Nourrie de scepticisme et désavouant la théologie, la subjectivité postmoderne n’exige pas l’extraction de contenus référentiels réels. Alors que dans l’autobiographie moderne, le « je » qui s’énonce, excédant ses lacunes et ses dispersions, prescrit un contenu référentiel qui engage le pacte autobiographique, la forme postmoderne engage une référentialité qui n’est plus réaliste. Le « je » postmoderne qui n’a de réalité que l’effet de sa représentation, se trouve séparé du « je » qui l’énonce. « Je » n’étant pas « je » que dit « je », la personne se trouve neutralisée par son inadéquation. Brouillant le partage du réel et du fictif, la condition postmoderne entame un postulat quelque peu dysphorique : toute autobiographie est fiction parce que toute fiction est autobiographique. Incapable de discerner l’effet de sa cause, c’est-à-dire d’attribuer une origine, l’autobiographie postmoderne est donc l’espace d’une désaffection du sujet, de l’objet et de l’auteur.
Cette mutation épistémique de la condition postmoderne fait de l’identité un événement aléatoire qui n’a de réel que l’acception peircienne de sa représentation : « je limite le mot représentation à l’opération d’un signe ou sa relation à l’objet pour l’interprète de la représentation. »1 En ce sens, l’hégémonie communicationnelle engagée par les mass-media tend à effacer la limite entre le(s) réel(s) et les représentations : elle est le sas d’entrée de l’effet du simulacre. C’est ce constat qu’établit Vattimo dans La Société transparente : « Le terme postmoderne a un sens, lié au fait que la société dans laquelle nous vivons est une société de communication généralisée : la société des mass media. »2 Paradoxalement, ce processus d’hyper-communication produit un mouvement inverse de dissolution du sujet et du déclin définitif des métarécits. Désormais, la représentation peut produire l’événement parce que l’effet se confond avec la cause (l’origine) du réel : le spectacle se résorbe en spécularité, dans l’impasse de l’impossible recours au récit.
Dans ce procès, l’autobiographie postmoderne fonctionne en régime mixte. D’une part, elle perfore la possibilité d’une identité du sujet-énonciateur contenu dans son énoncé. D’autre part, elle sur-sollicite la fonction conative afin de souscrire aux lois du marché. Le média est le message et la sollicitation de la fonction conative rétroagit paradoxalement sur ce que Barthes a appelé la « figure de l’auteur »3 dans laquelle le lecteur peut se projeter. Abandonnant les paradigmes de l’épistémè moderne, une pragmatique est convoquée qui dessine les contours d’un fonctionnement méta-discursif : si l’identité fait écran, il s’agit déjà de l’écran (obstacle et signe interposés à la fois) d’une identité indisponible (inatteignable) qui, à force d’être possible, est simplement contingente. Possible mais non nécessaire, elle est liberté d’indifférence. Ce régime pointe vers l’immanence de l’événement dont le réel ne préexiste pas à son effet. Dans ces conditions, la question « comment l’autobiographie est-elle possible ? » constitue un anachronisme qui emprunte ses paradigmes à l’épistémè moderne. Elle est possible a posteriori et à condition d’admettre l’impossibilité de son récit. Embrayant l’usage performatif du « je », l’entreprise de Madonna (1958- ) semble mesurer les paramètres de cette énonciation post-moderne : « Voir, mais ne pas être vu. Suspecter, mais n’avoir pas de certitude. Mystère, anonymat, ambiguïté. »4
De cette défiance envers l’exploitation biographique, Madonna récupère un minimalisme du détail et de la scène de vie. Elle écrit pourtant un journal sur le tournage d’Evita (1996) mais qu’elle vend au Times et dont on comprend qu’il sert davantage la promotion du film que l’exploration psychologique. Dans ses chansons, les indices restent pareillement minimaux et n’embrayent une identité auctoriale que grâce au soutien d’un jugement de type afférentiel qui sollicite un contexte qui n’est pas inscrit dans le simple énoncé.
