Pour le critique littéraire comme pour le chercheur en sciences humaines, parler du syncrétisme n’est pas moins une commodité qu’une gageure. Une gageure évidente, tant il est vrai que parler du syncrétisme revient à parler d’une nébuleuse lexicale et conceptuelle dont les termes sont convoqués sans discernement ni rigueur1. Quand le syncrétisme n’est pas réduit à l’emploi métaphorique, il est emporté par d’embarrassantes substitutions terminologiques. Quand il n’est pas mis en abyme par le travail de la métaphore, il est assigné à l’indétermination de l’usage commun. Dans la plus grande indifférence, le syncrétisme vaut pour créolisation, métissage, pluralisme culturel, multiculturalisme, hétérotopie ou hybridité2. C’est selon. Indistinctement employé, il en est fait grand cas en didactique, en philosophie, en sociologie, en anthropologie, en ethnologie, en psychologie, en génétique, en droit, en linguistique, etc. Autant dire qu’il arrange tout le monde. Comme à la Samaritaine, chacun y trouve ce qu’il (y) cherche. Du moins jusqu’à liquidation totale… Comment pourrait-il en être autrement ? Sésame et boîte de Pandore à la fois. La dissémination des emplois ferait fuir même le plus aguerri des lexicographes. Encore que la précision apparente des termes camoufle en vérité une série d’équivalences. La substitution est nominaliste : elle répète mais n’explique pas. Fausse identité reconduite en fausse différence, fausse nuance, fausse commutation, faux commerce lexical, la synonymie ne qualifie pas la référence. Elle se contente de décliner une série de pseudo connotations qui échafaudent une profondeur sémantique en trompe-l’œil et assure au critique l’impunité de son langage.
Car c’est bien d’abord de cela dont il s’agit quand je parle syncrétisme : je m’autorise un certain langage. Et ce langage m’est personnel. Il m’est particulier avant d’être général. En Europe, dès le XVIe siècle, il est d’une commune mesure avec mon regard, celui que je porte sur l’Autre, le juif croisé, l’homme nu des côtes du Brésil, le Persan de Montesquieu. Il est personnel avant de désigner quoi que ce soit et presque tout : le Yoruba, le Candomblé et le Vaudou3, le folklore et la créolité4, la psychologie de l’enfant5, la fête de la musique, le dernier moteur Toyota, la société postmoderne, la mondialisation6, la world music, le post-colonialisme, Madonna, l’anthropologie religieuse des croyances en Océanie, Asie du Sud-est, Asie méridionale7, les menus Mac Donald et ainsi de suite. Le syncrétisme est soluble dans tous les milieux. Aux réticents, il suffirait de jeter un dernier coup d’œil à l’impressionnant programme – moins scientifique qu’institutionnel – du colloque pour comprendre comme évidence que le syncrétisme est une institution à administration mondiale. À moins que sa vertu soit précisément de désigner rien d’autre que presque tout, « l’appréhension globale et plus ou moins confuse d’un tout8 » dit Renan, sans souci de définition, une telle acception prépare une dépréciation pour le moins conséquente du concept puisque non seulement elle lui refuse une quelconque prétention scientifique – peu opératoire au moment de l’analyse, incapable de saisir le particulier, le syncrétisme n’engagerait ni méthodologie ni heuristique – mais elle l’abandonne tout aussi bien au grenier des concepts dont on ne sait trop que faire. C’est l’emploi qu’en fait Lévi-Strauss dans son Anthropologie structurale quand il parle du « vaste état de syncrétisme auquel, pour son malheur, l’américaniste semble toujours condamné à se heurter, dans sa recherche des antécédents historiques de tel ou tel phénomène particulier9 ». C’est signifier que le syncrétisme est moins une structure ou même un quelconque objet d’expérience qu’un obstacle à la bonne intelligence de l’objet étudié. Sans doute l’anthropologie structurale récupère-t-elle ici la dévaluation persistante que la théologie a imposé au concept et que les sciences humaines du XIXe et XXe siècles auront tant de mal à réviser. Peine perdue ? Faudrait-il commencer par oublier le syncrétisme ? Mais l’oublier vraiment ? Si définir revient à expliquer un terme par un autre, c’est à condition que ce second et tiers terme soit différent du premier. Pas de définition sans production de différence10. Pas de différence sans identité. C’est en ce sens que la définition n’est pas analogique. Définir en un sens revient à définir dans un autre. L’opération présuppose l’existence de la relation qui, en aucun cas, n’est réductible à une équivalence à la Hamilton. La définition est un développement logique qui établit les éléments caractéristiques de tout nom se rapportant au domaine du perceptible et du concevable, qui confirme son identité précise et le distingue de tout autre terme.
Si donc, selon l’usage qui en est fait, syncrétisme vaut pour hybridité et hybridité pour métissage, expliquer l’un par l’autre constitue un assez fâcheux immobilisme. L’un comme l’autre sont acquis au départ selon la confusion de la logique du valoir pour avec la perception de l’être comme. Si syncrétisme vaut pour hybridité, c’est d’être comme les mêmes. Pour illustrer mon propos, je citerai ce curieux petit livre bleu que l’on trouve désormais sur l’étale des libraires de France, racolant quelques articles de factures diverses autour de la fresh theory, succédané de cette French theory si prisée Outre Atlantique. Il est des syncrétismes qui ne nous étonnent plus quand les Teletubbies côtoient le bondage et Apollinaire le GPS. L’argumentaire de l’un d’entre eux a au moins le mérite de ressembler à ce dont il parle : un pot-pourri.
