Periodico di cultura francese, N°18, Aprile-Giugno 1976.

[15] En particulier, Quatre lectures de Lautréamont, « Le bestiaire des Chants de Maldoror », Alain Paris, Paris, Nizet, 1972.

[16] «DRAGON. subst. masc. Serpent monstrueux qui est parvenu avec l’âge à une prodigieuse grandeur. Les anciens Naturalistes se sont esgayez à descrire ce monstre en diverses manieres. Ils luy ont donné des ailes, des crestes, des pieds & des testes de differentes figures, jusques là qu’Aldroandres fait mention d’un dragon né de l’accouplement d’une aigle avec une louve, qui avoit de grandes ailes, une queuë de serpent, & des pieds de loup. Mais il est le premier à dire avec les Modernes que c’est un animal chimerique, si on le pretend faire differer d’un vieux serpent. Quelques uns même ont dit qu’il y a en Afrique des dragons volans qui peuvent emporter un homme & un cheval, & qu’ils emportent souvent des vaches. Albert le Grand fait mention d’un dragon de mer, semblable à un serpent, qui a les ailes courtes, le mouvement très-prompt, & si venimeux, qu’il fait mourir par sa morsure. On appelle aussi la Vive Dragon de mer, ou Araignée de mer [...] DRAGON, en termes de l’Ecriture, se dit figurement du Serpent infernal, de Sathan. Ainsi quand il est dit dans l’Apocalypse, Chap. 12. que le Dragon & ses anges combattoient contre St. Michel, il est expliqué aussi-tost, que c’étoit le Diable & Sathan. [...] DRAGON, se dit hyperboliquement de ceux qui font les meschants & les difficiles à contenir dans le devoir. On le dit même des femmes & des enfants. Cette femme crie toûjours son mari, c’est un vray dragon. Cet enfant est un vray dragon, il est incorrigible & mutin. [...] », Furetière, Dictionnaire universel, Paris, 1690.

[17] Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères, Paris, Gallimard, 1967, p. 136.

[18] Jean-Luc Steinmetz, Préface, Les Chants de Maldoror et autres textes, Paris, Le Livre de Poche, 2001, p.22-23.

[19] « le héros problématique du roman bourgeois était, dans la définition de Lukacs, en « quête infinie de la connaissance de soi à partir d’une obscure réalité hétérogène qui le subordonne » (Luckas, Théorie du roman, Paris, Gonthier, 1963, p. 78). Le héros du texte moderne est un sujet (une instance) en procès : une multiplication tourbillonnante de « ils » sortis de la division et de la condensation de l’instance énonciatrice. Ni le dehors hétérogène au sens de Lukacs, ni un « Autre » transcendantal qui rassemblait le héros épique de Dante par exemple, ne se présentent ici comme assez puissants pour subordonner cette sériation infinie. » (Kristeva, Ibid, p. 334.) […] « La fiction poétique éprouve la tendance à l’ex-centrement par rapport à l’instance discursive, mais ne perd jamais cette instance, même si son maintien est obtenu au prix de chutes, de permutations et d’éloignement risqués. » De sorte que le personnage peut traverser tous les corps et tous les supports. Il devient une « substance jouissive dans une économie masochiste ». Selon l’analyse kristévienne, « Je », multiplié, rejoint une sorte de phase zéro de la subjectivité qui déstabilise la position surplombante et monologique du Créateur. Elle implique la mort de Dieu et l’abolition de la Loi suprême. « Elle exige essentiellement un effort de discours, de sorte que la transgression de l’unité autoritaire, légiférante, et somme toute oppressive, se fasse dans le dispositif sémiotique de chaque sujet, à travers son rapport à l’ « autre » dans le système socio-symbolique. Ni forclusion de l’unité dans une psychose qui charrie n’importe quoi et balaie toute légalité ; ni imposition dogmatique et refoulante de cette légalité unifiante ; mais infiltration de la pulsion dans l’instance symbolique, dans l’instance subjective, et renouvellement incessant de ses positions-permutations. »

[20] W. Desmond, Being and the Between, Albany, State University of New York Press, 1995. 

[21] Jean-Jacques Wunenburger, La raison contradictoire. Sciences et Philosophies modernes : la pensée du complexe, Paris, Albin-Michel, 1990, p. 10.

[22] Gaston Bachelard, L'Intuition de l'instant, Paris, Stock, 1992, p. 104. 

[23] « Entre les termes même qu’il distingue ou qu’il oppose dans son armature catégorielle, il ménage dans le déroulement narratif et dans le découpage des champs sémantiques, des passages, des glissements, des tensions, des oscillations, comme si les termes tout en s’excluant s’impliquaient aussi d’une certaine façon. Le mythe met donc en jeu une forme de logique qu’on peut appeler, en contraste avec la logique de non-contradiction des philosophes, une logique de l’ambigu, de l’équivoque, de la polarité […], une logique qui ne serait pas celle de la binarité, du oui ou du non, une logique autre que la logique du logos », Jean-Pierre Vernant, « Raisons du mythe », in Mythe et Société en Grèce ancienne, Paris, Éd. du Seuil, coll. Points Essais, 1992, p. 250. En revanche, on ne peut souscrire à un mythe de l’hybridité. L’hybridité ne raconte pas une histoire sacrée, n’est pas suffisante pour proposer un récit. Du mythe, elle possède pourtant la même structure qui, explique Gilbert Durand, est un « ensemble dynamique, c’est-à-dire un système de forces antagonistes » ou encore « un ensemble dynamique de symboles, d’archétypes et de schèmes, système dynamique qui, sous l’impulsion d’un schème, tend à se composer en récit ». À partir de cette acception, l’hybridité pourrait être pensée comme schème, un canevas symbolique et fonctionnel du mythe, une « généralisation dynamique et affective de l’image ». Ce signifié hybride boucle, dans une application synthétique, le concret et l’universel, l’actuel et le virtuel et, de ce fait, tend à rejeter l’individuation : il est un universel concret, un concret non-individuel. Personnage et nature, concept et organisation corporelle, l’hybride peut désormais être pensé comme figure. L’ambition de la modernité poétique s’y contient et s’y mesure : figure tacite, l’hybride propose une assimilation de l’espace poétique à celle de l’espace symbolique, une convergence du sémiotique et du sémantique, le commerce d’un fond an-historique et de l’investissement pulsionnel.

[24] Paul Zweig, Lautréamont ou les violences de Narcisse, Paris, Archives des lettres modernes, 1967, n°74, p. 20.

[25] Jean Michel Olivier, Lautréamont, le texte du vampire, Paris, L’âge d’homme, 1981, p. 48-49.