Cette absence essentielle tient sans doute à l’ambiguïté énonciative de la chanson à la première personne et de sa transmédialisation en vidéo-clip. À propos de qui le narrateur dit-il : “ I ran from my mother who haunts me, even though she’s gone, from my daughter that never sleeps” ? D’un personnage qui raconte son histoire ? D’un chanteur qui raconte sa vie ? Pour reprendre Käte Hamburger dans sa Logique des genres littéraires5, le « je » est moins fictionnel que les autres pronoms. Embrayeur saturé, intérieur à l’énoncé, la personne « je » fonctionne toujours par référence situationnelle – le référent ne peut-être connu que si l’on connaît la situation de l’énonciation : qui parle et à qui ? Et quelle est l’instance énonçante productrice du discours ? « Je » peut aussi être a-référentiel, à valeur d’indéfini, capable donc d’être repris par un maximum d’individus selon un principe d’utilisation6. La chanson permet cette appropriation rapide et son impact n’exige qu’un faible effort mémoriel. Dans la chanson, « Je » ne désigne donc pas un locuteur et un allocutaire précis, si ce n’est « la personne qui énonce la présente instance de discours contenant je ».7 La chanson à la première personne est un « énoncé de réalité feint » qui explicite ou sollicite « le sentiment du vécu » :
Le concept de feint indique que quelque chose est allégué, inauthentique, imité…, alors que celui de fictif désigne la manière de ce qui n’est pas réel : de l’illusion, de l’apparence, du rêve, du jeu. L’enfant qui joue peut feindre d’être un adulte ; mais en jouant et en ne prétendant pas, sur un mode trompeur, qu’il est un adulte, il joue le rôle fictif d’un adulte, de même que l’acteur ne feint pas d’être le personnage littéraire qu’il incarne, mais le représente comme fictif. La production de la fiction est une attitude tout à fait différente de celle qui consiste à poser ce qui est feint.8
Sollicitant une référence mi-situationnelle, mi-discursive, « je » peut embrayer un énoncé de réalité plus ou moins feint. Actualisée à chaque moment de « profération » des vers, la chanson permet de jouer d’une ambiguïté énonciative constitutive de sa forme. Dans ces conditions, il s’avère difficile de distinguer le narrateur, l’auteur et le personnage : les instances se transfèrent et se neutralisent dans le système de la performance.
En 1983, lorsque que Madonna publie son premier disque, elle choisit d’emblée de brouiller la pratique d’identité entre auteur, narrateur et personnage en en faisant un disque éponyme. Simultanément, elle semble refuser d’offrir ce qu’elle promet en incarnant des personnages comme autant de jeux de rôles. Alors que le pacte autobiographique requiert l’identité de l’auteur, du narrateur, et du personnage, le vidéo-clip met en scène un simple personnage qui ne peut être systématiquement identifié à l’auteur, parfois même le personnage ne chante pas (il est in absentia). À l’occasion de performances, les personnages peuvent circuler pour une même chanson. Le personnage du vidéo-clip « Vogue » (1990) emprunte à la culture des années trente avec ses références à Georges Hurrel et au corset Mainbocher de 1939 d’Horst, mais lors des MTV Awards, le personnage incarné est celui de Marie-Antoinette. Il faut comprendre que dans cette pratique, le personnage est aléatoire et n’est pas soumis à un régime continu qui s’attacherait à la narration. Le chanteur-narrateur ne souffre pas la contradiction des personnages. Ce statut est paradoxal puisque cette disjonction peut sembler rapprocher le narrateur de l’auteur. Toutefois, le narrateur n’est pas nécessairement l’auteur : celui qui dit « je » ne représente pas nécessairement l’autorité auctoriale ; celui qui dit « je » n’est pas non plus nécessairement celui qui a écrit la chanson. Dans ce procès, l’auteur est donc davantage déictique-performatif. Il s’ensuit que celui-ci est naturellement schizé à chaque performance et que cette instabilité renforce le travail d’identification narrateur – auteur9 puisqu’il suffit que le narrateur s’approprie un univers de discours.
