« Dans la commedia dell’arte, le costume de Dottore, Pantalone, etc., déterminait les personnages, au yeux des spectateurs avec toute la précision possible. Bien entendu, ce n’est pas seulement d’une époque à l’autre que les signes du théâtre changent, remplacés par d’autres signes en même temps que se modifie le style théâtral dans son ensemble. […] Cette double perception de l’acteur par le spectateur est d’une grande portée. C’est grâce à elle, tout d’abord, que tous les signes exprimés par l’acteur s’animent. Ensuite, cette double perception du rôle souligne que l’acteur en train de jouer ne s’identifie en aucun cas au personnage de la pièce, que nous ne pouvons pas tracer un signe d’égalité entre l’acteur et le personnage qu’il présente, que le costume, le masque, le geste de l’acteur ne sont que le signe du signe de la personne qu’il incarne. »1
Y a-t-il encore un personnage ? Y a-t-il encore un personnage dans ce qui reste de la représentation du personnage de la commedia dell’arte ? Formulation brutale dont le présupposé serait la différence entre un personnage-origine et un personnage figuré ? Au petit jeu du devenir, que reste t-il – d’abord – de la représentation dell’arte ?
« Y a-t-il encore un personnage ? » s’entend d’abord, pour le moderniste, comme une survivance. Une spectralité. Oui, si l’on présuppose qu’il n’y a pas d’existence qui ne soit d’abord représentée. Oui, il reste une représentation. Oui, il y a encore un personnage, seulement ce n’est peut-être pas le même. Intervalle aussitôt récupéré par l’historiciste : si le moderniste est capable de se représenter cette différence n’est-ce pas en vertu d’une origine ? Or, tout le monde sait que la vertu ne s’autorise pas beaucoup d’écarts. Aux yeux de l’historiciste, la posture moderniste à tendance deleuzienne ne va pas dans le bon sens (l’origine), pour dire le moins. Mais pour les tenants de l’autre camp, il en va du grand mérite de la pragmatique que d’interpréter la signification différemment selon les contextes, en déconstruisant l’objet qu’elle avait d’abord posé comme supposément unifié, en le désimpliquant de la relation biunivoque entre le signe et l’objet réel.
« Y a-t-il encore un personnage ? » Oui, quand bien même il n’aurait plus lieu. Une signature. Car ce n’est pas la moindre des vertus du révolu que de préserver toute identité. Oui, quand bien même il serait en manque de déterminations. Ce qui mérite formulation encore plus brutale : au théâtre comme ailleurs, toute chose ressemble t-elle à ce que l’ont veut en faire (la mythification) ou quel rôle le personnage peut-il encore jouer dans la commedia dell’arte ?
Considérant le masque, dispositif scénique et métaphorique de la commedia dell’arte, le critique Ferdinando Taviani remarquait en 1985 :
« Le masque n’est donc pas un autre visage, mais une face perdue (et ici la langue italienne permet de passer avec le même mot de la valeur matérielle du masque à sa plus secrète fonction : c’est la face perdue parce que de couleur pers c’est-à-dire presque noire, et pour cette raison elle est « persa » au sens de perdue parce que, comme une croûte, elle indique quelque chose qui a été enlevé. La face perdue est telle parce que toute extérieure : en d’autres termes, elle est la négation du visage comme lieu du corps sur lequel l’intérieur se manifeste de manière élective et particulièrement visible, presque immédiate, au point que nous croyons instinctivement que le visage n’est pas aussi facilement trompeur que les mots ou les actes. »2
Envisageant l’histoire du théâtre dell’arte, il y aurait en effet lieu de parler d’un effacement relatif – selon l’acception étymologique « é-facer » – de l’identité. Dans son acception morphosémantique, héritière d’une certaine esthétique carnavalesque théorisée par Bakhtine, le masque constituerait un moment antithétique de la pensée et de la pratique qu’il informe : l’élément primordial d’une transitivité capable de camoufler son contenu. On comprend alors par quelle opération le « masque » de la feintise verbale ou l’attitude semi-figée d’un caractère seraient autant de signes dérivés du masque proprement dit. Le cadre de cette interprétation est naturellement la « pragmasémiotique du théâtre », qui décrit le rapport spécifique qu’instaure chaque époque entre les signes de la vie sociale et ceux du théâtre. Si la commedia dell’arte incarne, comme le soutient de nombreux critiques, le début du théâtre moderne, c’est uniquement en ce sens qu’elle formule un paradoxe théâtral moderne : la bivalence du texte (le jeu improvisé de l’acteur à partir des données d’un pré-« texte » et son encodage) serait figuré au public par le demi-masque qui fige et cache une partie du visage, en laissant libre la moitié découverte. Le loup du XVIe siècle (lupus) permet par exemple le libre usage de la voix puisque ce type de masque ne couvre que la partie supérieure de la face. Ainsi, la bouche reste-elle libre de mimer la soi-disant discontinuité de l’espace scénique que produit le jeu de la commedia dell’arte, contrepoint pertinent à la surface tendue du demi-masque. Comme si, dans ce visage scindé, clivé, se représentait in nuce le clivage excentrique, baroque qui caractérise le jeu des acteurs de la commedia dell’arte. Voir, alors, ce qu’assume originellement le théâtre, devient tout autant paradoxal qu’un visage. Celui qui veut voir le visage croit pouvoir s’assurer de l’authenticité de l’autre, ce qui manifeste, en un sens, une belle superstition : la force de l’icône est d’être métaphysique. L’étymologie même du « visage », dérivée du latin visus rappelle la faculté de voir, « derrière les yeux, ce non-lieu où l’esprit de l’autre construit la réalité et le sens du monde à partir des impressions lumineuses qui arrivent sur la rétine. Il s’agit en somme de la source objectivable des interprétations subjectives du monde, fournies par l’autre, un endroit où l’on serait à l’abri de toute tromperie et de toute illusion. »3 Quant au mot grec theatron, il serait dérivé de thea : action de voir, vue, spectacle, contemplation. Il rappelle au théâtre cette rupture du lien religieux par sa signification de « gradins où s’assoient les spectateurs ». Un théâtre du regard distancé se substitue à la participation du croyant au rituel. Pas un autre visage, une face perdue qu’institue un regard distancé.