Le concept d’hybridité s’est emparé des processus complexes de mélange, de fusion et de syncrétisme qui caractérisent la jeune culture populaire. Les journalistes de revues comme i-D ou The face ont célébré avec zèle un nouveau chic britannique multiculturel dans lequel une culture asiatique syncrétique joue un rôle central11.
Passons outre l’inélégance d’expression ou, plus probablement, la maladresse de traduction. Il s’agit de la mouvance syncréto-asiatique du so chic « made in Britain » que de célèbres magazines « pop » ont décidé de consacrer. Trois exemples : l’été indien de Madonna en 1998, l’Asian Dub Fondation, le drum’n bass de Talvin Singh. Encore une histoire de capital qui nous dépasse, nous dit le titre. Mais à y regarder de plus près, nous ne savons plus très bien si l’hybridité en question est une catégorie du syncrétisme ou si le syncrétisme est lui-même une catégorie de l’hybridité. Faux débat de la partie et du tout sans caractérisation. Du moins, c’est chic et c’est chic deux fois puisque désormais, nous le savons.
Il en est de cette synonymie comme de l’usage des comparaisons a priori en littérature comparée : le même de la répétition devient l’identique et l’autre devient pure différence. Mais ni le même ni l’autre ne recouvrent plus aucun contenu : à terme, la prolifération synonymique conforte un ensemble de positions figées dans un système de places vides : mélange, fusion, syncrétisme... Le syncrétisme n’est plus fonctionnel, il est tautologique, il est idéal. La synonymie elle-même n’en est plus une. Il n’est pas vrai de dire que l’on choisit un terme à un autre. Il n’est pas plus légitime d’avancer que la subtilité des connotations permet une dénotation plus fine quant à son contexte. Non seulement le syncrétisme ne rend pas raison de lui-même mais encore disqualifie-t-il son propos du moment que tout souci théorique de la diversité – différence dirait Derrida, diversalité dirait Glissant – implique le primat épistémologique de la relation sur les termes. C’est dire qu’un tel arsenal terminologique couvre une fonction idéologique qui ne dit pas son nom. Il engage moins une politique de la diversité qu’une politique de l’identité. De ce point de vue, le syncrétisme est d’abord un discours et un discours qui ne fait pas la promotion de son objet, un discours pris à son propre piège. Non pas une diaspora parasitant ce capital symbolique, sur lequel s’évertuent les crypto-lesbiennes, mais bien plutôt un discours de dupe. Est-ce la faute au désir de cohérence si le divers ne reste jamais divers très longtemps ? Le bric-à-brac du syncrétisme, en ce sens, est ce qui s’oppose le plus à la complexité. Pour autant, cet embarras lexical et conceptuel ne suffit pas à relativiser la réalité de son objet ni la diversité de ses manifestations. Du moins atteste-t-il peut-être davantage de l’enquête que de l’objet. Difficile donc d’hasarder ce geste qui met à distance la tradition vécue pour en faire l’objet d’un savoir qu’est la définition. L’extension conséquente de la notion à des domaines dont elle n’était pas familière jusqu’alors – la géopolitique et la linguistique12, par exemple – n’incite pas à davantage de cohérence. Sa récente réévaluation dans le sillon des études théologiques13 et sa soudaine promotion dans le giron des gender, cultural, subaltern, African American studies et autres intitulés postmodernes n’engage pas non plus à la plus grande retenue. En situation postmoderne, la convocation du syncrétisme est tout aussi accommodante qu’équivoque, à défaut de convaincre par sa sobriété.
À vouloir l’œcuménisme à tout prix, c’est finalement moins le syncrétisme en lui-même qui pose problème que sa relative importance. Car enfin, si le syncrétisme doit être problématique, n’est-ce pas d’abord pour et depuis l’essentialisme ? Sa persévérance en situation postmoderne, traditionnellement définie comme non essentialiste, ne constitue-t-elle pas une aporie ? L’inscription dans la pop culture d’une universalité racialisée ? Et pourquoi le postmoderne revendique-t-il un concept qui n’est pas historiquement postmoderne ? Pourquoi feint-il de le découvrir ? Pourquoi le discours du syncrétisme est-il devenu si encombrant dans les sciences humaines en général et dans les études culturelles en particulier ? Il partage d’ailleurs ce privilège avec des notions qui ne lui sont ni particulièrement familières ni particulièrement évidentes : le postmoderne, la compétence et la performance, pour n’en citer que quelques-unes. Un privilège qui risque de lui faire manquer l’analyse : sa vitalité anarchique. Son spectre. De l’anthropologie à la psychologie, et peut-être d’abord en critique littéraire, le syncrétisme est une métaphore qui, à multiplier les disjonctions, se retrouve en jachère au moment de la définition : pas de définition sans différence. Sous couvert de « multi-pluriculturalisme », l’essentialiste postmoderne ne manquera pas de parler syncrétisme. Il en parlera volontiers, comme on plaide une cause. En évitant la fausse innocence et la vraie pudibonderie, il réussira à faire très simplement ce qui lui aurait été très difficile de faire en parlant identité : écarter toute différence pour rendre l’identité à l’évidence de sa politique. Dans le bain paralogique, de substitution en substitution, comme poissons dans l’eau, en territoire syncrétique comme en territoire postmoderne, on trouvera tout ce que les concepts permettent de trouver, et ce sera fascinant, comme toujours avec le tant soit peu postmoderne, mais précisément, on n’en comprendra pas le savoir.