Cultivant toute l’ambiguïté de son énonciation feinte, « Madonna » exhibe d’ailleurs volontiers ce principe de feintise sur les titres de ses albums. Il s’agit de faire comme si, non d’être authentique ou individuelle mais vraisemblable, d’imiter l’objet représenté : Like a virgin – Like a prayer… Mais ce rapport est lui-même faussé : lorsqu’elle décide d’incarner la vierge en jouant sur son propre nom et l’image de la madone, « Madonna » a tout de l’anti-vierge. Lorsqu’elle décide de réciter une prière, jusqu’à reprendre le modèle votif dans « Act of contrition » en clôture de l’album Like a prayer, Madonna a tout de l’hérétique. Il s’agit donc d’un rapport faussé et d’ailleurs exhibé comme tel puisqu’il s’agit de faire semblant sans être dupe : d’être comme une vierge, de faire comme une sainte en indiquant dans le même temps la faille du système d’identification. Il s’agit d’être vraisemblable, suffisamment pour que le spectateur puisse adhérer et permettre au spectacle de se déployer, tout en aménageant un intervalle ténu d’ironie. Prévention liminaire, cette stratégie est tout autant offensive. Elle est engendrée par un principe ironique de distanciation10 qui fonde une esthétique de la déception.
Exploitant le principe de non-coïncidence de l’énonciation de la chanson, multipliant les instances discursives en refusant de les référer à un sujet unique dont l’expérience se serait fragmentée dans tous les possibles, la structure narrative de nombreuses performances exhibe cette feintise se prenant pour objet. La clôture du Girlie Show (1993) est sur ce point pertinente. Empruntant l’art du mime selon un intertexte aux Enfants du Paradis, « Madonna » porte sur scène un costume de Pierrot avec un masque vierge qu’elle retire avant que le rideau tombe, en suggérant une identité réelle – la promesse de l’auteur – simplement entr’aperçue et se dérobant en dernière instance. Elle exhibe la mystification de la performance et rappelle au spectateur la responsabilité de sa solitude ainsi que de « contresigner l’opposition au spectacle dans le déni de la coupure, de la clôture11, et la recherche d’une ouverture sur l’a posteriori de la représentation. » Cette expérimentation trouve une analogie structurale avec le théâtre et Madonna qui cite à plusieurs reprises le travail de la catharsis, s’en réclame volontiers. L’objectif de la performance est de refaire chaque fois l’auteur. Elle répond de la textualisation : un processus d’invention consistant à établir une corrélation unique entre une forme et un contenu, une médiation entre un projet initial et un texte proféré lors du spectacle (un dire et un faire), comme possibilité et imminence. Il est alors aisé, davantage que pour le vidéo-clip, d’identifier l’auteur (et les divers renvois intra-textuels dans la pratique de Madonna nous y aide) sans pour autant le confondre avec le personnage ou le narrateur. D’autant que le chanteur n’a d’identité que sa voix, laquelle peut-être modifiée grâce à l’ingénierie stéréophonique jusqu’à la polarité masculin/féminin (« Music ») qui indique la position d’un corps et situe traditionnellement une identité sexuée. La pratique des personnages substituables chez Madonna recommande cette vigilance. La structure de la performance permet finalement d’évacuer les situations aporétiques de la non-coïncidence entre l’auteur, le narrateur et le personnage et la tentation pour le Je-narrateur de s’annuler en tant que narrateur. À partir de cette suspension, l’analyste peut faire le choix de l’interprétation, c’est-à-dire du texte, avec pour objectif de restituer l’archéologie du procès de la signifiance et de dessiner quelques lois de la génération textuelle.