« Si, par métonymie, l’emploi du mot théâtre a, pour ainsi dire, sauté la rampe et s’est étendu sur la scène et sur ce qui s’y représente, et si, par synecdoque, il désigne le concours de tous les éléments nécessaires composant une représentation théâtrale, sa référence originaire à l’action de voir s’ouvre sur une scène de regards qui, à chaque instant, rappelle au spectateur la réciprocité de la vision, c’est-à-dire le fait qu’on ne peut voir sans être vu. En résulte l’impossibilité de se concevoir en sujet absolu disposant d’une vision objective sur toute chose. »4
Dans son acception la plus symbolique, cette dyade voir/être vu renvoie à la double énonciation théâtrale du comédien qui, à la fois, parle en tant qu’acteur de chair et personnage fictif, au moment où sa face perdue figure la « parole parlée » de l’extériorité du demi-masque. Tandis que Carlo Goldoni (1707-1793), très soucieux d’un certain « réalisme » expressif, a tôt fait de s’y opposer puisque alors « le jeu de l’acteur est normalement dérangé par l’emploi de masques, que ce soit dans la joie comme dans la douleur, ou dans les rôles amoureux, féroces ou gracieux, c’est toujours le même morceau de cuir que l’on voit. On a beau gesticuler et changer le ton, nous ne connaîtrons jamais les vrais traits du visage, les vrais interprètes ; on ne verra jamais un acteur qui agisse en son nom propre, et l’âme d’un acteur sous les masques sera comme un feu sous les cendres… »5. Privé de sa possibilité maximale d’expressivité faciale, le comédien se retrouve dans l’obligation d’optimiser les gestes et les mouvements du corps, au point peut-être de faire de ce corps – ici et maintenant – un autre visage, une autre figure6. C’est ce que suggère Danoto Sartori7 :
« La connaissance et la pratique de l’action masquée est essentielle pour la formation d’un acteur, et c’est en le privant de l’aide mimique du visage qu’il sera obligé d’agir en s’aidant exclusivement de son corps et donc à comprendre profondément, psychologiquement la valeur d’une attitude, d’un geste, d’un mouvement. Dans le théâtre, donc, dans la comédie ou la farce, il est essentiel de savoir que le demi-masque est destiné à conférer au personnage un certain style, pour un public qui a surtout besoin de voir les lèvres de l’acteur quand celui-ci profère des sons ; c’est pour cette raison que le masque entier est exclusivement réservé à la mimique et à la danse. »
Stylisation à l’opposé de toute nécessité de déchiffrement. Masque-mimique d’une autre face : « le masque a pour premier objet le transfert de la personne humaine dans le personnage et de faciliter à l’acteur l’évasion de lui-même en accomplissant cette métamorphose essentielle. Il est certain que le masque, plus que tous les autres fards, a permis d’établir un « type » pour plusieurs siècles, en opposant à la littérature théâtrale une invention superficielle capable de créer un effet dramatique. »8 Une transsubstantiation. Que les comédies italiennes envisagent quand elles montrent qu’il suffit de le tourner pour se moquer de sa face (qui prétend appartenir à un individu) et de sa surface (qui, elle, prétend cacher une profondeur). Ainsi, le jeu des déguisements manifeste t-il une conjoncture de deux plans, dérivés de l’emploi du demi-masque : frontal, par la croûte noire et par la corporalité animale et grotesque qu’elle découvre, la fonction rituelle de transgression qu’elle incarne ; latéral, par la possibilité offerte au public d’acquérir une vision lucide sur les masques et les démasquages des caractères, quand précisément, les différents masques servent à caractériser un caractère, c’est-à-dire à identifier un type9. Tandis que le masque traditionnel laisse l’illusion d’une « transsubstantiation théâtrale » derrière le déguisement matériel, la dissimulation intériorisée est inévitable dans les corps et dans les paroles des comédiens. Pour autant, le jeu théâtral figuré par le demi-masque représente la conception du « caractère » qui, malgré sa disposition typique, veut être apprécié en qualité d’individu spécifique. Je pense à cette gravure de Biancolleli qui ne regarde plus fixement son masque dans un rapport symétrique mais qui regarde déjà le spectateur.
Conséquence immédiate, rigoureusement pratique : il n’y a pas de savoir-faire du masque. Il n’y a pas de technique spécifique (particulière10) car celui-ci « renvoie sans cesse à des codes collectifs. Ceux-ci ne s’apprennent pas in-magistrae mais se communient dans un destin collectif. L’expression du corps dans la langue et de la culture dans le corps (que conquiert et auquel aboutit le travail du masque) suppose l’acteur au milieu. »11
C’est dans l’antiquité classique qu’est utilisé pour la première fois le terme de prosôpon désignant le masque de théâtre. Le terme qui suit pour désigner la notion de la « personne » est primitivement élaboré pour les besoins du théâtre. Par une lente transformation perceptible à travers les textes12, le mot prosôpon en vient à substituer à l’individu social, le masque-objet de théâtre. Or, comme le fait remarquer un critique, le premier avatar du mot est en même temps une réduction de ses connotations, puisque prosôpon indiquait l’objet et son porteur. Cette réduction est diversement appréciée. Nédoncelle l’accepte en partie en avançant que le port du masque permettait à l’acteur d’augmenter sa voix – de résonner13. Conclusion partagée par Olivier Navarre14, tandis que Schmitz et Purser15 n’assument aucun rapport entre le masque et l’audition : simplement, les personnages muets (kopha prosopa) portaient des masques. Peu importe au fond, ce qu’il convient de retenir c’est l’appartenance du prosôpon et de la persona au théâtre avant leur transfert dans la vie sociale. Cette ingérence dans la vie sociale est à l’œuvre chez les Grecs et peut-être encore plus rapidement chez les Romains. Persona a remplacé le sens classique de homo plus vite que son homologue grec. Selon Nédoncelle, persona est passé du théâtre à la vie sans passer par le droit, où le développement de la notion est postérieur. Prosôpon suit d’ailleurs le même itinéraire pour s’investir d’une connotation sociale. képhalè, kardia, anthropos, thymos, soma etc, en suivant généralement un fonctionnement métonymique (une partie du corps), désignaient déjà la totalité de l’être humain. Anthropos signifie l’être humain mais dépourvu de personnalité laquelle est sommairement indiquée par le mot thymos (humeur), qui représente la moitié de ce que nous pourrions désigner comme intériorité humaine, l’autre moitié étant la psyché. Ces remarques nous