La spectaculaire promotion du syncrétisme à la faveur des études culturelles ne doit certes pas faire oublier que ni le mot ni l’idée ne sont nouveaux. En Grèce, le mot est attesté chez Plutarque. Il désigne l’union ou le commerce de deux Crétois. Ce qui ne présage rien de bon pour la vérité puisque les Crétois ont la réputation d’être des menteurs. En Europe, le mot réapparaît à la Renaissance, à la faveur des grands textes de l’Antiquité, puis dans les débats de théologie, chez Érasme par exemple. En France, le terme fait une entrée remarquée dans la quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie française en 1762 : « Syncrétisme. s.m. Terme didactique. Conciliation, rapprochement de diverses sectes, de différentes communions. Il n’y aura jamais de vrai syncrétisme, que la tolérance civile », repris tel quel dans la cinquième édition, en 1798. En revanche, en 1832, si la définition reste identique, l’infléchissement sceptique de l’exemple laisse sourire : « Si l’on ne peut parvenir au vrai syncrétisme, du moins la tolérance civile peut jusqu’à un certain point le remplacer. » En pleine Monarchie de Juillet, la tolérance civile se substitue ainsi au syncrétisme qui apparaît comme un idéal de plus en plus chimérique. Faute de mieux, donc, la tolérance civile s’exerce en charité. Il faut encore consulter la huitième édition du Dictionnaire de l’Académie française, livraison de 1932-1935, pour comprendre que la tolérance se partage principalement entre la tolérance théologique ou religieuse, partage que l’on retrouve bien évidemment chez Locke et qui, dans l’Angleterre du XVIIe siècle, reflète les tendances des deux groupes « progressistes » de l’Église anglicane : les « indépendants » et les « latitudinaires ». « Condescendance qu’on a les uns pour les autres, touchant certains points qui ne sont pas regardés comme essentiels à la religion. L’Église latine a toujours usé de tolérance pour l’Église grecque sur le mariage des prêtres. La tolérance est prescrite aux théologiens touchant les opinions des diverses écoles ». Et la tolérance civile : la « permission qu’un gouvernement accorde de pratiquer, dans l’État, d’autres religions que celles qui y sont établies, reconnues par les lois, pratiquées par le plus grand nombre des citoyens. La tolérance civile est quelquefois restreinte à certains cultes, à certaines croyances ». En France, cette « permission de pratiquer d’autres religions » n’est pas innocente. Elle renvoie d’abord au douloureux destin des protestants. Certes, en France et en Angleterre, l’idée de tolérance civile a été préparée de longue date. Bayle, par exemple, convaincu de son loyalisme monarchique, a déjà plaidé en faveur d’une tolérance civile qui autoriserait la liberté de conscience. De cette façon, une tolérance fondée sur le respect des consciences individuelles, et donc sur celui des diversités spirituelles, serait capable de lutter contre toute persécution de l’hérésie. Car en France comme dans l’Angleterre du XVIIe siècle, c’est le problème de l’hérésie comme embarras interne à la chrétienté qui occupe le débat sur la tolérance et son application politique . D’une part, il s’agit de savoir dans quelle mesure les différences sont les sources de l’intolérance ; d’autre part, de s’interroger sur la légitimité de l’État à imposer la conformité en matière religieuse. La tolérance devient ainsi la responsabilité du pouvoir civil et ne le quittera plus jusqu’au postmoderne. Ainsi que l’écrit Emanuela Scribano :
Bayle, dans le Commentaire philosophique, avait confié la tolérance à l’inviolabilité de la bonne conscience, même erronée, que n’importe quel Croyant devait respecter. La tolérance devenait de cette façon un cas de conflit de valeurs, parce que celui qui se croit dans la vérité devait renoncer à la valeur de la propagation de la vérité au nom d’une autre valeur, celle de l’inviolabilité de la conscience. […] L’alternative se pose donc entre la position des déistes : réduire les différences pour n’avoir plus rien à tolérer, dans le sens propre du terme, et celle de Bayle : confier la tolérance à un pouvoir externe aux jeux des croyances opposées, comme moyen de garder les différences, sans demander aux églises de prendre en charge la valeur de la tolérance14.
En France, il faut attendre la seconde moitié du XVIIIe siècle pour que l’idée de tolérance civile à l’égard des protestants s’impose, non sans réticence. En 1758, quand l’Abbé Jean Novi de Caveirac publie son Apologie de Louis XIV, et de son conseil, sur la révocation de l’Édit de Nantes. Pour servir de réponse à la Lettre d’un patriote sur la tolérance civile des protestans de France, sous couvert d’analyse démographique, l’Apologie est une simple justification de la révocation de l’Édit de Nantes. Cinq ans plus tard, en 1763, l’année de l’affaire Calas, Voltaire dénoncera dans son Traité sur la tolérance, la Dissertation sur la journée de la Saint Barthélémy qui suit l’Apologie et qui récuse toute dimension religieuse au massacre. En 1762, l’année de la quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie française, donc, Rousseau plaide dans son Contrat social la nécessité de la religion en politique, sous les espèces d’une religion civile. Sa synthèse, si elle s’inspire certes d’Hobbes et Locke, est originale : elle concilie la religion naturelle et la religion civique à l’antique et constitue ainsi l’instrument critique universel par lequel les religions politiques