Le principe de la génération actantielle permet de fournir le premier niveau d’analyse sémantique. En entrant dans le théâtre du simulacre, Madonna configure des représentants psychiques. Ces incarnations sont des figurations hors-de-soi. Ce sont des universels concrets qu’elle extrait de différentes cultures mais qu’elle vide de leur signifié. Sans doute peut-on partiellement rendre raison de ces extractions en suivant les intertextes : William Burroughs et sa technique du « cut-up » pour « Candy perfume girl »12, l’univers blasé du Portier de Nuit de Liliana Cavan, des Damnés de Visconti, les tableaux lourds et poétiques des androgynes décadents de Newton et Mapplethorpe pour « Justify my Love », Metropolis de Fritz Lang pour « Express Yourself » et ainsi de suite. Si Le Patient anglais fournit le cadre du script de « Frozen » – le désert –, Madonna y mélange son goût de l’ésotérisme cabalistique et décide d’incarner « l’angoisse féminine ». La critique génétique y apprécierait un transfert de l’exogenèse à l’endogenèse, c’est-à-dire l’appropriation d’un horizon culturel extérieur qui initialise et programme la textualisation. Toutefois, Madonna refuse systématiquement la déclaration d’intention et laisse le soin aux spectateurs d’exercer leur imagination en occultant volontairement le parcours génératif. Ce palimpseste des intertextes l’implique comme auteur transitionnel : il sollicite son expérience, son autorité, mais en même temps lui soustrait l’origine de la production. S’il était trop explicite, il gênerait le principe d’identification rapide que proposent les incarnations. S’il était trop implicite, il accuserait l’idiotie de la pratique et sa lisibilité.
La réponse post-moderne au moderne consiste à reconnaître que le passé, étant donné qu’il ne peut être détruit parce que sa destruction conduit au silence, doit être revisité : avec ironie, d’une façon non innocente. Je pense à l’attitude post-moderne comme à l’attitude de celui qui aimerait une femme très cultivée et qui saurait qu’il ne peut lui dire : « Je t’aime désespérément » parce qu’il sait qu’elle sait (et elle sait qu’il sait) que ces phrases Barbara Cartland les a déjà écrites. Pourtant, il y a une solution. Il pourra dire « comme Barbara Cartland, je t’aime désespérément. Alors, en ayant évité la fausse innocence, en ayant dit clairement que l’on ne peut parler de façon innocente, celui-ci aura pourtant dit à cette femme ce qu’il voulait lui dire : qu’il l’aime et qu’il l’aime à une époque d’innocence perdue. Si la femme joue le jeu, elle aura reçu une déclaration d’amour. Aucun des deux interlocuteurs ne se sentira innocent, tous deux auront accepté le défi du passé, du déjà dit que l’on ne peut éliminer, tous deux joueront consciemment et avec plaisir au jeu de l’ironie… Mais tous deux auront réussi une fois encore à parler d’amour. Ironie, jeu métalinguistique, énonciation au carré. De sorte que si, avec le moderne, ne pas comprendre le jeu, c’est forcément le refuser, avec le post-moderne, on ne peut pas comprendre les choses au sérieux.13
La stratégie doit donc être duplice : d’une part, elle doit indiquer la feintise des incarnations ; d’autre part, elle doit camoufler l’auteur. Les deux pratiques se gênent et par-là qu’elles se parasitent s’instruisent mutuellement. C’est ce mouvement de bascule qui oblige le livre Sex (1992), présenté comme une collection de fantasmes.
Cette production d’identités clivées est la loi de la perversion de la génération actantielle. Ce dispositif, en un sens addictif, offre la facilité d’un objet – l’identité feinte – que l’on peut (re)produire à volonté. En se pluralisant dans ses incarnations, « Madonna » s’installe dans l’immanence de chacune de ses formes. Personnage après personnage, deuil après deuil, les métamorphoses imposent un tracé dénotatif aussi bien qu’une intuition de la sémantèse. Dans une telle pratique, les sites investis sont toujours perforés au profit de « Madonna » qui ne serait que du signifiant dépensé en pure perte. Écluse pour la négativité, purge du principe de réalité, cette pratique souscrit à la dépense sans réserve. L’intermittence de cette poïétique est que chacun des signifiants et que chacune des incarnations coupe en quelque sorte le travail du signifié. Or, chaque signifiant est limité : possible mais non nécessaire, il se trouve en déficit par rapport au régime de la métamorphose des signifiants se produisant en texte. Chaque signifiant existe parce qu’il n’est pas « Madonna » et parce qu’il n’a pas de détermination intrinsèque. Ce déficit est donc négation. Le signifiant n’est pas «Madonna », mais il la fixe partiellement par rétention. Cela signifie que « Madonna » est un peu tout ses personnages à la fois sans être aucun d’eux en particulier. Elle les excède et son identité est toujours reconduite au fur et à mesure de son avancée dans la chaîne signifiante. Par rapport à tous les signifiants où le sujet vient à se représenter, il reste ce signifiant à jamais autre, qu’aucun signifiant ne pourra rejoindre pleinement, signifier. Cette impossibilité constitue l’élément mystique.