conduiraient-elles à penser qu’en grec comme en latin, il manquait un mot propre pour figurer la personne dans sa totalité ? Comme « corps, le moi social, l’originalité, le sentiment de continuité personnelle, le sentiment d’être sources d’actes »16. Le terme prosôpon renvoie pourtant au visage : il indique en premier lieu un objet mis devant la face. Toutefois, dans le théâtre grec, le masque est porté par un homme, l’acteur (hypocrite) qui par son déguisement, ses paroles et ses gestes en évoque un autre. Cet autre, c’est l’acteur lui-même avec son corps, son esprit, ses sentiments et, ce que l’on peut identifier comme personnage. Sur les premiers masques théâtraux attribués à Eschyle nous ne trouvons pas de traits caractéristiques. Ils ne deviennent personnages que sur la scène à l’aide de ce qu’on appelle le rôle. Prosôpon comme persona signifient exactement cette confusion entre un être humain et le personnage. Alors, l’acteur comme matière ouverte à toutes les virtualités, s’incorpore une altérité (un rôle) et la manifeste à l’aide du masque. En d’autres termes, il forme un personnage. Ainsi, le masque de prosôpon devient prosopeion de tel personnage. Concevoir le personnage comme un être humain dans un rôle c’est se placer du point de vue plus ou moins large de la psychologie sociale où la notion de rôle comme celle de la personne sont introduites par le truchement du théâtre.
Encore que l’étymologie du masque prête à confusion17. Dans son Dictionnaire Etymologique, Ménage souligne le nœud inextricable du problème : espagnols et italiens se renvoient l’origine du terme. Franciosini voit dans maschera un emprunt de Mascara qui serait tout simplement un composé de mas et de cara soit en espagnol, « visage de plus ! ». Or, les racines étymologiques sont nombreuses, en flamand (mash), en ancien français (mascha), en bas latin (talamasca et masca…)… Le masque serait donc un visage d’artifice qui, avec larva son équivalent latin, désignerait un spectre ou une sorcière18. Daniel Fabre qui a réunit une série d’articles consacrés à la position du masque dans la commedia dell’arte – nous reprenons l’acception de Taviani19 – note de la même façon la relation, latente ou explicite, entre les représentations du faux visage, du spectre, de la putain et de la sorcière :
« Et c’est là l’objet d’un nouveau débat : les sorcières portaient-elles des masques, se demandent nos philologues rationalistes assez peu sensibles aux effets d’identité métaphysique. Ménage tient à rappeler enfin un quatrième sens important qu’il s’efforce de réduire de même façon : « Nous appelons une putain une masque… anciennement dans la Grèce, les bordels étaient hors des villes et les femmes qui s’y prostituaient étaient masquées, afin que les hommes qui couchaient avec elles ne les reconnaissent pas… mais apparemment, nous appelons les putains masques, parce que la plupart étaient fardées, et on peut dire qu’elles étaient masquées. »20
Comme si le masque ne pouvait pas faire l’économie du retour des morts.
« On comprend alors à quel point ceux qui cherchent à retrouver la soi-disant « origine » de la commedia dell’arte à travers l’origine de ses masques ont une vue déformée. Il ne sert à rien de se demander quelle fut la « signification originaire » d’un masque lorsque l’on veut l’étudier dans le contexte de la commedia dell’arte, car c’est justement cette signification que le masque perdit lorsque les comédiens s’en emparèrent comme matériau à réutiliser dans la pratique de leur métier. Il y a autant de superstition à croire que, malgré le processus conscient de décontextualisation et recontextualisation auquel les acteurs le soumirent, le masque ait gardé une signification propre liée à la tradition de la culture populaire, qu’à croire qu’un mot puisse toujours, quel que soit le contexte du discours, conserver sa signification étymologique. »21
En vérité, ce détour par l’étymologie laisse à penser que ce qui est commun aux notions de masque et de rôle, c’est le déguisement. Un déguisement qui se joue de l’identité en cachant pour affirmer. Car un rôle affirme un personnage utilisant l’une des potentialités incluses en l’acteur. C’est le passage d’un prosopeion à un autre. Cependant, c’est ce même personnage comme rôle qui fait rêver le spectateur à toutes les vies qu’il ne vit pas et à toutes les dimensions infinies de rôle imaginaires. Il rêve donc en sachant que dehors c’est le rôle qui l’attend, c’est-à-dire la manière perceptible d’être et d’avoir que prend le moi dans la société. À la sortie du théâtre, le spectateur devient à son tour acteur et cette métaphore prête à conséquences : l’individu est responsable et déterminé dans une hiérarchie sociale : un bouffon est un bouffon, un puissant reste puissant. Sauf pendant ce spectacle théâtral ou pendant les rituels d’inversion22 – notamment le carnaval23 – qui polarise les différents codes de la communication. En revanche, en dehors du théâtre, c’est la société (le théâtre) qui se révèle en l’homme. Ironie de la représentation : « Le monde est du théâtre métaphoriquement bien sûr. Mais les matrices de l’interaction humaine et sociale s’investissent de forme, structure et sens par les rituels formalisés de la civilisation, lesquels suivent dans diverses voies les formes dramatiques et les conventions du théâtre. »24
Comprenons bien la part de théâtre dans la société. Dans une recherche sur la notion de « personne »25 et notamment celle du « moi » comme catégorie de l’esprit humain, Mauss étudie les formes de cette notion chez les Zuni, les Kwackiult et les Aruna en Australie, pour revenir en Grèce. Sa première conclusion est l’importance systématique de la notion de personnage comme rôle pour des groupements humains et la formation de la notion de personne :
« Il en ressort évidemment que tout un immense ensemble de sociétés est arrivé à la notion de personnage, de rôle rempli par l’individu dans des drames sacrés comme il joue un rôle dans la vie familiale. La fonction a déjà crée la formule depuis des sociétés très primitives, jusqu’à nos sociétés à nous. »26
À la fin de l’époque archaïque grecque, la notion de personne comme fonction psychologique n’est pas encore véritablement formulée. La première entité intérieure, la psyché, corrélée à l’intériorité du corps, ne semble pas avoir la consistance d’un objet chez les Grecs, remarque Jean-Pierre Vernant dans Mythe et pensée chez les Grecs27. La psyché n’est qu’une vague entité quittant l’homme au moment de sa mort. Quant au corps, il apparaît comme fragmenté en une multitude d’organes, jusqu’au moment de la mort.