pourront se tolérer si ce n’est s’accorder. En 1765, c’est le verbe « syncrétiser » qui fait son entrée dans l’Encyclopédie : « tentative de réunion, de synthèse de plusieurs doctrines philosophiques. » C’est que pour la seconde moitié du XVIIIe siècle, si le syncrétisme est un problème, c’est d’abord un problème de politique et de philosophie politique : la tolérance vaut moins pour sa valeur morale que comme moyen de bonne gouvernance. De politique de la diversité (en trompe-l’œil). Et ce n’est qu’en 1787 que sera décidée la promulgation d’un statut de « tolérance civile en faveur des protestants » et que la monarchie leur reconnaîtra de cette façon une existence légale. Si pour les Lumières, l’État doit être le garant civil du maintien de la diversité, et du pluralisme confessionnel en particulier, c’est faute de pouvoir prétendre au « vrai syncrétisme » que la tolérance civile devient un problème politique et que le syncrétisme devient lui-même une politique : celle de la tolérance15. « Si l’on ne peut parvenir au vrai syncrétisme, du moins la tolérance civile peut jusqu’à un certain point le remplacer. »
Pour les Lumières, c’est peut-être parce que le processus d’individuation est réduit pour l’essentiel au processus d’éducation que la liberté de culte est un problème politique. L’identité en elle-même n’est pas encore problématique. L’individu n’est pas encore réduit à l’affirmation de sa plus petite différence narcissique. Ce n’est que plus tard que le syncrétisme, sous les auspices de la reconnaissance de la différence, viendra conforter une politique de l’identité puis le discours de crise des sociétés postmodernes qui n’a peut-être jamais cessé d’être une illusion moderne. Pour autant, l’éclatement et la prolifération des modèles d’identifications possibles depuis la modernité ne permettent plus d’assigner une unité à un processus qui n’en veut pas. La modernité est d’abord un imaginaire qui projette en avant une légitimité fondée dans une origine perdue : une image par trop entropique du sens. Le moderne est certes nostalgique au besoin, mais comme tous les nostalgiques, il sait que son odyssée est ouverte sur l’infini. Si l’individu occidental s’est engagé sur la voie de la complexité, c’est d’abord au prix d’une obligation d’incertitude en ce qui concerne le monde et son identité. Or, être identique implique une permanence : malgré les changements qu’il connaît, l’individu reste toujours le même, du moins ce même individu ; en tant que tel, il est identifié. La construction de l’identité réfère à la constitution de normes avec lesquelles l’individu, tant bien que mal, a à découdre. Pas d’identité sans monde de référence. Peu importe que ce monde soit réel, possible ou virtuel. De cette façon, le propre de l’identité est de négocier une définition intime et une définition statutaire, voire fonctionnelle, de l’individu. Une identité pour soi, une identité pour autrui en somme16. Deux images. L’identité serait alors ce qui permet à un individu d’être singulier en le rendant à une société ou culture, donc semblable à certains autres. C’est en ce sens que l’identité rend l’individu à la culture. C’est moins la tolérance ou la diversité, sous couvert de respect de l’Autre, qui deviennent problématiques que l’idée que l’identité est confrontée à son inachevable individuation. Si la modernité est un projet inachevé, c’est uniquement en ce sens.
Au-delà de la diversité des théories et des causalités invoquées – le moderne est sans doute une notion aussi accommodante que le syncrétisme –, la crise identitaire des modernes se réduit comme peau de chagrin à un seul grand processus : l’indétermination identitaire dans laquelle vit l’individu l’oblige à assurer lui-même la suture de sa propre individualité. Certes, l’individu moderne se pense le produit de l’histoire, et en cela il est contraint à un certain nombre de normes dont il ne comprend ni la nécessité ni l’intelligence, mais surtout, il se trouve séparé d’une quelconque force motrice de l’Histoire. Les grands romans de la modernité saisissent ainsi la difficulté si ce n’est l’inanité de l’action politique. En mai 1852, à New York, la brochure de Karl Marx, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, est publiée. Coup d’envoi qui commence L’éducation sentimentale. La première traduction française paraîtra plus tard, en 1891. En revanche, la description de la Seconde République donne comme un avant-goût de Flaubert : « Passions sans vérité, vérités sans passions ; héros sans héroïsme, histoire sans événements ; développement dont la seule force motrice semble être le calendrier, fatiguant par la répétition constante des mêmes tensions et des mêmes détentes17. » Difficile de trouver raccourci plus saisissant de ce roman de l’inaction. Le roman de la modernité, c’est l’épuisement du manque à agir en ironie. Flaubert l’écrit dans une lettre adressée à Mlle Leroyer de Chantepie en 1864, c’est-à-dire au moment où il initie l’écriture de son roman, cinq ans avant sa publication, en 1869 :
Me voilà maintenant attelé depuis un mois à un roman de mœurs modernes qui se passera à Paris. Je veux faire l’histoire morale des hommes de ma génération ; « sentimentale » serait plus vrai. C’est un livre d’amour, de passion ; mais de passion telle qu’elle peut exister maintenant, c’est-à-dire inactive. […] Les faits, le drame manquent un peu ; et puis l’action est étendue dans un laps de temps trop considérable18.