« Madonna » serait donc régie par un double agencement : d’une part une dimension en exercice du signifiant feint, d’autre part une structure auctoriale qui soutiendrait la véhémence sémiotique à partir de l’exclusion de sa propre événementialité et qui ne serait disponible qu’au terme de l’épuisement de la génération des signifiants. Cette shifterisation des signifiants est corollaire de la compétence de la négation qui devient l’embrayeur de la performance sémiotique et de l’expansion sémantique : « Tell me everything I’m not, but please don’t tell me to stop. Tell the leaves not to turn, but don’t ever tell me I’ll learn.”14 Au demeurant, le signifiant à venir n’est plus tenu en respect par le rempart d’une intégrité jalouse et sourcilleuse : « Madonna » est une immanence de coexistence, l’événement à venir d’une coïncidence, une situation de la signifiance. « Madonna » joue à être « Madonna » en tant qu’espace isotrope qui ne préexiste pas à ce jeu. Cette stéréoscopie crée l’instabilité du signifié et le fonctionnement transitionnel des signifiants. Le signifiant post-moderne15 est « liberté d’indifférence » et n’est qu’un événement aléatoire par où l’altérité se dissout et dont la dissolution boucle l’événement. Cette extraction aléatoire peut à son tour déterminer les événements et permet d’échapper à la répétition non productive dans le parcours génératif et/ou interprétatif. Cette migration des signifiants est alors diffractée selon une collusion immanente du médium et du code. L’interprétant n’a plus d’autres choix que d’adhérer au code qui aussi bien le produit et de contresigner l’événement du mythe.
Et c’est cette personne absente, cette instance perdue qui va se « personnaliser ». C’est cet être perdu qui va se reconstituer in abstracto, par la force des signes, dans l’éventail démultiplié des différences […] dans mille autres signes agrégés, constellés pour recréer une individualité de synthèse, et au fond pour éclater dans l’anonymat le plus total, puisque la différence est par définition ce qui n’a pas de nom.16
Une question est à l’horizon d’un tel fonctionnement, à savoir si le post-moderne n’est pas pris à son propre jeu, lui qui voulait sauver la présence ; à ne pas plus prendre le risque toxique de la rencontre, n’aboutit-il pas à la perte de présence ?17
« Voilà ce qui arrive : ce qu’on gagne d’un côté, on le perd de l’autre. »18 Inscrite à l’origine dans la syntaxe même des personnages, sa contingence signifie désormais une transcendance (une origine) inatteignable. D’où cette récurrence maniaque des rituels sacrificiels dans le script des vidéo-clips : “Like a prayer, Oh Father, Bad Girl, Fever, Bedtime Story, Frozen, Ray of Light, The Power of Goodbye, What it Feels Like For a Girl, Die another day”... Prise dans les liturgies de l’extase, les techniques de transe, les dramaturgies du suicide, la mise à mort des personnages pourrait embrayer l’identité de l’auteur. Cette promesse d’épiphanie constitue toujours une absence heureuse figurée par le suicide aquatique de « Power of Goodbye » et les anéantissements cosmiques de « Bedtime Story » ou de « Ray of Light ». Toutefois, au lieu de délivrer un sens, la dépense des personnages embraye toujours un signifiant à venir. Ainsi, l’identité de l’auteur, jamais réellement disponible, doit traverser le devenir des personnages. C’est ainsi que le vidéo-clip « What it Feels Like for a Girl » met en scène le suicide d’un personnage addictif (un court segment montre ses fausses cartes d’identité) qui entraîne sa mère dans sa mort et fait exploser une station service. Encore une fois c’est un symbole qui permet de comprendre s’il s’agit d’un simple accident de voiture ou d’un suicide et Madonna prévient la question en précisant que la mythologie grecque fournit la clef de l’interprétation. Le motif du phœnix, l’oiseau mythique