« Il n’y a donc que des ébauches de la personne dans la pensée grecque archaïque ; et le plus étrange, c’est qu’elles se situent au niveau du démonique, dans cette province de la pensée religieuse qui se caractérise par l’indéfini. Nous atteignons donc le cadre propre à la naissance de la notion de personne, telle que l’Occident l’a construite car, si celle-ci a pu s’élaborer, c’est grâce à un ensemble des réalités spirituelles, dans et par la pensée religieuse. »28
La thèse est convenue : pour qu’une nouvelle pensée émerge dans le plein exercice de la cité, celle de l’anthropine physis dont la désignation n’apparaît qu’au Ve siècle et qui permet à l’homme de se détacher de la nature, il faut attendre la séparation de l’ordre mythique et la formation de l’ordre politique de la Cité. C’est de cette dénotation que surgit le prosôpon. Sous les traits individuels du héros, c’est le citoyen qui est (con)figuré au sein du Cosmos et de la Cité. Il montre ainsi ce qui doit être exclu pour que vive la Cité. Une philosophie s’érige en miroir et c’est dans ce miroir que le citoyen se regarde en tant que masque pour former son identité. Un renversement total des lois conventionnelles du théâtre se produit de cette manière, et le corps travaillé et métamorphosé devient l’instrument d’un autre renversement, celui des conventions sociales, afin de permettre l’apparition des forces pures cachées depuis toujours sous le masque social. Le théâtre du corps se donne comme mission d’enlever le masque, tout masque, et en se démasquant de trouver le visage authentique. L’objet-masque porté par l’acteur (personnage), comme tout signe, surdétermine l’effet masque qu’est le théâtre en traçant dans le visible spectaculaire son enracinement dans le grotesque, en anaphore avec la structure du carnaval. Dans ce procès, le comédien revêt une mission médiatrice entre un public prêt à attendre quelque chose et une dimension qui est pourtant présente dans chaque spectateur. Sous la double protection de l’objet masque et du fait théâtral institutionnalisé, inséré dans un circuit économique, il injecte dans le réel ce double qu’est le personnage en le réduisant par le biais de la représentation en copie.
Jean-Louis Barrault a ces mots magnifiques :
« Le soleil s’est maintenant couché, la lune va bientôt apparaître, c’est l’heure de la métamorphose.
Les spectateurs minutieusement rangés comme les torsades d’une pile magnétique sont prêts à devenir Public. L’acteur, lui, sent pousser en lui son Personnage. Sa vie quotidienne est en train de fondre, de se désagréger. Tout son corps n’est que craquement sous la poussée viscérale, impitoyable du personnage qui, depuis des années, l’habite. Ce personnage, c’est son double, son frère, son correspondant astral. Ce personnage, c’est lui-même, c’est-à-dire le prototype de sa propre espèce, c’est lui, poussé ; comme on dit de la fleur de serre qu’elle est poussée. Voilà vingt ans que l’acteur reconstitue ce personnage axial auquel il appartient irrémédiablement, ce personnage c’est son moule […] Il a approfondi minutieusement les rapports qui peuvent exister en toutes circonstances entre ce Personnage qui n’est autre que « lui-même », et les autres prototypes de l’humanité. »29
Or, dans la commedia dell’arte, il est d’usage de faire circuler les comédiens pour un même personnage et les personnages pour un même comédien. Puisque le jeu doit se construire sur l’improvisation, il est naturel pour les comédiens de savoir assumer plusieurs emplois : « L’aptitude théâtrale équivalente à l’aptitude littéraire de l’improvisation n’est pas la capacité d’improviser son rôle dans la comédie, mais la capacité de jouer des rôles différents. »30 Ainsi, le personnage dell’arte ne souffre pas la contradiction des comédiens ; le comédien ne souffre pas davantage la contradiction des personnages. Ce statut est d’autant plus fin que cette disjonction rapproche le comédien de la figure de l’auteur, tous deux actualisés par le dispositif de la performance qui fonctionne en régime mixte, sans les confondre : le comédien n’est pas absolument libre, en même temps qu’il n’est pas absolument déterminé. Il n’y a pas nécessairement équation entre le créateur et l’émetteur, mais les chances d’une telle équation sont plus importantes dans le dispositif de la commedia dell’arte que dans le théâtre élisabéthain ou dans les dispositifs qui se sont imposés dans le reste de l’Europe à partir du XVIIe siècle. Le comédien n’est donc pas nécessairement l’auteur, mais doit se défendre à partir d’éléments scéniques antérieurs à fortes motivations donc qu’il a à charge d’exploiter.