Il ajoute quelques années plus tard, en mars 1868 : « Bien que mon sujet soit purement d’analyse, je touche quelquefois aux événements de l’époque. […]. J’ai bien du mal à emboîter mes personnages dans les événements politiques ; les fonds emportent les premiers plans. »
L’ironie de la modernité, c’est que la production de l’identité se confronte à l’impossibilité de la transparence. Alors l’histoire morale est reconduite en morale de l’histoire, c’est-à-dire en la forme que prend le récit : le roman. C’est en ce sens que vouloir écrire « l’histoire morale des hommes de [sa] génération » est un projet romanesque. Une mise en absence et un révolu plutôt qu’une révolution. L’ironie, c’est précisément la forme du roman, fut-elle indéfinie, mais elle est fort bien définie : c’est le révolu d’une histoire. C’est que dans le monde du roman, l’auteur ne peut plus croire, avec la bonne foi qui est celle de la poésie, que destin et sentiment sont deux noms pour une même chose, dit Lukacs : par rapport au sens, une docte ignorance et la profonde certitude d’avoir réellement atteint, aperçu et saisi, dans cette impuissance à savoir, le réel, la vraie substance, le Dieu présent et existant. Donc, si l’ironie constitue l’objectivité du roman, arrivée à ses dernières limites, la forme du roman, l’ironie, est, dans un monde sans Dieu, la plus haute liberté possible. Le moderne pourra toujours chercher un monde à sa mesure, dans la vie comme en art, il ne le trouvera pas. Alors, arrivé à ses dernières limites, le moderne est lui-même emporté dans son historicité. C’est ce qui fait toute la valeur du désespoir de sa relativité. Si la forme du roman est la forme de l’ironie, c’est que le révolu est la plus haute liberté possible. Le révolu n’est-il que ce qui reste au moderne ? Dans un monde sans dieu où l’ironie est la plus haute liberté et les anciennes communautés morales de vagues nostalgies, il ne lui reste plus que l’indulgence de se vivre avec art. L’identité est un travail de soi sur soi sans fin qui est à l’opposé même de l’universalisme. Le style devient une tolérance civile puisque « si l’on ne peut parvenir au vrai syncrétisme, du moins le style peut jusqu’à un certain point le remplacer », et l’identité un enjeu esthétique puisque, aussi bien, il s’agit de s’inventer. En dissociant la fonction de l’identité, l’individu moderne peut jouer de l’identification. L’identité elle-même n’est plus subordonnée à la réalisation d’une activité fonctionnelle. C’est la virtualité de leur manque d’adéquation qui est à l’origine de la dimension identitaire. La culture de l’individu devient la culture de l’individualisme : une performance19. Peu importe alors que cette identité soit de plusieurs cultures, peu importe que cette identité me soit propre ou pas : incapable de discerner l’effet de sa cause, c’est-à-dire d’attribuer une origine, je suis juge et partie. Problème d’époque : l’individu est moins un individu qu’un sujet en procès. Peu importe alors son incomplétude, c’est désormais le « sujet en procès » – une expression que l’on retrouve chez Kristeva20 notamment – qui occupe l’essentiel de l’identité. Multiplication des différences, mobilité des signifiants, relativité du sens seront dirigées comme d’un seul bloc contre le capital symbolique de « la racine culturelle », de la culture de la détermination, du canon, de la langue des Pères, du Logos, de l’européocentrisme et ainsi de suite. L’invention de soi se fait sur l’inventaire. Et la mascarade. De cet inventaire insolvable, je joue en toute innocence, selon que le monde des possibles constitue le possible des mondes. Et d’abord parce que la modernité est un problème auquel je me devais d’apporter une réponse pour vivre, du moins pour continuer de vivre avec style. Je pense à l’individu postmoderne comme à cet amoureux contraint de citer une romancière quand il dit « je t’aime » parce que ces mots, « il sait qu’elle sait (et elle sait qu’il sait) que Barbara Cartland les a déjà écrits21 ». Si je sais que je t’aime comme Umberto Eco aime Barbara Cartland, je sais aussi que mon amour n’a rien d’unique. En ce sens, je sais aussi que mon amour ne peut être que différent. Modernité oblige. À l’humanisme de Sartre : « Si je range l’impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui » succède le possible synthétique et post-mortem de Baudrillard « qui va se reconstituer in abstracto, par la force des signes, dans l’éventail démultiplié des différences, […] dans mille autres signes agrégés, constellés pour recréer une individualité de synthèse, et au fond pour éclater dans l’anonymat le plus total, puisque la différence est par définition ce qui n’a pas de nom22 ». En revendiquant son absence de centre, la prolifération est performante : une matière anonyme et docile au déploiement de la forme pour elle-même. Elle alterne la valorisation et la dépréciation de l’Autre, au besoin et à dessein de la construction identitaire, quand elle n’autorise pas de fâcheux impérialismes idéologiques. En la matière, l’Histoire n’est pas avare d’exemples.
Seulement, exhumer une mémoire n’est possible qu’à celui qui a au moins l’identité. Et l’identité est une impunité dont l’Histoire est la farouche garante. Pour celui à qui une Histoire manque, il s’agit donc moins de se souvenir que de désigner l’oubli. Encore faut-il ne pas s’y arrêter puisque cet oubli-là est précisément destiné à faire mémoire. Ainsi la revendication exorbitante et exemplaire de Glissant dans le Discours antillais, en 1981 : « Là où se joignent les histoires des peuples, hier réputés sans histoire, finit l’Histoire. […] L’Histoire est un fantasme fortement opératoire de l’Occident, contemporain précisément du temps où il était seul à « faire » l’histoire du monde23. » Contre ce modèle occidental, l’écrivain antillais propose de « rétablir une chronologie tourmentée » selon une « hardiesse méthodologique » qui « répond aux nécessités » de la situation antillaise. En désignant l’oubli assumé tel quel, l’écrivain postcolonial préconiserait « l’urgence d’une mise en question des catégories de la pensée analytique ». De cette façon, une littérature nationale antillaise ferait davantage qu’entrer en résistance : elle initierait la mise en forme d’une communauté. Et la mise en forme du « continu dans le discontinu » de cette Histoire24. Le drame de « l’impossibilité » de l’Histoire donne naissance à une multiplicité de récits. Le récit unique se diffracte en autant de frontières. Ainsi Éloge de la créolité signé en 1993 par Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant qui emprunte beaucoup à Glissant dans les pages de La mise à jour de la mémoire vraie. Situation postcoloniale donc comme on parle de condition : en pays dominé, le récit prend sens dans un désir de communauté, fût-elle celle de l’exil, et son centre thématique est la recherche d’un imaginaire historique dont l’enjeu est identitaire. Glissant l’exprime en ces termes : « Se battre contre l’un de l’histoire, pour la Relation des histoires, c’est peut-être à la fois retrouver son temps vrai et son identité : poser en des termes inédits la question du