qui renaît de ses cendres, est en effet dessiné sur la voiture et rend raison de l’explosion criminelle de la station service. Cette autobiophagie épouse la structure initiatique de la quête et Ray of Light (1998) figure parfaitement ce cheminement. À l’expérience baptismale de « Swim », succède la transe extatique de « Ray of Light » et la mort fantasmée de « Skin » (« Kiss me I’m dying »). Déjouant la menace de la paralysie figurée par « Nothing Really Matters » et le gel symbolique de « Frozen », le sujet peut alors entraîner sa conscience en pleine absence. « Power of Goodbye » est l’écluse de cette négativité et affirme la matrice de la parole poétique (« Freedom comes when you learn to let go. Creation comes went you learn to say no »). Madonna peut continuer la quête amorcée par « Sky Fits Heaven ». Se mettant à mort pour se sentir exister, elle peut devenir maternelle et évoquer la naissance de sa fille qu’elle qualifie de renaissance avant de retrouver le fantôme de la morte – de la mère – et s’apercevoir de la vacuité universelle. L’expérience réunit tous les signes de l’expérience mystique. En revanche, la révélation n’a pas lieu. La quête continue, solitaire et solaire, s’apparentant toujours à la quête identitaire :
I ran and I ran, I’m looking there still. And I saw the crumbling tombstones, all forgotten names. I tasted the rain, I tasted my tears, I cursed the angels, I tasted my fears. And the ground gave way beneath my feet, and the earth took me in her arms, leaves covered my face, ants marched across my back, black sky opened up, blinding me.
I ran to the forest, I ran to the trees, I ran and I ran, I was looking for me. I ran to the lakes and up to the hill. I ran and I ran, I’m looking there still. And I smelled her burning flesh, her rotting bones, her decay. I ran and I ran, I’m still running away.
« Bâtarde du vide » selon le mot d’Andy Warhol, Madonna peut dès lors énoncer, sans souffrir la contradiction : « Evita, c’est moi ». Dans ce procès, l’identité virtuelle ne fait qu’un avec l’existence réelle, laquelle ne peut s’épuiser dans aucune morphologie en acte. Le héros de ce credo hypertextuel introduit la différence aménagée dans la forme. Cette morphologie est bête, à condition de comprendre que la bêtise n’est pas une catégorie sémantique, mais une collectivisation du signifiant, son « mode en exercice ». Aussi, l’identité de l’auteur traverse-t-elle les signifiants à chaque nouvelle mise à jour de la production signifiante et sans jamais s’y arrêter. Par-là, elle installe le sujet à côté, toujours extatique, du fait qu’il est ex-istant par rapport au discours, déplacé par le signifiant qui ne détermine plus une histoire, ne cerne pas une matrice d’énonciation mais oppose à la logique comme au symbolique une sorte de véhémence sémiotique (par interférence / inter-référence). Clivée entre le déficit et l’excès répétés, « Madonna » ne peut que manquer à elle-même. De sorte que ni le même ni l’autre ne recouvrent plus aucun contenu. Effet décalé de la créativité structurelle, le référent manque tout autant à lui-même.
Sur les ruines du monologisme (la théologie), un tel flux se risque à la pulsion de mort (l’asymbolie, la bêtise, la réticence, la folie…), écartelé entre le prototype (plan de l’extension) et le stéréotype (plan de l’intension). Toutefois, canalisé au profit de l’énonciation, il propose une véritable stratégie ontologique. Dans la fluctuation des stases identitaires, « je » est sans cesse perforé parce qu’il rencontre une altérité à l’intérieur de sa propre ipséité. Cette rencontre s’apparente à une fissure de la position surplombante du sujet. « Je » séparé de « je » (donc essentiellement non-lyrique) devient simultanément objet et sujet. Le corps lui-même devient un résidu, l’effritement (dégradation ou renouvellement) de toute substance fixe.