Le comédien qui joue Pantalone doit maîtriser une scène de compliments avec le Dottore, une scène où il réprimande son fils, courtise une soubrette et ainsi de suite : les même lazzis seront intégrés dans un ordre différent. Une économie nouvelle à chaque mise à jour de la production signifiante. Ce n’est pas tant l’histoire représentée qui est importante que les jeux et effets de scène. Ferdinando Taviani31 décrit ce système en opposant les deux notions de « ruolo » et de « parte ». Le « rôle » est une « occurrence ponctuelle limitée à un spectacle » non fixée ; il peut varier d’un spectacle à un autre. Alors que l’emploi est le point de départ de la création dramatique. C’est en ce sens que la commedia est un « théâtre à rôles libres », selon la formule de Taviani32. Connaître de nombreux rôles signifie, pour un comédien dell’arte, posséder son emploi. L’emploi est en effet constitué de « rôles » qu’un acteur sait, compte tenu de ses caractéristiques physiques, de son âge et de ses compétences particulières. Le rôle : personnage représenté par l’acteur, masque ou attitude, fonctions dans un tout, et rôle social. Cependant, dans toutes ses significations, le terme conserve sa connotation théâtrale difficilement repérable dans le sens de rôle social où il désigne tantôt l’attitude d’un individu (personnage), tantôt la valeur fonctionnelle pour la société (fonction). Ces deux sens constituent l’ambiguïté du terme en lui permettant de « jouer » sur plusieurs niveaux, à la fois sur le plan social, le niveau théâtral et le niveau personnel. Dans la commedia dell’arte, une telle distinction n’est pas à l’œuvre et quand Taviani propose une distinction entre rôle et emploi, il se positionne d’un point de vue dramaturgique sans considérer le contenu de cette récurrence. Cette distribution de rôles est un processus fondamental de formation du théâtre moderne car il est étroitement lié à la professionnalisation. Si un acteur peut collaborer rapidement avec d’autres professionnels, c’est de connaître différents rôles : optimisation du système jusqu’à l’avènement de la mise en scène. Dans un premier temps, les comédiens se spécialisent en emplois, mais restent néanmoins tributaires du texte de l’auteur qui oblige à recommencer le travail à chaque mise à jour de la production signifiante :
« Ce contexte culturel fait que l’on sait déjà qui est chaque personnage, indépendamment de ce qui l’englobera dans l’action du drame. Si le personnage, par exemple, est un vieux marchand de telle cité et de telle époque, l’acteur sait déjà comment il pourra parler, comment il pourra marcher, quels gestes il pourra faire, comment il pourra lancer ses réparties, sans qu’il soit nécessaire de connaître le texte dramatique dans sa totalité. Ce qui signifie que la division du texte en « rôles » est le noyau matériel de théâtre, caractérisera le professionnalisme théâtral européen pendant des siècles, et qui est bien éloignée de notre conception critique du texte telle qu’elle se réalise dans le théâtre de la Mise en Scène. »33
Les personnages de la commedia dell’arte sont facilement identifiables. Ils sont même offerts à l’identification : Arlequin porte généralement un habit rapiécé et un masque noir au nez retroussé. Valet malin et cupide, il est épris des femmes. Il se transforme par la suite, dans les arlequinades, en un amoureux rêveur, vêtu d’un costume composé d’une multitude de petits losanges polychromes. C’est cette image qui s’impose dans l’Europe romantique et que Watteau a mis en peinture. Pantalone est toujours un vieillard, un vecchio, marchand crédule, qui essaye de dissimuler son âge et de plaire aux femmes en portant des habits turcs ajustés. L’ami de Pantalon, le Docteur, utilise des mots latins pédants et confus, et préconise des remèdes dangereux pour des maladies imaginaires. Capitan, tout en ne cessant de fanfaronner à propos de ses conquêtes guerrières et amoureuses, n’est en réalité qu’un lâche et un piètre amant. Polichinelle élabore toujours des combines pour satisfaire sa méchanceté et ses désirs. À partir de cette série de personnages (il y en avait vraisemblablement une douzaine d’autres), chaque troupe de la commedia dell’arte se trouve donc en mesure de jouer des centaines d’intrigues différentes. Un amoureux comme Lelio ou Horatio n’a pas toujours le rôle d’un vieillard, il peut être un rival. Le Capitano peut être un amoureux. Bref, si la psychologie des personnages est relativement figée, tout autant que leurs traits vestimentaires, leur fonction actantielle peut varier selon les nécessités de l’intrigue. La critique a généralement identifié ces personnages comme des « types fixes », c’est-à-dire comme des espèces d’armatures schématiques. Et Taviani note fort à propos :
« Les types fixes tiraient leur énergie scénique – pour parler en termes de dramaturgie – du rapport entre la rigidité de certains traits toujours repris à l’identique et la souplesse d’un espace ouvert, celui qu’en termes modernes nous pourrions appeler le « caractère » du personnage. Ce dernier pouvait varier d’une comédie à l’autre au point de s’adapter aux situations les plus différentes. Plus cet espace ouvert était exposé aux variations, moins son aspect extérieur devait en définir la psychologie. L’oscillation caractérielle des vieillards et des Zanni n’est possible que parce que les autres aspects qui définissent le type (costume, langue, condition sociale, conduite, paroles, gestes, etc.) sont intangibles. Le masque n’est pas ici un élément de cette rigidité, il la compense au contraire, autorisant la fluctuation du type, malgré le degré élevé de rigidité de toutes ses autres connotations. »34
Une question quand même : le statut du comédien est-il aussi intangible que celui du personnage ?
« Le Docteur s’appelait toujours il est vrai Gratiano et parlait toujours bolonais, mais l’acteur chargé de cet emploi avait soin d’adjoindre à ce nom quelque surnom de son invention pour se distinguer de ses rivaux. Ainsi le célèbre Ludivico de Bianchi se nommait à la scène le Docteur Gratiano Partesana da Francolino. La règle est loin de ne présenter aucune exception. Pour les types les plus importants, le Zanni-Arlequin, le Magnifico-Pantalon, on ne sait point quand les dénominations cessent d’être la propriété d’un acteur particulier pour devenir des noms de convention. La question est capitale, non seulement pour l’identification de nos portraits, mais encore pour toute l’histoire du genre. »35
On dit souvent qu’une société a besoin de l’entremise du personnage pour se représenter puisqu’elle s’incarne alors, se donne directement en spectacle à elle-même. Dans l’inflation théorique des années soixante-dix et l’obsession des découpes des unités signifiantes, une constante simple a été plus ou moins occultée : celle du personnage qui pourrait être considérée comme une unité signifiante (de surface ou fondamentale). Sémantiquement, le personnage est un objet imprécis. Il désigne, à l’origine, dit Littré, une dignité ou un bénéfice ecclésiastique, avant de signifier, par extension, une personne célèbre ; enfin, il désigne une « personne fictive, homme ou femme, mise en action dans un ouvrage dramatique ». Ces acceptions ont en commun la mise en relation de l’homme réel avec des images de lui obtenues par imitation et reconnaissance. Dans La Poétique, Aristote parle à la fois de πράττοντεζ et de λέγοντεζ (actants, acteurs, ou disants, locuteurs), ce qui revient à ne pas distinguer le rôle et la mise en scène. Le personnage est donc à la fois pensé comme une figure issue de la réalité et comme une entité autonome qui agit dans un espace tout ensemble concret et fictif : parole et corps, mouvement offert au regard et forme en elle-même dérobée.