pouvoir25. » De cette façon, la revendication de l’identité, individuelle et communautaire, est un enjeu de pouvoir qui n’est pas sans rappeler les relations pour le moins problématiques de Césaire avec l’Occident : « La littérature créole se moquera de l’Universel, c’est-à-dire de cet alignement déguisé aux valeurs occidentales, c’est-à-dire de ce souci de mise en transparence de soi-même26. » L’aversion de cette transparence vaut pour l’opacité chère à Glissant puisque « nous voulons penser le monde comme une « harmonie polyphonique » : rationnelle/irrationnelle, achevée/complexe, unie/diffractée…27 » L’opposition n’est pas inédite, c’est la même « croûte universelle totalitaire » contre le « divers ». Ou pour reprendre le fin mot de Glissant, il s’agit d’affirmer « l’harmonisation consciente des diversités préservées : la diversalité28 ». Nous y voilà. Affirmer la diversalité contre l’universalité assume une fonction « idéologique » (identitaire) à l’opposé de la modernité. De la même façon, Newman dit des fictions postcoloniales qu’elles sont « la méthode de l’homme moderne grâce à laquelle les antinomies peuvent être désapprises ; un processus dans lequel les oppositions ne sont ni résolues ni transcendées mais rendues réciproquement évocatrices29 ». Cette méthode est très précisément la marque de fabrique du post-structuralisme/post-historicisme, celle de la déconstruction que Spivak note comme
l’articulation nécessaire du moment pré-originaire avant la différenciation entre les deux pôles de toute opposition binaire utilisée pour constituer des moments de synthèse dans le texte. La première session de la différence. C’est là que la formule dite de déconstruction émerge : renverser l’opposition binaire et la déplacer. Autre formule : observer la stratégie d’exclusion d’un autre par le texte afin qu’il puisse conserver sa synthèse. Puis défaire l’opposition binaire entre le texte lui-même – sa constitution de sujet, d’objet, de prédicat – et son autre exclu ; le sens devient indécis, la dialectique devient économie30.
En théorie, la fin de l’Histoire, mais pour l’Histoire, déjà la fin de la théorie. Autant dire que les oppositions à l’un et à l’autre valent pour l’un et l’autre, anciens dominés comme anciens dominants : dans un sens comme dans l’autre, la modernité est à désapprendre. Mais le rapport est-il bien d’égalité ? À défaut d’égalité, ne couvre-t-il pas plutôt un désir d’homogénéité ? Et s’agit-il, comme le dit Glissant, de « retrouver une identité » comme on « retrouve son temps » ? Quand bien même le rapport serait d’égalité, il n’obligerait pas à l’équité. Pourquoi ? Parce qu’en situation postcoloniale, la reconquête identitaire se fait d’abord en opposition à l’Autre : le missionnaire, le colonisateur, l’Européen. De la même façon que l’Européen colonisateur (parce que tous les Européens ne sont pas des colonisateurs) assigne à l’Autre une identité en différence, une identité dont il ne peut au mieux que tolérer la différence, le colonisé ne peut vouloir qu’identifier en différence. Si la différence entre l’esclave et le maître n’est pas la même, c’est uniquement parce que la relation au pouvoir n’est pas la même. Le langage lui-même est différent. Égalité ne sera jamais équité. La politique de l’identité est encore le meilleur moyen d’assurer l’identité d’une politique (l’identité en politique). Et sans doute est-il significatif que Glissant oublie la dimension la plus évidente d’un tel discours qui est quand même de prétendre à un territoire, un territoire propre. Question de topographie31. En territoire syncrétique, si la carte est obsolète, pas le territoire.
En situation postcoloniale, donc, il s’agit d’être prophète en son pays : augurer d’un temps à venir en recueillant les traces d’une archéologie (d’un territoire) sans Histoire présentement propre, dire le moment où la relation entre passé et présent peut être saisie, comme les signifiants majeurs d’une histoire traumatisante qu’il faut assumer (ou pas). Il s’agit d’être le relais, le « passeur », le confident d’une Histoire qui n’est pas reconnue et qui d’abord n’est pas reconnue de n’être pas écrite. Dans un monde où l’Histoire est achevée32 ou « confisquée », selon l’expression de Daniel Maximin, « étouffée sous la chronique coloniale, l’écrivain a pour vocation de témoigner des H/histoires retrouvées ». Il engage une poétique de la relation pour laquelle poétique vaut précisément pour relation, c’est-à-dire qu’il engage une relation de la relation qui s’anime secrètement d’un « rêve de l’unité » voulant concilier des univers symboliques différents. « L’œuvre elle-même constitue une première expression vécue de cette aspiration à la synthèse. Elle propose une fusion des voix qui se sait précaire (placée sur une limite, revenant vers un passé jamais totalement éclairci) mais dont la polyphonie, l’hybridité sont garantes d’une richesse et d’un cheminement dans le monde de l’interaction générale des cultures, vers ce qu’Édouard Glissant a nommé « l’aventure du multilinguisme et […] l’éclatement inouï des cultures33 ». Le spectre lexical du syncrétisme réapparaît sous la forme de l’apologie qu’on lui connaît : synthèse collabore avec polyphonie, hybridité, interaction, multilinguisme, éclatement inouï des cultures, etc. Comme si la synonymie, ici et ailleurs, donnait raison à la revendication, comme si elle défiait le discours du Maître. Cette revendication engage moins une politique de la diversité qu’une politique de l’identité. L’argument qui cache la moindre différence est celui qui se réclame de la plus grande diversité. Alors qu’en vérité, cette multiplication phénoménale de la communication, cette « prise de parole » transforme l’impérialisme européen en camouflet multiculturel34. Car si je peux enfin parler mon dialecte dans un monde de dialectes, je peux m’apercevoir qu’il n’est pas la « seule langue » mais bien un dialecte parmi d’autres. Si je proclame mon système de valeurs – religieuses, éthiques, esthétiques, politiques – dans un monde de cultures multiples, je peux savoir que ce système n’est qu’un langage parmi d’autres. Si je l’impose, c’est uniquement comme on impose l’apprentissage d’une langue : sans trop y croire. Peu m’importe alors que mon langage soit le meilleur des langages. Il me suffit de le parler. Mais le parler me suffit-il ? Si je n’ai pas besoin d’y croire pour le parler, je peux aussi prendre conscience de son historicité, de sa contingence, de l’exiguïté de tous les systèmes et du mien en premier lieu. Si le syncrétisme est un site de négociation politique, un site de la construction du symbolique, la construction du sens – qui non seulement déplace les termes de la négociation –, c’est, dit Bhabha, seulement parce qu’il permet d’inaugurer une interaction ou un « dialogisme dominant/dominé » : un dialogue de sourds. Aux Antilles, au Québec, en Inde, en Afrique, en Israël et Palestine. Partout. De quoi interroger la pertinence d’un syncrétisme promu valeur universelle. Car si tout est syncrétique, que reste-t-il à signifier pour le syncrétisme si ce n’est ce qu’il n’a jamais cessé d’être : une identité exorbitante ?