À condition que la migration des signifiants ne dégénère pas en simple refrain – un rythme – un autographe – cette métamorphose d’énoncés de réalité feints en indices autobiographiques permet de déceler une sorte de macrostructure psychotique de la production. Cette compulsion des énoncés de réalité feints est essentiellement régressive et ne sert que cet objectif de revenir à l’origine pour se refaire chaque jour corps. Ainsi, par une sorte d’opération logique qui excède les personnages, « Madonna » ne peut se manifester qu’en se désistant. Née du signifiant, « Madonna » y retourne. À ce niveau d’analyse, il faut bien rechercher les indices de ce procès dans la propre histoire de l’auteur. Ici, la véhémence sémiotique est essentiellement régressive : elle est le dispositif du retour à la matrice qui positionne « Madonna » comme pure potentialité. L’autobiophagie ou la thanatographie qu’engage cette performance ne sont pas indépendantes de la mythologie personnelle. Mais le risque est grand d’entraîner la véhémence sémiotique dans la désémantisation, l’asymbolie, la forteresse autistique et mécanique. Pour « Madonna », le visage comme support de l’individuation reste donc toujours l’horizon de la quête :
In my secret garden, I’m looking for the perfect flower, waiting for my finest hour. In my secret garden, I still believe after all, I still believe and I fall. You plant the seed and I’ll watch it grow. I wonder when I’ll start to show, I wonder if I’ll ever know, where my place is, where my face is. I know it’s in here somewhere, I just wish I knew the color of my hair. I know the answer’s hiding somewhere. So I’m still looking for somewhere in fountain blue lies my secret garden.19
La psychose se mêlant à la perversion, le sujet feint alors d’affirmer sa vérité en affirmant ce qui le corrompt. L’impureté lui permet de s’évanouir dans une transcendance qui perfore le signifiant Un du « je ». Cette jouissance ouvre le « je », l’excède, l’annule et l’infinitise : la contingence dispose désormais la combinatoire du texte. Le terme ultime de cette stratégie permet à l’auteur de cesser de s’identifier. Elle déjoue la critique (krisis : séparation) puisque identifier un auteur, c’est toujours fixer un signifié liminaire et dernier en autorité de la textualisation. C’est pour cela que le versant autobiographique d’une telle opération est si problématique. C’est pour cela aussi que l’ambiguïté énonciative de la performance et le système des énoncés de réalité feints fournissent et articulent des sites sémiotiques, sémantiques, pragmatiques, exceptionnellement ingénieux. Il serait donc illusoire de comprendre que l’autobiographie n’a jamais lieu. Il serait tout autant faux de penser qu’elle a lieu réellement. Autisme contre écriture intime, Madonna n’est la vérité ni de l’un de l’autre. À partir de cette indécision, « Madonna » peut opérer le deuil impossible d’une vie à la fois déjà perdue et toujours à venir parce que précisément il n’y a plus personne. Elle peut se donner des corps comme éléments techniques de la performance. À l’image de l’épiphanie avortée de « Mer Girl », « Madonna » promet d’éclore20 à chaque mise à jour de la production signifiante.
Se fixant elle-même comme séparée, « Madonna » est la fixation mélancolique d’une origine inatteignable. Déjouant les paradigmes modernes, l’autobiographie qu’elle propose configure un « je » où s’absente la fiction et qui rompt avec l’exigence métaphysique de vérité. Elle ne renvoie plus simplement à un individu réel : la vérité de l’auteur s’ouvre sur le champ de sa feintise comme signifié ultime, immanent, mais qui se nourrit de l’Autre puisque S1 est toujours vu au travers de S2 et ainsi de suite. Pas d’autre choix pour l’autobiographe postmoderne que de mettre hors de circuit le signifiant particulier afin de se mettre soi-même hors de circuit par rapport à cet existant, c’est-à-dire au point où la subjectivité est toujours au bord de basculer dans l’objet, dans son fantasme (son impossibilité). Entre les signifiants, il n’y a pas de hiérarchie : chaque signifiant est équipotent et équilégitime. L’autobiographie postmoderne postule l’encéphalogramme plat, non le dépassement dialectique. Son avènement simultané, dans son inscription, avec sa naissance, ne s’écarte pas de son réel et ne se mesure d’aucune borne. Les différences s’équivalent, l’original vaut le remix.