Le personnage de la commedia dell’arte semble parfois partager avec le personnage moderne une volonté de représenter l’action des hommes dans leur exemplarité : amour ou querelles sont toujours grossis, de sorte que les actions sont à distance du réel, mais toujours en référence à lui :
« Et dans le jour bariolé, Arlequin, Pantalon, et Matamore, nasillant et grommelant, traçant des arabesques de saut, soumettant leurs corps à la métamorphose d’un geste, à ce point différents de l’homme qu’ils sont ordinairement que leur nom de théâtre supplante leur identité. Absents et présents à eux-mêmes, ils ont tous pour tâche primordiale de faire vivre matériellement une image du monde, de la société et des hommes. »36
note Robert Abirached. Le personnage ne produit pas des images insignifiantes, mais des images appelées à modifier le regard du spectateur sur la vie et le monde.
Plus un personnage est un type fixe, plus le rôle est déterminé. Ce qui varie plus aisément, ce sont les « textes », les mises en scène, l’esthétique de la représentation, le style du jeu, son contenu, la composition du public etc., mais il existe des schémas généraux et des structures permanentes qui fondent l’unité dramatique dell’arte. Si les personnages dell’arte ne reflètent pas précisément la société qui les produit, s’ils n’importent pas ou n’expriment que faiblement une charge sociale importante, une étude sociologique héritière d’un matérialisme historique à la Lukacs s’avère inopportune. Pour autant, chaque personnage trouve son référent dans la société et manifeste même, par exemple, un langage propre à son appartenance régionale. La sélection des idiolectes est un signe du réalisme social de la commedia dell’arte. Arlequin comme Brighella parle bergamasque ; en revanche Pulcinella parle napolitain et Isabelle le toscan. Aussi, en adéquation avec la fonction actantielle, le personnage est caractérisé d’une part par son apparat vestimentaire, d’autre part par son langage. Cet hétérolinguisme provient peut-être des Romains, qui riaient, dans les Atellanes, de la langue des Osques, si rude pour les oreilles latines : « Cum defecerint Osci lingua apud Romanos ut poemanta quaedam et Mimi Osca lingua in pulpito certis ludis agantur. »37 Sans doute faut-il voir dans cette pluralité des dialectes, la situation linguistique et politique d’un pays qui ne connaît pas une unification réelle. Il en résulte un patriotisme local. Claude Bourqui propose le tableau suivant pour rendre compte de la diversité des personnages.
La commedia dell’arte n’est pas un théâtre d’avant-garde, elle a besoin du personnage comme une marque unificatrice des procédures d’énonciation, comme un vecteur essentiel de l’action, comme un support du sens. Le public lui-même utilise le personnage pour entrer dans la fiction. En se caractérisant comme type, le personnage de la commedia dell’arte s’indexe déjà à tout un univers de sèmes préexistants et fortement codés. Le travail de référenciation, en ce sens que l’identité d’un personnage se construit par l’identification croissante que lui répond le spectateur, est donc moindre que dans des dramaturgies moins préconstruites. Cette orientation rejoint les exigences pragmatiques que nous avons envisagées précédemment. La production du nouveau – du moins pour les personnages – n’est donc pas déterminante pour la dramaturgie en même temps qu’elle pourrait même y être impertinente. La création d’un horizon nouveau – une nouvelle caractérisation psycho-actantielle – obligerait le public à produire des procédures de connexion entre l’horizon d’attente et l’écart esthétique. Si comme l’affirme Taviani, le personnage dell’arte est un « espace ouvert », cet espace n’est pas producteur de mise à jour. Il ne s’agit pas pour autant de dresser un état civil de chaque personnage. Dans le système dell’arte, ce souci s’avère vain puisque les personnages sont des types (tipi fissi) et qu’à la limite nous les désignons comme personnage uniquement par commodité. Le personnage-type gît donc entre un certain code (détermination) génétique (nom, costume, langage…) et une marge plus ou moins grande de liberté accordée à la discrétion du comédien. Un personnage dell’arte parle toujours par la médiation d’un comédien. Il a besoin d’un corps et d’une phonation pour naître et de la présence d’un public pour exister tout à fait. Retour des morts. Il est donc un fantôme en quête d’incarnation et, dans la représentation, un corps toujours usurpé parce que l’image donnée à voir n’est pas la seule possible.