Si dans le postmoderne, quelque chose est égal à son contraire, que reste-t-il à disputer ? Vous me direz qu’on peut toujours se battre quant à la définition du syncrétisme, mais les colloques ne ressemblent guère à des champs de bataille. Livrée à l’administration mondiale, la définition du concept fera au mieux un conflit d’interprétations et comme tous les conflits d’interprétations et d’expériences, aucune des parties n’aura tort ou raison. Ce sera un conflit entre vous et moi, un conflit de discours, une discorde de sujets. Les plus persévérants d’entre vous ne manqueront pas de faire remarquer que cet essai est lui-même un produit syncrétique. Sécardin, 100 % syncrétique ? Du point de vue du conflit d’interprétations, la tolérance civile n’est pas possible. Peut-être n’est-elle plus possible d’être acquise depuis longtemps ? Il faudrait savoir partager l’ironie de la naïveté. Quelle issue pour notre débat ? Quelle solution à notre conflit ? Cesser de rêver à une définition unique, accepter un temps l’idée d’une typologie. L’herméneutique ne serait pas d’un grand secours, dans ce cas elle ne serait que le souci de la plus grande performance linguistique. Comme la Nouvelle Critique, le postmoderne peut arguer d’une différence linguistique : si le conflit est d’interprétations, c’est d’abord que nous ne parlons pas le même langage, étant entendu qu’il est quand même préférable de savoir parler tous les langages, le meilleur moyen d’avoir raison. Alors il suffira de ressortir du placard la ritournelle du dialogue des cultures. Mais tout le monde sait que le dialogue des cultures, c’est mieux que le choc des civilisations. Ainsi, la campagne d’affichage pour l’ouverture du musée du Quai Branly, un moai de l’île de Pâques à la place de l’Obélisque de la Concorde, puisque donc « les cultures sont faites pour dialoguer ». Un moai tombé du ciel en territoire gaulois, voilà qui n’étonnera personne. Personne, en revanche, ne dit si le moai s’est enfilé ou pas l’Obélisque ni d’ailleurs ce qu’en dit Méhémet-Ali.
C’est pourquoi aussi la synonymie fait toute la définition du syncrétisme. Dans l’espace comme dans le temps, Babel n’est pas loin de Cosmopolis. Ce qui a été un temps la prétention de la didactique, de la philosophie, de la sociologie, de l’anthropologie, de l’ethnologie, de la psychologie, de la génétique, du droit, de la linguistique, etc. C’est Derrida qui ne parle qu’une langue qui ne lui appartient pas. C’est la réponse de Barthes à Raymond Picard en défense de la Nouvelle Critique : « ce Chinois à qui l’on reproche de faire des fautes de français lorsqu’il parle chinois35. » Remarquons bien au passage que le Chinois reste chinois… même lorsqu’il fait des fautes de français. Barthes comprend-il qu’il ne suffit pas de parler une autre langue pour être d’une autre identité ? D’ailleurs, ce n’est pas non plus la diversité linguistique qui me fera dire quelque chose de différent. Parler le même langage n’implique pas non plus de penser la même chose. En coupant court à la problématique de la syllepse – cerise sur le gâteau –, la solution serait donc de désigner tout débat comme syncrétique. Le différent serait sans désaccord ; le syncrétisme, l’autre nom d’un désir d’assimilation. Être multiculturaliste, c’est vouloir la moindre différence. Et puis il y aurait toujours l’ironie. Retour au point de départ. Comme le voyageur du voyage circulaire, arrivé à bon port, rentre dans sa maison et ferme la porte hermétiquement, le syncrétisme rejoint son propre concept et ferme le couvercle. Fin de l’histoire. Il reste que le désir de savoir qui a tort et qui a raison revient au désir de rester le même ou d’être différent. Les directions ne seront pas opposées. Ou alors d’une opposition factice. Indifférente. Je syncrétise, tu syncrétises. De la même façon que la politique de la différence est une forme plutôt qu’une alternative à la politique identitaire, le discours du syncrétisme, parce qu’il construit plus qu’il ne déconstruit, reste un avatar de l’identitalité plus qu’autre chose. Seulement, quelle différence cela fait-il ?