Qu’y gagne-t-il ? Il invente sa liberté en désertant les comportements qu’on attend de lui. Dans l’intervalle, la véhémence sémiotique permet de réintégrer la plénitude de l’empire symbolique. Hors légalité, l’autobiographie postmoderne répercute ainsi un fonctionnement essentiellement transitionnel comme hypostase de la liberté telle qu’elle peut être vécue aujourd’hui : dans l’indifférence. Cette absence perpétuelle dans son retour, offre, autant qu’elle dérobe, la possibilité tenue de l’Être comme injure à la logique. L’identité devient un absolu aléatoire propre à fonder un nouveau monde doté d’un mode absolu d’existence puisqu’elle est ce qui manque à tout ce qui existe en dehors d’elle. Pour transgresser tant de séparations et traverser tant d’impossibilités, « the Queen of Despair »21 peut dès lors investir des vies en siégeant toujours en-deçà et au-delà d’elle-même. Cet excès et ce déficit répétés, c’est finalement l’interprétant qui les accueille et qui infinitise leur procès : Femme interdite et morcelée, « Madonna » est l’ensemble des interprétants, la béance d’un nombre infini d’existants. Ce transfert de l’autorité vers la fonction conative est la condition souveraine de ce « voyage qui doit (la) porter vers le vrai », c’est-à-dire vers la contingence. À cette condition seulement, l’autobiographie postmoderne est possible mais non nécessaire. Elle embraye une herméneutique dont l’objectif est d’atteindre la répétition des signifiants où le sujet vient à se faire représenter, faute de pouvoir s’atteindre lui-même dans ce signifiant ultime. Elle est l’effet-cause d’une perte.
[1] C.S. Peirce, Écrits sur le signe (Paris: Seuil, 1978), p.103.
[2] G. Vattimo, La Société transparente (Paris: Desclee de Brouwer, 1990), p.9.
[3] Roland Barthes, Le Plaisir du texte (Paris: Seuil, 1973).
[4] Madonna, The Girlie Show (Paris: Vade Retro, 1994).
[5] Käte Hamburger, Logique des genres littéraires (Paris: Seuil, 1986).
[6] Umberto Eco, Lector in fabula (Paris: Livre de Poche, 1989), p.73.
[7] Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale (Paris: Gallimard, 1976), p.252.
[8] Käte Hamburger, Logique des genres littéraires (Paris: Seuil, 1986), p.276.
[9] Plus un univers de discours sollicite le travail d’identification, plus se trouve t-il assuré de trouver un noyau coriace d’auditeurs : les fans. Le travail d’utilisation, lui, permet davantage les conquêtes éphémères puisqu’il suffit qu’un individu s’approprie une chanson.
[10] Le pseudo-documentaire Truth or Dare, l’album The Immaculate Collection dédié au pape, le livre Sex qui se ferme sur l’image d’une chaise vacante, accessoire de la jouissance sado-masochiste opiniâtrement vide manifestent cette ironie.
[11] « She offers musical structures that promise narrative closure, and at the same time she resists or subverts them. A traditional energy flow is managed – which is why to many ears the whole complex seems always already absorbed - but that flow is subtly redirected. », Susan McClary, Feminine Endings : Music, Gender, and Sexuality (Minnesota Press, 1991), pp.154-155.
[12] Madonna, “Candy perfume girl”, Ray of Light (1998).
[13] Umberto Eco, Apostille au Nom de la Rose (Paris : Le Livre de Poche, 1985), 77-79.
[14] Madonna, “Don’t tell me”, Music (2000).
[15] « Postmodern representational practises that refuse to stay neatly within accepted conventions and traditions and that display hybrid forms and seemingly mutual contradictory strategies frustrate critical attempts (…) to systematize them, to order them with an eye to control and mastery – that is, to totalise.”, Linda Hutgeon, The Politics of Postmodernism (London and New York: Routledge, 1989), 37.
[16] Jean Baudrillard, La Société de consommation, ses mythes, ses structures (Paris: Folio, 2002), 125.
[17] L’épiphanie manquée de « Mer girl » (Ray of Light), la transcendance refusée de « Paradise (not for me) » (Music).
[18] Madonna, Sex, (Paris: Vade Retro, 1992).
[19] Madonna, « Secret Garden », Erotica (1992).
[20] C’est la métaphore si poétique de l’éclosion dans « Secret Garden » in Erotica.
[21] Madonna, « The Queen of Despair », Q (UK, March 1998).