Le relevé des traits pertinents pour chaque personnage, façon Bourqui, est sans doute indispensable puisqu’il permet de repérer les différences et les ressemblances, d’inscrire donc chaque rôle actantiel dans le « système des personnages » dit Ubersfeld. Richard Monod, dans un tout autre contexte, parle de « constellation de personnages »38 pour indiquer que les personnages sont totalement interdépendants. Les déterminations du tipi fissi sont stables et relativement concrètes, du moins suffisamment pour être référentielles. Il s’agit de personnages conventionnels, possédant chacun leurs propres caractéristiques physiques, vestimentaires, jeux de scènes, etc., lesquelles permettent au public de les identifier aisément. Un horizon d’attente serein est donc sollicité par l’économie socio-pragmatique générale de la dramaturgie dell’arte. Sous l’actualisation et l’emploi momentané, le type reste constant mais s’affine avec l’Histoire. À ce propos, les innovations que propose Luigi Riccoboni dans son Discorso della commedia all’improvviso39 sont pertinentes. Il introduit des personnages-caractères dans les rôles des protagonistes, destinés à être joués à l’impromptu par les comédiens. Les masques traditionnels, en particulier les quatre principaux (Pantalon, Arlequin, Docteur et Scaramouche), sont repoussés en second plan, dans les épisodes secondaires ou simplement éliminés. Lelio met en relief un ou deux « caractères » autour desquels toute l’action de la pièce est concentrée. Les autres personnages ne sont pas autonomes, ou bien ce sont encore des masques dell’arte. Par l’introduction du « caractère » dans la commedia dell’arte, Riccoboni imprime une réforme analogue à celle que Molière réalise dans la comédie littéraire. Les exigences que Lelio formule au sujet du « caractère » sont relativement simples : choisir des caractères tendant vers l’universalité, les organiser en oppositions binaires simples, mais vraisemblables. Dans son souci de vérité, c’est-à-dire de réalisme, Riccoboni crée pourtant des caractères relativement complexes, en alternant sérieux et comique comme les deux bornes de la performance. Ajoutons cependant que l’introduction d’une certaine psychologie n’est pas une conviction profonde des spectacles dell’arte. Avec Riccoboni, il s’agit encore de configurations plus ou moins inédites qui ne sont pas la règle. La découverte d’une profondeur psychologique, la concentration du conflit dramatique autour d’un personnage modelé sur son cadre référentiel, donne vie à la réforme de Lelio et revitalise (ou dénature) la commedia dell’arte. En même temps, la théorie du jeu, qui accepte et alimente les ressources de la théâtralité de la commedia dell’arte renouvelle l’ancienne faculté créatrice de l’improvisation. La fusion des deux tendances de la réforme de Riccoboni : celle qui va vers une complexification psychologique et celle qui s’appuie sur la théâtralité et sur le mouvement, assure une renaissance du jeu improvisé aboutira à la réforme de Goldoni.
Le système de production mis au point par les acteurs de la commedia dell’arte n’est pas sans conséquence sur ce que nous identifions comme composantes traditionnelles de l’œuvre dramatique, en tout premier lieu sur la notion de personnage. Car le personnage, comme caractère original déterminé, psychologiquement unique dans l’expression qui lui est assignée par l’auteur n’existe pas dans le théâtre italien. Un personnage dell’arte, c’est d’abord une récurrence de spectacle en spectacle. C’est dire qu’un tel personnage n’est pas imaginé, senti, compris, joué comme l’équivalent d’un individu réel. Il n’y aurait que peu d’intérêt à étudier la psychologie de Pantalone qui courtise une soubrette. D’autre part, un tel personnage, s’il fonctionne selon certains schémas, est prédéterminé : il ne sera que peu influencé par l’évolution de l’action dramatique. Car il ne s’agit pas de cela. Pas même sur le plan sentimental. Mais c’est précisément à ce moment où tout est joué que surgit le jeu de scène.
[1] Petr Bogatyrev, « Les signes du théâtre », Slovo a Slovesnot , 4, 1938, p. 138-149, traduit dans Poétique, Paris, Seuil, 1971, N°8, p. 529.
[2] Ferdinando Taviani, « Positions du masque dans la commedia dell’arte », Le Masque. Du rite au théâtre, Paris, CNRS, coll. Art du spectacle, 1999, p. 128.
[3] Marco Baschera, Théâtralité dans l’œuvre de Molière, Gunter Narr Verlag Tübingen, 1998, p. 39.
[4] Marco Baschera, Ibid., p. 40.
[5] Carlo Goldoni, Mémoires, Paris, Aubier, 1992.
[6] Ou alors de faire du corps un immense masque : « A priori, on n’apprend pas au comédien à se décripser, à se décolorer, à se désengager, mais à réactiver ses tensions, à faire bouillir en lui l’énergie qui rugit entre ses désirs et ses interdits. Dans cette excitation les souffles et les muscles, les regards et les gestes parlent, crient, expriment par des « trous et des bosses » les lieux où l’individu contient ses démons et ses anges. Le corps (depuis le cheveu jusqu’à l’orteil) devient un immense masque. Il accouche d’un « personnage », soit tragique, soir carnavalesque qui est la réponse personnelle de l’acteur aux pressions de son siècle, de sa nature, de son histoire. », Interview de Claude Alranq, « Le masque-totem », Les masques entre carnaval et commedia dell’arte, Bouffonneries, N°1, 1980, p. 83.
[7] L’intêret que porte Donato Sartori aux masques s’inscrit naturellement en héritage des réalisations de son père Amleto Sartori.
[8] Donato Sartori, « Caractère et morphologie des masques de la Commedia dell’arte », Le masque du carnaval à la commedia dell’arte, Op. cit., p. 26.
[9] « Le secret des masques de la commedia dell’arte, de leur réussite à la scène, réside dans l’équilibre entre le manque total de prédétermination d’un seul aspect particulier – leur caractère – et la prédétermination rigide de tous les autres éléments, du vêtement à la condition sociale. Le « type fixe » de la commedia dell’arte est un morceau de théâtre construit de manière à permettre des montages rapides et solides : il est extrêmement élastique dans la zone ouverte, celle qui sert à la combiner dans l’action avec les autres personnages et il est, en revanche, rigide et immuable dans tout le reste. Ainsi, lorsqu’on croit pouvoir repérer, à côté des autres aspects « rigides », un caractère constant des différents masques, non seulement l’on commet une erreur, mais l’on s’interdit toute possibilité de comprendre historiquement la réalité matérielle de la commedia dell’arte. », Ferdinando Taviani, « Positions du masque dans la commedia dell’arte », Op. cit., p. 126.
[10] « Le travail du masque est une technique qui cesse d’en être une dès qu’elle met en route un jeu qui dépasse la représentation pour devenir fête collective, transgression, libération. Elle a besoin de partir de la matière vécue la plus authentique, pour arriver à la fiction la plus mystique. Ce voyage n’est pas gratuit. On en revient différent. Et pour l’acteur comme pour l’homme ou la femme de la rue, ce n’est pas rien. », Interview avec Claude Alranq, Bouffonneries, Op. cit., p. 83.
[11] Ibid., p. 81.
[12] En particulier, Maurice Nédoncelle, « Prosôpon et persona dans l’antiquité classique. Essai de bilan linguistique », Revue des sciences religieuses, 1948, n°3.
[13] Ibid., p. 280.