[1] STEWART (Charles), « Syncretism and its synonyms. Reflections on cultural mixture », dans Diacritics, a review of contemporary criticism, n° 3, vol. 29, 1999, p. 40-62 ; et DROOGERS (André), « Syncretism : the problem of definition, the definition of the problem », dans GORT (Jerald) et al., (éditeurs), Dialogue and syncretism : an interdisciplinary approach, Grand Rapids (MI), Eerdmans, 1989, p. 7-25.
[2] En particulier YOUNG (Robert), Colonial desire : hybridity in theory, Culture and race, Londres, Routledge, 1995 ; et CANCLINI (Néstor Garcia), Hybrid cultures : strategies for entering and leaving modernity, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1995.
[3] « Les syncrétismes afro-américains », Sciences humaines, hors série, n° 41, 2003, p. 68-69.
[4] En particulier Créolisation, journal of American folklore, v. 116, n° 459, 2003.
[5] « Il y a donc [dans la pensée de l’enfant] non déduction, mais juxtaposition et syncrétisme, avec absence de multiplications et d’additions logiques systématiques », PIAGET (Jean), La causalité physique chez l’enfant, Paris, Alcan, 1927, p. 329.
[6] HORT (Bernard), « Penser la mondialisation : la théologie face à la dialectique de la reconnaissance », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, v. 83, n° 2, 2003, p. 171-186.
[7] En particulier Beyond syncretism : indigenous expressions of world religions, Australian Journal of Anthropology, v. 12, n° 3, 2001.
[8] RENAN (Ernest), L’avenir de la science, Paris, Calmann Lévy, 1890, p. 301.
[9] LÉVI-STRAUSS (Claude), Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 299.
[10] « Bien que la manière dont ces grandeurs diffèrent entre elles varie d’un cas à l’autre, c’est la reconnaissance d’une différence, de quelque ordre qu’elle soit, qui est première dans tous les cas. Elle seule permet de constituer comme des unités discrètes et signifiantes les grandeurs considérées et de leur associer, non moins différentiellement, certaines valeurs, par exemple d’ordre existentiel, thymique ou esthétique », LANDOWSKI (Éric), Présences de l’autre, Paris, PUF, coll. Formes sémiotiques, 1997, p. 15.
[11] SHARMA (Sanjay), « L’hybridité à l’épreuve du capitalisme », Fresh theory, Paris, Léo Scheer, 2005, p. 351.
[12] « Il y a syncrétisme des formes de datif et d’ablatif en latin en combinaison avec le pluriel », MARTINET (André), « Neutralisation et syncrétisme », Linguistique, Paris, n° 1, 1968, p. 10.
[13] Cf. HORT (Bernard), « Penser la mondialisation : la théologie face à la dialectique de la reconnaissance », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 2003, v. 83, n° 2, p. 171-186.
[14] SCRIBANO Emanuela, « La tolérance après Locke », séminaire Théologie et politique, Groupe de recherches spinozistes (CERPHI - UMR 5037), Lyon, École normale supérieure des lettres et sciences humaines, 17 avril 2002.
[15] VAN DER VEER (Peter), « Syncretism, multiculturalism and the discourse of tolerance », dans Syncretism /anti-syncretism : the politics of religious synthesis, Londres, Routledge, 1994, p. 196-211.
[16] En particulier MARTUCELLI (Danillo), Grammaire de l’individu, Paris, Gallimard, 2002.
[17] MARX (Karl), Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Éditions Sociales, 1969, p. 64.
[18] FLAUBERT (Gustave), Correspondance, t. V, p. 158.
[19] « Twentieth century identities no longer presuppose continuous cultures or traditions. Everywhere individuals and groups improvise local performances from (re)collected pasts, drawing on foreign media, symbols and languages », CLIFFORD (James), The predicament of culture : twentieth century ethnography, literature and art, Cambridge, Harvard University Press, 1988, p. 14.
[20] KRISTEVA (Julia), « Le sujet en procès », dans Artaud. Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, Paris, Union Générale d’Éditions, p. 43-108.
[21] ECO (Umberto), Apostille au Nom de la rose, Paris, Le Livre de Poche, 1985, p. 77-79.
[22] BAUDRILLARD (Jean), La société de consommation, ses mythes, ses structures, Paris, Folio, 2002, p. 125.
[23] GLISSANT (Édouard), Le discours antillais, Paris, Seuil, 1981, p. 132.
[24] Ibid., p. 199.
[25] Ibid., p. 159.
[26] GLISSANT (Édouard), Tout-monde, Paris, Gallimard, 1993, p. 51.
[27] Ibid., p. 51.
[28] Ibid., p. 54.
[29] NEWMAN (C.), The post-modern Aura, p. 198, cité par MOURA (Jean-Marc), Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, 1999, p. 160.
[30] SPIVAK (Gayatri), « Touchée par la déconstruction », traduit par SÉCARDIN (Olivier), Hommage à Jacques Derrida, Paris, Les Lettres françaises, 26 octobre 2004.
[31] Topographies of globalization : politics, culture, language, édité par INGIMUNDARSON (Valur), Reykjavik, University of Iceland, 2004.
[32] FUKUYAMA (Francis), La fin de l’histoire et le dernier Homme, Paris, Flammarion, 1992.
[33] GLISSANT (Édouard), Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 146.
[34] Cf. FRIEDMAN (Jonathan), Cultural identity and global process, Londres, Sage, 1994.
[35] BARTHES (Roland), Critique et vérité, Paris, Seuil, 1963, p. 42.