[14] Olivier Navarre, « Persona », Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, N°4, p. 406-414.
[15] Schmitz, Purser, « Persona », Dictionnary of greek and roman antiquities, 1914, N°2, p. 374.
[16] Ignace Meyerson, « Les apports de M. Leenhardt à la psychologie historique », Journal de Psychologie, 1955, LII, p. 3-17.
[17] Je renvoie aux travaux de Paolo Toschi, « Le origini del teatro italiano », Turin, Ed. Boringhieri, 1955, p. 169-171 et Samuel Glotz, « Les origines de la tradition du masque en Europe », Le masque dans la tradition européenne, Catalogue du Musée International du Carnaval et du Masque, Binche, 1975, p. 38-41. Tous deux renvoient à la théorie de Karl Meuli qui, se fondant sur l’existence d’un terme du vieil allemand mask au sens de « maille », « nœud », avait imaginé que ce mot désignait le filet dans lequel on enveloppait le cadavre pour éviter son retour fantomatique, d’où un nouveau rapport entre mascarade et retour des morts.
[18] André Chastel retient également cette acception : « Comme le latin larva qui désigne le spectre en même temps que l’instrument du déguisement, le mot masque, et l’italien maschera – dont il procède –, a dû désigner anciennement une strige, une création fantomatique de caractère démoniaque. La notion a été longtemps associée aux manifestations diaboliques… », André Chastel, Fables, Formes, figures, Paris, Flammarion, 1978, p. 250.
[19] « … je ne parlerai pas du masque, mais de sa position dans la commedia dell’arte. C’est-à-dire que je ne parlerai pas de la commedia dell’arte comme inspiratrice de la renaissance moderne du théâtre masqué et ne chercherai pas non plus mettre en lumière la valeur du masque pour le jeu des acteurs et l’imagination des spectateurs. », Ferdinando Taviani, Op. cit., p. 120.
[20] Daniel Fabre, « Le masque entre carnaval et commedia dell’arte », Bouffonneries, Op. cit., p. 9.
[21] Ferdinando Taviani, Op. cit., p. 126.
[22] “The general theory of carnival as an inversion of binary oppositions, outlined by Bakhtin, has been supported by contemporary ethnological research devoted to rituals of the inversion of social position (status reversal). This research has established certain basic characteristics of cyclical and calendrical rituals in which the whole collective participates. At certain moments in the seasonal cycle, which are defined differently in various cultures, certain groups (or categories) of people, usually occupying an inferior position, exercise ritual authority ove their superiors. The latter in turn must accept their ritual degradation with good will. The inferiors accompany such rituals with vulgar verbal and nonverbal behavior and treat their superiors scornfully, mocking them and addressing them in obscenities. In the ritual performance, the inferiors often establish a hierarchy that resembles a parody of the normal hierarchical order of the superiors.”, Vselovod Ivanov, “The semiotic theory of carnival as the inversion of bipolar opposites”, Carnival, ed. Thomas A. Sebeok, Berlin, Mouton Publishers, 1984, p. 11.
[23] « Considérée de ce point de vue particulier, la commedia dell’arte pourrait être comprise comme une spécularisation géniale et raffinée du charivari, un rituel de renversement aux origines éloignées mais, nous l’avons vu, encore pratiqué à l’époque moderne. Cela, bien entendu, ne permet pas de laisser dans l’ombre les caractéristiques originales du théâtre des comiques professionnels, ni encore moins d’en sous-évaluer les évidents éléments de discontinuité par rapport à la théâtralité du rite et de la fête. La commedia dell’arte n’était pas folklorique dans le sens que le terme a acquis dans le domaine ethno-anthropologique, et cela pour des raisons structurales : elle se voulait avant tout représentation, terme qui entraîne toutes les conséquences du passage du rite au théâtre, et, dans ce cas, du passage d’une économie communautaire à une économie de marché. », Ambrogio Artoni, « Maisnie Hellequin, Charivari, Commedia dell’arte », Rôles des traditions populaires dans la construction de l’Europe. Saints et dragons. Cahiers internationaux de symbolisme, n°86-88, 1997, p. 139.
[24] Combs et Mansfield, Drama in Life, New York, Hastings House, p. XXI.
[25] Marcel Mauss, « Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne, celle de « moi », Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1980, p. 333-364.
[26] Ibid., p. 347.
[27] Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les grecs, T.II, chap.6, Paris, Maspéro, 1965.
[28] Marcel Détienne, Les maîtres de vérité dans la grèce archaïque, Paris, Maspéro, 1973, p. 51.
[29] Préface de Jean-Louis Barrault, Pierre-Louis Duchartre, La Comédie italienne. L’Improvisation. Les Canevas. Vies. Caractères. Portraits. Masques des illustres personnages de la Commedia dell’arte, Paris, Librairie de France, 1924, p. 9.
[30] Ferdinando Taviani, Le secret de la commedia dell’arte. La mémoire des Compagnies Italiennes au XVIe, XVIIe et XVIIIe siècle, traduit de l’italien par Yves Liebert, Contrastes, Bouffonneries, 1984, p. 315.
[31] Ferdinando Taviani, “La composizione del drama nella commedia dell’arte”, Quaderni di Teatro, 15, 1982, p. 151-171.
[32] Ibid., p. 152.
[33] Ferdinando Taviani, Le secret de la commedia dell’arte…, Op. cit., p. 335.
[34] Ferdinando Taviani, in D. Sartori et B. Lanata, Arte della maschera nella commedia dell’arte, Florence, SES, 1983 cité de la traduction française L’Art du masque dans la commedia dell’arte, Malakoff, Solin, 1987, p. 108.
[35] Le Recueil Fossard, présenté par Agne Beijer, Paris, Libraire théâtrale et P.L. Duchartre, 1981, p. 23.
[36] Robert Abirached, La crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1994, p. 20.
[37] Strabo, livre V, cité par G. Cortese.
[38] Richard Monod, Les Textes de théâtre, Paris, Cedic, 1977, p. 74.
[39] Luigi Riccoboni, Discorso della commedia all’improvviso e scenari inediti, a cura di Irene Mamczarz, Milono, Il Potifolo, 1973.